Chronique Livre :
LES CHEMINS DE LA HAINE d'Eva Dolan

Publié par Psycho-Pat le 04/01/2018
Le pitch
Pas de corps reconnaissable, pas d’empreintes, pas de témoin. L’homme brûlé vif dans l’abri de jardin des Barlow est difficilement identifiable. Pourtant la police parvient assez vite à une conclusion: il s’agit d’un travailleur immigré estonien, Jaan Stepulov. Ils sont nombreux, à Peterborough, ceux qui arrivent des pays de l’Est, et de plus loin encore, à la recherche d’une vie meilleure. Et nombreux sont ceux qui voudraient s’en débarrasser.
Les deux policiers qui enquêtent sur le meurtre, Zigic et sa partenaire Ferreira, ne l’ignorent pas. N’éliminant aucune piste, le duo pénètre dans un monde parallèle à la périphérie de cette ville sinistrée par la crise économique, là où les vies humaines ont moins de valeur que les matériaux utilisés sur les chantiers de construction. Là où tous les chemins peuvent mener au crime de haine.
L’extrait
« Il entendit des voix d’hommes au-dehors, des bruits de pas traînants, puis le claquement d’une barrière métallique. Ils étaient en train de faire rentrer les cochons pour les nourrir.
Il fallait se lever. Se mettre debout et sortir. Maintenant. Le sang battait dans ses oreilles et coulait de la fracture de son nez jusqu’au fond de sa gorge. Ça ne serait pas la dernière chose qu’il verrait, cette grange immonde, avec son toit en amiante et ses barils de produits chimiques putrides. Il ne mourrait pas ici. S’ils voulaient le tuer, ils devraient l’attraper dehors, dans l’obscurité et la saleté des champs.
Il bascula sur le dos, plia les genoux sur sa poitrine et ramena les bras vers l’avant. Sa jambe cogna dans un bout de métal qui se mit à tinter en roulant. Il laissa échapper un juron. La corde autour de ses poignets était humide, les noeuds avaient été vite faits. Il réussit à dégager sa main gauche, s’écorchant les doigts au passage. Les mains tremblantes, il défit les lacets qui enserraient ses chevilles.
Dehors les voix montaient en volume. Sans pouvoir clairement distinguer les mots, il percevait un changement de ton, une nouvelle hargne. Mais ça ne modifiait en rien le sort qui l’attendait. Personne n’était en train de défendre sa peau.
La porte de la grange se rabattit, laissant entrevoir la cour éclairée.
« Si tu commences à te dégonfler t’as qu’à retourner chez ta mère ! » cria un homme. » (p. 7-8)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Les immigrés, c’est pas ça qui manque à Peterborough, petite ville de l’est de l’Angleterre. Personne ici, ou presque, n’en veut, mais il y en a partout. Des Polonais qui travaillent du matin au soir dans les boulangeries et les boucheries, des Estoniens ou des Lituaniens qui s’usent la santé pour quatre sous sur les chantiers de construction de la ville, et tous les autres qui tentent de vendre leurs bras, leurs corps selon le sexe ou les besoins, surtout sans trop se faire remarquer. Survivre, juste survivre. Le temps de perdre tout espoir dans l’Eldorado britannique, de se constituer un pécule indigent et reprendre la route pour rentrer au pays, honteux, les rêves brisés et blessés à jamais par le rejet et le mépris. Le climat est infect pour les travailleurs étrangers au Royaume-Uni - l’histoire se passe en 2014 et la xénophobie s’est encore accentuée depuis le Brexit - et je ne parle pas de la pluie et du vent.
C’est vous dire si un Estonien, ivrogne, calciné dans un abri de jardin qu’il squattait sur la propriété d’une brave famille anglaise n’émeut pas outre mesure la population ni les autorités. Il n’y a que l’inspecteur Zigic et le sergent Ferreira (deux migrants de seconde génération), enquêteurs à la section des crimes de haine de la police locale, pour s’accrocher à l’affaire comme des morts de faim et oser ennuyer de bons Anglais avec cette histoire sans intérêt. Certainement une bagarre entre clodos alcoolos, leur assure-t-on, s’il y en a un qui y passe, bon débarras !
Ferreira, fille de restaurateurs portugais, à fleur de peau, veut foncer tête baissée, elle a la rage, une hargne phénoménale contre toutes les formes d’humiliation qu’elle a déjà subies de par son sexe et ses origines, une fureur qui la pousse à bousculer témoins et suspects, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Zigic, plus pondéré, ne lâche rien, se bat pour conserver sa section alors que les crédits manquent pour la police et que les crimes de haine envers les étrangers seront les premiers à en faire les frais. Ce n’est pas la priorité de la population et comme c’est elle qui vote… Ils fonctionnent bien ensemble, disparates mais complémentaires, un sacré duo qui fera parler de lui.
Un temps focalisée sur le couple, Gemma et Phil Barlow, dont Jaan Stepulov occupait l’abri de jardin illégalement, l’enquête s’oriente ensuite vers un marchand de sommeil, Tombak, trafiquant de main d’oeuvre bon marché, avec lequel l’Estonien avait eu une violente dispute. Vivant dans l’ombre, loin des lumières officielles, c’est dans les marges et le bas-fonds de Peterborough que Zigic et sa collègue vont devoir porter leur recherche. Personne ne parle, ou alors du bout des lèvres, noyant les flics sous des demi-vérités ou des mensonges entiers. La lie locale devra être passée au tamis, comme ce militant d’extrême-droite pyromane ou Maloney, ce tenancier de pub, pétri d’humanité, prompt à prendre sous son aile les jeunes filles de l’Est égarée dans sa ville, pour le plus grand plaisir payant de ses clients. Maloney entend tout, sait tout, mais ne distille ses renseignements qu’en fonction de ses intérêts, ceux-ci ne correspondent pas souvent avec ceux de l’enquête.
Un second cadavre est découvert, les soupçons passent de l’un à l’autre, le champ des recherche s’élargit, s’enfonce à chaque fois un peu plus loin dans le sordide et l’ignoble. Par petites touches, tout en subtilité et en finesse, loin des tonitruantes déclarations, Eva Dolan installe son récit, dévoile forces et failles de ses personnages, le climat pourri, la haine ordinaire et la crise ambiante, toujours elle, qui justifie toutes les saloperies au nom de l’efficacité économique. Mille événements peuplent le récit, une enquête rude, dangereuse, sinueuse, de rebondissements en fausses pistes, Zigic et Ferreira risqueront plus souvent leur peau qu'ils ne récolteront de succès jusqu'à l'abominable dénouement qui dépasse l'entendement, et pourtant...
Eva Dolan passe au crible toutes les couches de la société anglaise, toutes celles qui ont affaire aux migrants du moins, et ce qu’elle nous en décrit est totalement effarant, sans toutefois être réellement surprenant. Multipliant pistes et suspects, investigations et recherches, elle nous offre un panorama complet du calvaire des travailleurs immigrés en Angleterre. Une vie de sous-homme - oui, oui, untermenschen, pas de point Godwin, il n’y a pas d’autre mot - les filles sont tolérées tant qu’elles ouvrent les cuisses ou la bouche, les hommes tant qu’ils travaillent comme des bêtes de somme pour des salaires de misère, quand ils sont payés. Ils n’existent pas, on peut les insulter, nier leurs droits, les battre, les tuer, nul ne s’inquiètera de leur disparition. Personne ne les tolèrent mais ils alimentent tout de même une sorte d’économie parallèle. Celle des gangmasters, pseudo-entreprises d’intérim qui emploient les immigrés et les “louent”, retenant la plus grande part de leurs salaires, celle des marchands de sommeil et des maquereaux de tous poils profitant des filles, venues travailler comme secrétaires ou vendeuses, malgré les exhortations de leurs mères qui savent les pièges qui les attendent.
Les chemins de la haine nous emmène directement au dix-neuvième siècle, voire bien avant : avant l’abolition de l’esclavage, avant l’idée même de la déclaration des droits de l’homme. Ce qui est décrit dans ce roman est si horrible qu’on se demande si bloquer les candidats à la traversée de la Manche à Calais n’est pas une bonne chose pour eux, histoire de ne pas les livrer aux tortionnaires british peuplant le roman d’Eva Dolan. (Enfin, ça, c’était avant que la politique française envers les migrants ne deviennent totalement indigne d’une nation civilisée, avant la honte du tri sélectif voulu par le ministre de l’intérieur, avant les tentes découpées, les duvets volés malgré le froid, avant l’eau gazée aux lacrymogènes, quand la France savait encore être digne de son image à travers le monde, quand la politique n’était pas réduite à de la comptabilité confiée à des épiciers pourvoyeurs de poudre de perlimpinpin pour cacher la merde du chat, quand il n’y avait pas des millions d’électeurs xénophobes à caresser dans le sens du poil, quand on ne prenait pas ceux qui laissaient parler leur humanité pour des criminels… Alors, certes, les Anglais pas beaux, méchants, horribles dans cette intrigue rappelant Zola, mais bon, ne pas oublier de balayer devant sa porte non plus… Pardon, je m’égare parfois…)
Revenons à notre polar, Ian Rankin n’a qu’à bien se tenir, il a, en Eva Dolan, une sacrée concurrente, et je pèse mes mots ! Zigic, Rebus, même combat, même lassitude, même obstination. Ses personnages sont magnifiques, que ce soit les ordures ou les autres, les demi-sel, les lâches, la troublante Emilia, les policiers chargés de l’enquête ou ceux qui s’en moquent, pas un ne laisse indifférent, pas un n’est là par hasard, c’est du grand art. L’atmosphère pesante et délétère est parfaitement rendue et l’intrigue est superbement construite et maîtrisée pour un maximum d’efficacité.
Les chemins de la haine est une bombe ! Dès le tout début janvier, Liana Levi publie là, à n’en pas douter, un des polars de l’année. Plaisir reproductible puisque pas moins de trois autres romans d’Eva Dolan seront proposés prochainement. S’ils sont du même tonneau que celui-ci, j’en veux ! Ce roman m’a complètement bluffé, normal pour une spécialiste du poker, si elle est aussi bonne à ce jeu que dans son écriture, je plains ses adversaires...
Notice bio
Eva Dolan est originaire de l’Essex mais vit aujourd’hui près de Cambridge. Un temps critique de polar, elle est passée brillamment côté auteurs avec son premier roman Les Chemins de la haine. The Guardian la définit aussitôt comme l’étoile montante du roman policier. Eva Dolan ne pose sa plume que pour jouer au poker, sa seconde passion.
La musique du livre
Prodigy - I’m a Firestarter
Amy Winehouse - Tears Dry On Their Own
Left Lane Cruiser - Bloodhound
LES CHEMINS DE LA HAINE - Eva Dolan - Éditions Liana Levi - 443 p. janvier 2018
Traduit de l’anglais par Lise Garond
photo : Pixabay