Chronique Livre :
LES AIGLES ENDORMIS de Danü Danquigny

Publié par Psycho-Pat le 12/01/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Dans l’Albanie d’Enver Hoxha, l’un des régimes communistes les plus durs du bloc de l’Est, Arben grandit entouré de sa bande de copains et de ses parents profs. Son avenir semble tout tracé.
Mais avec la chute du régime et l’avènement du libéralisme s’ouvre une période de chaos politique et de déliquescence morale qui emportent tout sur leur passage et transforment le jeune idéaliste en malfrat endurci.
Pour tenter d’échapper à la spirale de la violence et protéger les siens, Arben n’a qu’une solution : fuir avant qu’il ne soit trop tard.
L'extrait
« Notre mariage eut lieu avant la fin de l'année, au camp de Voskopoja. Les dispositions prises, pourquoi attendre ? J'avais un travail, un appartement à moi, Rina venait de terminer ses études d'infirmière et pouvait trouver un poste à l'hôpital de Korçë. Et ce n'était pas comme si on nous avait demandé notre avis.
Je n'aimais pas Rina. Oh, j'aurais certes pu tomber plus mal. Elle était avenante, belle même, aimable et plus fine que son éducation campagnarde ne me le laissait craindre. Mais je ne l'aimais pas, parce que j'en étais incapable.Le feu de la jeunesse battait son plein dans mes veines, nourri par des lectures bannies et des conversations interdites, et ruait sous le joug que je sentais peser sur mon col d'animal de bât en devenir. Cette femme, à peine une jeune fille, que l'on m'imposait, venait s'amalgamer à la chape de plomb qui recouvrait petit à petit tous mes espoirs d'une vie n'appartenant qu'à moi. Je m'usais comme une bête à des tâches abrutissantes sic jours par semaine, et un dimanche sur deux, il fallait encore donner le peu de temps qu'il me restait à aider les camarades paysans pour les récoltes, ou participer au travail « volontaire » de construction du pays. Tout ça pour des nèfles, et encore, rationnées. Les rares jours de repos, je participais des heures dans la queue pour échanger des tallonat contre ma ration hebdomadaire de viande et de fromage. J'avais vingt-et-un ans et j'étais déjà mort.
Il fallut du temps, beaucoup de temps, pour que notre vie commune se transforme en union. Si je m'en veux ? Bien sûr. Elle ne méritait pas mon courroux, mon amertume, la brutalité ivre que je déversai en elle lors de notre nuit de noces. Après deux ans de mariage, nous finîmes par nous apprivoiser et quelque chose naquit entre nous, un mélange de confiance, de tendresse et de respect mutuel. Si elle ne la partageait pas complètement, elle comprenait ma révolte.
Le vent avait commencé à souffler sur le château de cartes des dictatures communistes. La nôtre tenait toujours. Le dernier régime stalinien pur jus se maintenait malgré la tempête. Quand les mouvements étudiants commencèrent à prendre de l'ampleur, je fréquentais encore, sur mon maigre temps libre, une poignée d'amis avec lesquels je pouvais parler d'autre chose que de machines, de maçonnerie et de souvenirs de l'armée. On se retrouvait entre contestataires discrets chez Gjergj, l'oncle de Rina, dans son café au nord de la ville. Et on ne levait jamais notre verre aux salauds du Parti. Elis fumait cigarette sur cigarette, buvait peu et parlait bas, qu'il évoque les lignes de Migjeni ou qu'il ose une saillie piquante à l'endroit de « ce boucher de Ramie » » ( p. 36-37)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Quatre copains, quatre gamins dans l'Albanie communiste des années 70, au plus dur de la dictature paranoïaque d'Enver Hoxha, Arben, dit Beni, Mitri, Nesti et Alban jouent à descendre les rues verglacées, chaussés de patins bricolés avec des rails d'aluminium. En 1978, dans la ville de Korçë, la famine rôde, les travailleurs sont soumis à des cadences délirantes, la police politique et les mouchards surveillent le moindre geste, la moindre parole, en trop en en pas assez, les adultes se taisent, même si, çà et là, quelques révoltes étudiantes grondent. On ne compte plus les « disparus » en toute discrétion qui croupissent dans les geôles secrètes. Ce qui n'empêche pas les enfants de se livrer à de menus larcins afin de grappiller quelques pièces, un peu de tabac ou de la nourriture.
2017, toujours à Korçë, Arben est de retour, de retour de son exil en France où il a laissé ses deux enfants, aujourd'hui adultes et prêts à entrer dans la vie active, armés de bonnes études. Il est là pour se venger, vingt ans après son départ en 1997. Vingt après, ça vous a tout de suite des allures à la Dumas, sauf qu'ici, ce n'est pas Tous pour un, mais Un contre tous. Qu'a-t-il pu se passer pour qu'une haine aussi vive contre ses anciens amis anime encore Beni après tant de temps ?
Polar sur deux plans : la genèse de la haine et la vengeance. Danü Danquigny raconte vingt ans (1978-1997) de la vie d'Arben et ses amis, vingt ans d'histoire convulsive de l'Albanie, la chute du communisme, lente, douloureuse, l'irruption du capitalisme libérale anarchique qui, au final, laissera les mêmes sur le carreau du progrès. Avec la déliquescence du régime naissent les trafics, la marchandisation de tout ce qui peut se vendre et, désormais, s'exporter : drogue, armes, nourriture, filles, migrants, seule façon de gagner de l'argent et de s'élever pour des jeunes issus de milieux modestes, lorsque la dictature est enfin abattue. Suite logique de la fin du travail obligatoire pour tous, le chômage de masse et une misère encore plus noire se sont installés à Korçë. Même avec une étiquette démocratie, les choses n'ont pas réellement changé sur le fond, les hommes de l'ancien régime tiennent les meilleurs postes, et les plus humbles d'hier le sont toujours, parfois plus démunis encore, aujourd'hui. Entre deux chapitres narrant l'entrée de Beni, Mitri et Alban au sein de la pègre, Nesti, probe, préférera rejoindre l'armée, le lecteur craint le pire en suivant les tribulations d'un Beni vieillissant, semant une traînée de désordre de violence et de sang dans les rangs de l'organisation criminelle de ses ex-copains.
« - Au moins tout le monde avait un toit, un travail, des soins, une retraite. Tu ne vis plus ici. Je croise tous les jours des vieillards qui vivotent de l'argent de poche que leur laissent leurs enfants ou petits-enfants. Des gamins de trente-cinq ans qui traînent leur désespoir sur le divan de leurs parents. À leur âge, nous étions des hommes depuis longtemps, des pères capables de nourrir une famille. »
Des dizaines d'années de tyrannie avaient fait croire aux Albanais qu'ils étaient le progrès en marche, une épine dans le pied du capitalisme, une menace pour l'ordre impérialiste mondial, ce qui justifiait la paranoïa institutionnelle du régime. Avec l'effondrement des successeurs d'Enver Hoxha, ceux-ci se rendirent compte qu'ils n'étaient, en fait, qu'une « chiure de mouche » sur l'échiquier international et qu'il ne fallait pas espérer que quiconque fasse l'effort de leur venir en aide. Pas plus l'Europe que les autres, suite au précipice dans lequel l'intégrisme communiste les avait conduit, s'ouvrait le néant d'un pays ruiné, sans ressources naturelles propres à exciter les nations rapaces. La désillusion n'en fut que plus grande, et Danü Danquigny, à travers ces personnages, explique dans le détail comment chaque avancée vers une plus grande « liberté » s'est accompagnée de son lot de déceptions, comment les mafias ont pu si rapidement prendre en main les rênes de ce peuple exsangue, décimé par l'émigration.
« - Et nous n'avions le choix de rien.
- Parce qu'ils ont le choix, eux ? La démocratie est une blague. Le communisme était peut-être une prison, mais la capitalisme ressemble au couloir de la mort. »
Beni aussi aurait pu fuir plus tôt, il avait trempé dans suffisamment de magouilles avec Alban et Mitri pour partir en compagnie de son épouse qui n'attendait que cela, mais il attendait d'amasser, d'amasser encore, les millions de leks à sa disposition, monnaie de singe, ne valaient pas grand-chose ailleurs. Et puis, il devait bien se l'avouer avec le recul, il aimait cette vie de hors-la-loi.
Il a fini par quitter le pays, mais trop tard, avec son fils et sa fille, et revient vingt plus tard pour solder les comptes. Ça flingue, ça cogne, ça gigote au bout de cordes, Les aigles endormis est un vrai polar de durs à cuire, de types ultra violents n'ayant rien à perdre. Aucun des personnages n'est une victime innocente, par contre tous ont un lourd passé expliquant leur férocité, leur manque de compassion, même si, pour certains, remords et culpabilité sont bien présents, et que pour d'autres, le vice est presque une seconde nature.
Quatre gosses, devenus quatre adolescents puis quatre hommes, quatre mafieux dans un pays ravagé, dans lequel les traditions séculaires sont en miettes et ne permettent plus de souder la communauté, une administration ubuesque à laquelle succède une administration corrompue, vérolée au dernier degré, cadre idéal pour un roman d'une noirceur implacable et une intrigue où aucune pitié n'est permise.
Politique, sociologique, historique, plein de suspense et d'action, de castagnes et de fusillades, un remarquable polar qui couvre quarante ans d'histoire albanaise, à découvrir absolument !
Notice bio
Danü Danquigny est né en 1975 à Montréal. Il a étudié le droit, obtenu un DESS de psychocriminologie, travaillé à la police aux frontières et a été détective privé. Les aigles endormis est son premier roman.
La musique du livre
Outre Iron Maiden, quelques évocations de groupes albanais, Vëllezerit Korcarë, ou de chanson, Shqiperia e Madhë, dont je n'ai pas trouvé trace...
Iron Maiden - Fear of the Dark
LES AIGLES ENDORMIS – Danü Danquigny – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 214 p. janvier 2020
photo : panorama de Korçë - Wikipédia