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LES ÉCOEURÉS de Gérard Delteil

Chronique Livre : LES ÉCOEURÉS de Gérard Delteil sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Premier polar en gilet jaune, ce roman raconte comment un policier en formation, Alain Devers, est envoyé par ses supérieurs surveiller les manifestants qui occupent le rond-point du Mouchoir rouge, en Bretagne. Il doit se faire passer pour l’un d’eux.

Le jeune homme ne goûte guère cet exercice d’infiltration, d’autant qu’un chauffard renverse soudain une manifestante et la tue, plaçant l’apprenti flic dans une situation de plus en plus périlleuse. Son double jeu se complique encore quand des agents de DCRI cherchent à leur tour à le manipuler, et que les gilets jaunes décident d’occuper le port et de bloquer les ferries, manne économique de la région...

Une immersion très informée dans ce milieu disparate, où se croisent depuis quelques mois des militants de divers horizons et surtout des citoyens de tout milieu en colère contre l’ordre des choses.


L'extrait

« Devers rangea sa voiture sur le parking d'une grande surface à quelques centaines de mètres du rond-point où, à en croire le commissaire, les gilets jaunes avaient installé l'un de leurs QG. Après avoir marché pendant quelques minutes, il aperçut un drapeau tricolore et deux drapeaux bretons qui flottaient au-dessus d'une cabane. Une vingtaine de personnes s'activaient autour de cet édifice fait de palettes de bois. Une fumée grise s'échappait d'un fût cylindrique transformé en brasero. Il enfila son gilet et s'approcha du groupe, vaguement mal à l'aise.
La première chose qu'il remarqua, c'est que presque toutes les personnes présentes, hommes, femmes et enfants, avaient tracé des inscriptions sur leurs gilets. Les plus nombreuses concernaient le président de la République en exercice et lui promettaient les châtiments les plus divers, voire les plus cruels, avec parfois des connotations sexuelles exprimées en termes crus. Les plus indulgents se contentaient de lui demander de dégager ou entendaient le réduire au SMIC. D'autres portaient sur les taxes, les salaires, les pensions, l'ISF et les revendications les plus disparates.
Devers n'avait pour sa part rien écrit sur le gilet tout neuf qui n'avait jamais été déplié auparavant. Il se demanda s'il aurait dû le faire pour ne pas se distinguer mais personne ne lui en fit le reproche.
Un barbu coiffé d'une casquette de marin s'approché de lui.
T'as vu la vidéo ?
Quelle vidéo ?
La mienne, pardi. Je suis passé hier sur FR3 et ils m'ont fait un article dans Ouest Matin.
Le type ne semblait pas peu fier de cette médiatisation. Il insista pour lui faire visionner la vidéo en question sur son smartphone. Il annonçait son intention der porter plainte contre l'État et énumérait ses griefs. Devers ne savait trop comment réagir. Fallait-il lui signaler que sa plainte n'avait aucune chance d'aboutir ou bien l'en féliciter ? » (p. 13)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Un flic chez les gilets jaunes...

Le lieutenant Devers vient tout juste d'arriver en qualité de stagiaire, à Saint-Plennech, commune bretonne de moyenne importance, que le commissaire lui donne pour mission de s'infiltrer au sein des contestataires qui occupe le rond-point du Mouchoir Rouge et de lui faire un rapport régulier de ses constatations. Pour l'instant, la révolte est bon enfant mais les événements de Paris pourraient contaminer la province et les autorités sont inquiètes. Elles aimeraient avoir un œil à l'intérieur des groupes.

Une mission à l'extrême limite de la légalité dont le jeune policier ne doit souffler mot à quiconque, excepté au capitaine Gantois de la DGSI, dans l'incapacité d'effectuer ce travail qui est le sien, depuis longtemps en poste sur la région, il y est trop connu pour obtenir des confidences, et à la sous-préfète. Un boulot bien éloigné du rêve de Devers d'intégrer la Crime, le faemux 36, mais comme il ne peut saborder son dossier dès sa première affectation à la sortie de l'école, il accepte de tenter le coup. Il n'est que peu passionné par la politique et ne se sent vraiment pas l'âme d'un espion. Les scrupules qu'il ressent ne feront qu'augmenter au fur et à mesure qu'il fera connaissance avec ceux qu'il est chargé d'espionner.

Nous sommes en décembre, la contestation commence à durer depuis un moment et les revendications à se cristalliser. Devers débarque donc revêtu du fameux gilet sur le rond-point, s'intègre en douceur, tâte le terrain et sympathise assez vite, voire un peu plus, avec Claire, une caissière, récemment licenciée d'une grande surface. Il identifie rapidement les meneurs, le porte-parole officieux, Bruno, celui qui tient le mégaphone, un électricien autoentrepreneur, grande gueule, mais modéré, qui sera vite débordé par la fougue et la colère de ces pauvres gens contre une élite qui les méprise depuis trop longtemps. Bruno qui sera rapidement convoqué à la sous-préfecture, intimidé, manipulé par les gens de pouvoir prêts à tout pour étouffer le mouvement.

Peu de temps après son arrivée, drame au rond-point, un accident endeuille les gilets jaunes locaux. Une quinquagénaire est écrasée par un chauffard qui ne s'est même pas arrêté. Devers ne croit pas à la thèse de l'accident, il était présent et des éléments troublants vont l'amener à doubler sa mission en enquêtant sur les circonstances de la tragédie. La situation évolue vite, une manifestation en hommage à la victime dégénère, les gilets jaunes décident de bloquer le port et ainsi d'asphyxier l'économie locale. Panique chez les notables et les politiques, répression, pillage de boutiques, tout ce que vous voyez chaque samedi à la télé se passe dans ce roman. Brutalité policière en plus, ça vous n'avez guère le loisir de l'observer sur les grands médias, ni dans la presse, même locale, cela est également évoqué dans Les écoeurés :

« Vous savez qu'on ne pratique aucune censure dans la maison. Mais un quotidien comme le nôtre se doit d'être consensuel. Surtout dans la période actuelle. Il faut éviter ce qui pourrait envenimer les choses. Je vous demande donc de retravailler le passage dans lequel vous semblez accuser la police de brutalité. Conservez un ton neutre et objectif. »

Roman en immersion, Les écoeurés témoigne d'une réalité, celle des rond-points du début du mouvement, du moment où les gens se sont fédérés, rencontrés, se sont mis à se parler de leurs galères quotidiennes, de leur misère et du sentiment d'humiliation ressenti à chaque fois que le président prenait la parole pour les traiter de « riens », « d'illettrés », de « fainéants » et j'en passe. Chacun raconte, se raconte, se rend compte qu'il n'est pas seul. Gérard Delteil donne la parole aux oubliés, aux exclus, victimes des patrons douteux ou simplement de pas de chance, il détaille minutieusement les manœuvres politiques, les manipulations de l'État ou de ses représentants et la brutalité de la répression.

Devers est un tendre, obstiné et accrocheur certes, mais novice face à la sous-préfète ou au type de la DGSI, cyniques et prêts à saisir toutes les opportunités pour endiguer la contestation, la salir. Embarqué dans une mission qui n'a rien de légal, il flirte lui-aussi avec la ligne jaune afin d'enquêter officieusement sur la mort de la comptable. Il découvre les gens tels qu'ils sont, les tensions au sein de groupes, les diverses tentatives de récupération et tous les aspects de ce peuple qui est enfin sorti de sa torpeur, le racisme ordinaire comme la solidarité...

Outre le volet social, la description, de l'intérieur, du mouvement des gilets jaunes dans une petite ville de province, l'aspect roman policier n'est pas écarté puisque l'enquête sur l'accident suspect au Mouchoir Rouge occupe une bonne partie du récit et suscite à la fois une bonne dose de suspense et une intrigue intéressante.

Bon polar de circonstances, bienvenu pour apporter un regard un peu différent, sans complaisance mais bienveillant, que celui des médias en continu. Un récit qui contient cent anecdotes réalistes, crédibles dans lesquelles chacun se reconnaîtra, lui-même ou un proche, des micro-tragédies de la vie quotidienne dans cette fameuse France périphérique venant de réussir l'exploit de coller une trouille bleue aux élites du néolibéralisme, à cette classe dirigeante auto-satisfaite et autocentrée.


Notice bio

Bien connu des amateurs de littérature populaire, Gérard Delteil est déjà l’auteur d’une cinquantaine de romans noirs et historiques qui lui ont notamment valu le Grand Prix de littérature policière en 1986 et le prix du Quai des Orfèvres en 1993. Au Seuil, il a publié Les Années rouge et noire (2014) et, chez Points, La Conjuration florentine (2015).


La musique du livre

La Révolte des Sardinières par les Gabiers d'Artimon

Bella Ciao (Macron Ciao) version gilets jaunes


LES ÉCOEURÉS – Gérard Delteil – Éditions du Seuil – 235 p. mai 2019

photo : Visual Hunt

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