Chronique Livre :
LES BOITEUX de Frédéric L'Homme

Publié par Psycho-Pat le 20/10/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
L’histoire se passe en France, au début des années 1980, dans une réalité qui s’écarte légèrement de celle que nous connaissons. La guerre couve entre la police judiciaire et le « boulevard Soult », autrement dit la police de sûreté et de surveillance, dont l’action, centrée sur la lutte antiterroriste, échappe au contrôle des juges.
Au sein du boulevard Soult, Louise est une jeune inspectrice rompue aux missions d’infiltration. On la charge de surveiller les agissements de son nouvel équipier, un fonctionnaire en fin de carrière soupçonné de renseigner la PJ sur les activités du service. Dans le même temps, elle devra enquêter avec lui sur une mystérieuse série de meurtres dont les victimes sont d’anciens agents de la maison – une enquête illégale, car seule la police judiciaire est habilitée à traiter les affaires criminelles.
L’extrait
« Louise se rassit à contrecœur, face au joueur de flûte cette fois, et détailla rapidement l’habit du garçon de troupe : calot et veste noire à boutons, un pantalon qui devait avoir été rouge, du temps où les boiteux étaient encore les chouchous de la République. Elle croyait se souvenir que c’était une jeune fille qui avait endossé l’uniforme pour le peintre - la reproduction du Manet avait eu la manie de figurer dans les salles de classe qu’elle avait fréquentées, au collège et au lycée.
« Combien de temps êtes-vous restée infiltrée au sein de l’UCP ? » Laffont s’était rendu à la fenêtre. La peinture s’écaillait sur les croisillons, découvrant de larges portions de bois nu.
« Trois ans.
- Je vois », fit-il, et elle se demanda ce qu’il pouvait bien voir ; surtout, elle sut à ce moment-là qu’il ne l’aimait pas du tout.
Elle se hasarda : « Je n’ai pas très bien compris pourquoi j’avais été affectée aux Affaires internes ; j’avais demandé à quitter la métropole, j’avais espéré intégrer le bureau africain. » Le directeur respirait aussi fort qu’un cheval fourbu. « C’est pas trop mon truc, reprit-elle, ce genre de boulot, les bureaux, les dossiers... » Elle allait ajouter « la jupe et le raglan », mais s’abstint.
« Si on vous a envoyée ici, c’est à ma requête, fit Laffont en se retournant. Officiellement, c’est vous qui avez réclamé ce poste, et vous l’avez obtenu en récompense de votre bon travail dans votre précédente affaire. Vous aurez donc à cœur d’assister l’inspecteur Perrin et de profiter de son expérience pour vous familiariser avec le bureau des Affaires internes. »
Elle sentait venir le sac de nœuds. « Et... officieusement ?
- Je vous charge de surveiller la façon dont Perrin mène cette enquête, en vous intéressant particulièrement aux relations qu’il entretient avec la police judiciaire. Je veux que vous sondiez son état d’esprit pour moi.
- Vous me demandez d’espionner un collègue ?
- Je vous demande de m’aider à appliquer la procédure. » Il avait insisté sur procédure. Encore un qui ne voulait pas se mouiller.
« Qu’est-ce que vous reprochez à Perrin ?
- Pour commencer, son attitude défaitiste, incompatible avec la mission qui incombe à un agent de notre administration. Ses rapports d’enquêtes sont de plus en plus émaillés d’opinions personnelles pour le moins inopportunes et de critiques à peine voilées envers l’état-major. »
Ce qui lui rendit immédiatement Perrin sympathique. » (p. 30-31)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Nous sommes dans la première moitié des années 80 et l’Europe est confronté à une vague de terrorisme qui perdurent depuis le milieu de la décennie précédente. L’Italie lutte contre les Brigades Rouges, l’Allemagne traque la Fraction Armée Rouge, et la France, elle, combat l’UCP (sans doute l’équivalent d’Action Directe). La France, et, plus précisément, Nadia, agent de la police de sureté et de surveillance, alias la Boîte, alias le Boulevard Soult (adresse de son siège). Un service doté de très grands pouvoirs, ne dépendant que du pouvoir politique. Nadia, jeune métisse, est infiltrée dans l’organisation d’extrême-gauche depuis trois ans et touche enfin au but. Au commencement du roman elle se trouve en position d’en éliminer physiquement les chefs historiques de l’organisation... et ne rate pas son coup.
Forte de son succès, Nadia reprend sa véritable identité, Louise Lassauve, et demande une mutation vers une des succursales africaines de la Boîte. Un triomphe pareil ne peut que lui valoir une récompense, imagine-t-elle. Convoquée par le Directeur Laffont, la voilà non seulement contrainte de rester en France, mais de plus versée à l’Inspection des services, la police des polices du Boulevard Soult. La déception est grande, d’autant plus que le poste qui lui est confié, en plus de former un binôme avec un vieux commissaire proche de la retraite, Perrin, est de surveiller celui-ci, soupçonné de fournir des informations à l'ennemi juré des Boiteux, la police judiciaire. Louise devra faire part de tous ses contacts à Laffont, quitte à la filer comme un vulgaire suspect de terrorisme.
Perrin, hors de toute légalité, est sur une très importante et délicate enquête. Il travaille sur l’assassinat d’un ex-commissaire de la Boîte, Lecornu, alors que cette affaire devrait échouer à la police judiciaire. Jouer les délatrices de collègue auprès de ses supérieurs, n’est pas dans sa nature, pourtant Louise, assurée d’obtenir le poste de ses rêves une fois cette mission menée à bien, va accepter. Elle prévoit une cohabitation pénible avec le vieux flic aux méthodes passées. Il va donc falloir, pour Louise, assister le commissaire, l’épier, repérer ses contacts, éviter les autres services de police et faire des rapports quasi quotidiens à Laffont, voilà qui est loin d’être une sinécure...
La police de sureté et de surveillance a été fondée en 1957, suite aux troubles de la fin de l’époque coloniale et à des vagues de revendications sociales. Le pouvoir en place voulut se doter d’un service indépendant des institutions de contrôle de la police, n’ayant en aucune façon à rendre de comptes aux juges sur les dossiers dont il avait la charge. Frédéric L’Homme se place donc dans les conditions d’un roman historique avec une réalité légèrement distordue. Son service de barbouzes fait immanquablement penser au Service d’Action Civique, le fameux et sinistre SAC, police parallèle gaulliste, rendu tristement célèbre par des affaires retentissantes, telles « la tuerie d’Auriol ».
Dotée de gros moyens financiers dès sa création, les agents de la Boîte imaginée par l’auteur bénéficient, par exemple, d’Alpine A310 comme voiture de service, les notes de frais et les moyens de payer des indics quasiment sans limites. Pourtant, au début des années 80, le faste antérieur a cédé la place aux restriction budgétaires et les bolides sont dans un piteux états. Les gouvernements ont changé, l’argent ne coule plus à flot et les Boiteux sentent que la fin est proche : le pouvoir ne veut plus d’eux et cherche à les faire tomber...
De nouveaux meurtres de Boiteux viendront s’ajouter à celui de Lecornu, jetant Louise et Perrin dans une enquête à très hauts risques, puisqu’ils sont à la fois le chasseur et, peut-être, le gibier, qu’il leur faut éviter de se faire coincer par les hommes de la brigade criminelle du commissaire Fougère, tout en louvoyant sans soutien possible au-delà des frontières de la légalité et, pour Louise, garder un œil inquisiteur sur son coéquipier. Ils fouinent au cœur d’un règlement de compte, mais quel compte ? Et qui se charge de solder crédit et débit ? Côté action et suspense, le lecteur est hyper gâté, les deux sont présents en abondance, et rien ne permet de deviner un très beau dénouement.
Le duo Perrin/Lassauve fonctionne à merveille, les deux barbouzes, habituées à dissimuler, à mentir et tromper tout le monde vont se chercher tout au long du récit, apprendre à se connaître, et à se reconnaître des qualités, et des défauts, puis petit à petit, à commencer à se faire confiance, et ce ne sera pas du luxe ! Les Boiteux entraîne le lecteur dans les bas-fonds de la République, là où tous les coups sont permis, où les polices se font la guerre, afin d’augmenter leurs crédits ou pour la gloire, où toutes les manipulations sont permises, y compris celles des politiciens. Un univers de complexité et de ruses, dangereux, malsain, malheureusement pas éloigné de la réalité.
Un excellent roman noir, guerre des polices sur fond de règlement de compte, un duo de flics singuliers, fonctionnant parfaitement, dans une intrigue tordue, située dans un passé réinventé, à découvrir !
Notice bio
Frédéric L’Homme est né en 1976. Il a travaillé dans le cinéma avant de devenir scénariste de bande dessinée. Les Boiteux est son premier roman.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Grace Jones, Starshooter, Daniel Balavoine - Starmania, Daniel Guichard, Jean Ferrat, Jean-Michel Jarre - Oxygène...
Scorpion - Still Loving You
Pink Floyd - Atom Heart Mother - Fat Old Sun
Téléphone - Un Autre Monde
Serge Gainsbourg - L’Homme à Tête de Chou
Georges Brassens - Les Bancs Publics
Père Ubu - Go
LES BOITEUX - Frédéric L'Homme - Éditions du Rouergue - collection Le Rouergue Noir - 268 p. octobre 2020
photo : Toby Parsons pour Pixabay