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Chronique Livre :
LES BIFFINS de Marc Villard

Chronique Livre : LES BIFFINS de Marc Villard sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Cécile est toujours en mouvement. Quand elle ne parcourt pas Paris en métro pour passer la soirée dans des bars ou pour rentrer chez elle de l'autre côté du périphérique, elle est en maraude nocturne avec le Samu social. Son travail est une réelle vocation. Elle s'occupe, souvent à leur corps défendant, d'une population de SDF, de démunis, de gens qui vivent en marge et s'aventure dans les recoins de Paris qui sont les leurs.

Cette vie entièrement dédiée aux déshérités finit par lui peser : pas de temps pour se consacrer à ses passions, pas de temps pour vivre une histoire d'amour. Alors elle décide de changer d'association et de s'occuper des «biffins», ces vendeurs en tout genre qui étalent leurs marchandises aux franges des puces de Saint-Ouen.

Cette reconversion qui devait lui offrir une vie plus calme et plus sédentaire est pourtant obscurcie par le meurtre d'un SDF que Cécile ne parvient pas à ignorer, elle qui a pourtant souvent croisé la mort dans son travail contre le froid et la nuit.


L'extrait

« J’en ai marre du Samu social. Les nuits lancinantes, le froid, le manque de moyens et de thermos de café que j’avale sur les quais de Seine, dans la brume et l’humidité. Depuis la mort de Bird, mon père, quelque chose s’est rompu dans ma tête. J’ai travaillé de nuit pour le retrouver mais un an plus tard, ça suffit. Hier soir, j’ai été mordue par un tox qui m’a hurlé aux oreilles « Gé lé chida, chalope ». J’ai eu envie de lui répondre que, moi aussi, j’ai failli mourir. Le traitement aux anticoagulants me fatigue mais la toubib est confiante. Mon joli sang se faufile à cent à l’heure dans mes veines et contourne mes oreillettes pourries. Je vais niquer l’AVC, ce chien.
À cinq mètre, Dany, notre chauffeur est à genoux devant un couple malien qui carbure au rhum Negrita. La nouvelle infirmière, une brunette, est accroupie sur ses fesses, sa bouteille de Volvic posée à côté de sa cuisse, et elle téléphone à son jules en secouant la tête. Autour de nous, les rues sont vides et, accrochées aux grillages, des bicyclettes déglinguées patientent devant un bar clandestin, un spot qui gangrène cette partie de l’arrondissement. Encore deux jours à tirer.
Il est quatre heurs du matin, c’est maintenant que ça se passe en général. Soit nous terminons en roue libre et retour à Saint-Michel près du radiateur, soit un appel du dispatcheur et on s’arrache pour buter sur un cadavre dans une zone bouffée par les cancrelats et le crac magique. Je lève la tête vers la rue Myrha. Les rideaux métalliques des boutiques sont tirés et les graffs claquent dans la grisaille. Il va pleuvoir. La radio crachote dans le Peugeot Boxer et, en trois pas, je prends le micro. » (p. 11-12)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Cécile en a marre du Samu social. Toutes les nuits les mêmes maraudes, les mêmes négociations, les sempiternelles discussions et la pénurie générale de lits pour accueillir celles et ceux qu'elle ramasse dans les recoins les plus glauques de son secteur, ça use. Surtout qu'elle ne dort pas la journée, elle est comme ces poissons qui ne peuvent s'arrêter de nager sous peine de s'asphyxier, bouger est une nécessité vitale. Alors elle partage ses expériences avec des jeunes, prend des nouvelles des uns et des autres, de ceux qu'elle a connus au cours de ses tournées.

Un incendie dans un hôtel minable endeuille sa dernière veille, Samouraï, un des « clients » récurrent de l'équipe y est décédé. Pas un de ces accidents qui ne peuvent que se produire un jour dans un immeuble aussi insalubre, un volontaire. Y a même une des connaissances de Cécile qui a vu le supposé pyromane se faire la malle. La jeune femme court, de bar en rendez-vous, la mort aux trousses, un vilain AVC risquant à tout moment de la stopper net. Faut qu'elle bouffe tout ce qui est possible tant qu'il en est encore temps, le sommeil, ce sera pour plus tard. Elle a postulé dans une association qui gère le marché des biffins, ces vendeurs de marchandises d'occasion qui survivent de trois sous en étalant leurs objets déglingués, chaussures dépareillées et vêtements plusieurs fois revendus, sous un pont de Paris.

Les places sont chères et les revendeurs se sont organisés afin d'éviter que les migrants et autres encore plus déshérités qu'eux, ne faisant pas partie de la confrérie de départ, ne puissent venir leur chiper leurs emplacements. Cécile change donc de vie, travaille le jour, règle de petites querelles, fait du social malgré tout, sert de médiatrice. Ce qui ne l'empêche nullement de continuer à mener sa petite enquête sur l'incendie qui a coûté la vie à un des ses anciens protégés lors de son avant-dernière maraude. Elle est aidée dans ses investigations par Fifi, un sans-abri qui a connu Bird, aujourd'hui décédé, le père de Cécile, saxophoniste de grande classe qui a terminé sa carrière et son existence dans la rue.

Outre son héroïne, Cécile, que Marc Villard suit pas à pas, caméra embarquée, mieux même puisque le lecteur a accès aux pensées qui la traversent, ses espoirs, ses désillusions, sa lassitude, l'auteur expose ici, loin de tout misérabilisme ou apitoiement gnangnan, la réalité de la survie des exclus du libéralisme, des derniers de cordée qui n'ont jamais eu l'intention de prendre la tête de quoi que ce soit ou qui n'en ont jamais eu l'occasion. Ça n'empêche pas pas la jalousie, la mesquinerie ou la connerie de compétition, SDF n'est pas un certificat de sainteté.

L'écriture est alerte, vive, elle s'attache aux pas précipités de Cécile, que même les coups de mou ne parviennent pas à ralentir. Elle avance, coûte que coûte, aide, console, examine, veut comprendre la face cachée de ces êtres dont elle se sent plus ou moins responsable. Son père est mort dans la rue, ils sont devenus sa famille et veille sur eux comme une sœur. Oui, elle a envie d'amour, d'une relation stable, de sortir au moins quelques instants de la souffrance brute et immédiate, mais les biffins et leur organisation, c'est déjà mettre un pied au-delà de la misère absolue, un commencement d'ordre social dans lequel elle a bien du mal à trouver sa place, comme si elle abandonnait les siens dans ce nouveau boulot.

Elle côtoie les malades, les indigents, les handicapés de la vie, prend en charge les plus malades des biffins, telle Nadia qu'elle va tenter d'épauler, rencontre des individus pittoresques ou inquiétants mais ne lâche pas Fifi et son désir de comprendre la mort de Samouraï.

Cécile est un beau personnage, à la limite de la rupture mais ne se rompant jamais, parce que plus important que sa vie, il y a celles de ceux qui comptent sur elle pour passer une nuit de plus en ce monde. Bien sûr qu'elle se noie dans ce puit sans fond de la détresse humaine, mais c'est sa seule façon d'exister, sa respiration, c'est d'apporter de l'oxygène à ceux qui en ont besoin.

Les biffins, c'est un microcosme, vous y rencontrerez les mêmes personnes que vous croisez habituellement, sous des haillons différents, mais à l'âme identique. Un monde sans pitié où chacun subsiste parfois au détriment des autres, un monde comme le nôtre, avec de beaux éclairs de solidarité aussi.

Un roman noir d'un réalisme dérangeant, salutaire, nous persuadant, encore un fois, que rien ne nous sépare de ceux que nous ne voyons plus, ni la bonté d'âme, ni la saloperie humaine.


Notice bio

Marc Villard est né en 1947, il vit et travaille à Paris. Il écrit des chroniques autobiographiques, des nouvelles noires, des scénarios de BD, notamment Le coup du sombrero (L'Atalante), La filles des abattoirs (Rivages) et J'aimerais être un saint mais bronzé en collaboration avec Jean-Philippe Peyraud (Glénat). Son roman précédent, Bird, a été publié aux Éditions Joëlle Losfeld en 2008.


La musique du livre

Un court roman aux multiples références musicales, je ne sais pas si j'ai pu toutes les recenser, en plus de la sélection ci-dessous (Besame Mucho au sax est cher au cœur de Céline, son père, Bird, la lui jouait), vous trouverez : Billie Holiday, Les neiges du Kilimandjaro, Sidney Bechet – Petite Fleur – Tiger Rag, Mister Tambourine Man...

- Bésame mucho

- Barry White - Can't get enough of your love baby

- The Norvins - You Got It Right

- Airelle Besson - The Painter & The Boxer

- The Easybeats - Friday On My Mind

- Bruce Springsteen – Thunder Road


LES BIFFINS – Marc Villard – Éditions Joëlle Losfeld – collection Littérature française - 118 p. février 2018

phoyo : Pixabay

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