Chronique Livre :
LES DIABLES DE CARDONA de Matthew Carr

Publié par Psycho-Pat le 02/05/2018
Le pitch
1584. Le prêtre de Belamar de la Sierra, un petit village d’Aragon à la frontière avec la France, est assassiné, son église profanée. Sur les murs : des inscriptions en arabe. Est-ce l’œuvre de celui qui se fait appeler le Rédempteur, dont tout le monde ignore l’identité, et qui a promis l’extermination de tous les chrétiens, avec la même violence que celle exercée sur les musulmans ? La plupart des habitants de la région sont en effet des morisques, convertis de force au catholicisme, et qui pratiquent encore l’islam en secret.
À la veille d’une visite royale, Bernardo de Mendoza, magistrat à Valladolid, soldat et humaniste, issu d’une famille juive, est chargé de l’enquête. Très vite, les tensions s’exacerbent entre les communautés, une véritable guerre de religion se profile. Et les meurtres continuent, toujours aussi inexplicables.
Entre l’Inquisition et les extrémistes morisques et chrétiens, la tâche de Mendoza va se révéler ardue.
L'extrait
« À l'âge de trente-quatre ans, le licenciado Bernardo Francisco Baldini de Mendoza estimait avoir accompli un parcours plutôt impeccable dans la bureaucratie habsbourgeoise pour le fils d'une Italienne et d'un marchand de soie génois d'origine convertie. À l'âge de sept ans, il avait vu son père être accuser de judaïser et contraint de passer un an dans une geôle de l'Inquisition. Bien que Mendoza père ait fini pas être acquitté, cette épreuve provoqua une crise cardiaque qui l'emporta, et les affaires familiales connurent des difficultés. Pour alléger le fardeau économique pesant sur la famille, la mère de Bernardo l'envoya à Valladolid. Son oncle finança son éducation et paya ses études à l'université de Salamanque, où Mendoza étudia pendant sept ans, suffisamment pour décrocher le titre de « licenciado », mais pas assez pour obtenir celui de « docteur ». Bien qu'il fût considéré par ses professeurs comme un excellent élève, trop d'années passées à se faire entrer le latin de ses maîtres dans le crâne lui avaient laissé une aversion pour les études, et ses premières années à l'université furent tumultueuses et désordonnées.
En 1569, il quitté l'université après une bagarre dans une taverne et intégra l'armée, avec l'aide de son oncle, afin d'échapper à des poursuites pénales. Au cours des cinq années passées dans l'armée du roi, il avait combattu les Maures à Grenade et les Turcs à Lépante, où une balle de mousquet avait fracassé sa hanche droite et mis un terme à sa carrière militaire. Sans Calvo, cette balle aurait mis également fin à son existence. Il se remit de sa blessure et rentra à Valladolid, où son oncle persuada les autorités der l'université de Salamanque qu'il avait changé. C'était la vérité, car à la différence de Calvo, il avait perdu le goût de se battre et ne serait jamais retourné dans l'armée même s'il en avait eu la possibilité. Il reprit ses études pendant encore quatre années, et ce sans incident, après quoi son oncle fut accusé par l'Inquisition de célébrer le culte juif en secret. » (p. 41-42)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Au seizième siècle, en Espagne, les liens entre l'Église et l'État sont solides, rien à retisser, rien n'est abimé. Les bûchers flambent un peu partout, la très sainte Inquisition possède sa propre juridiction et l'applique avec la plus grande sévérité, un peu de cendre dans l'eau bénite devant sans doute renforcer le pouvoir bénéfique de celle-ci. Dieu, se situant au ciel,juste au-dessus des fumées des autodafés, cela lui permet de réparer d'éventuelles erreurs judiciaires en accueillant les suppliciés innocents au paradis.
La longue occupation du pays par les Maures a laissé des traces tangibles, architecturales, culturelles et religieuses, et une population, croyante ou convertie à l'Islam, qu'il a fallu, de force, remettre dans le droit chemin de la seule vraie religion (enfin, la seule vraie après celle d'avant qui était aussi la seule vraie, vous suivez?) : les morisques. Comme cela avait été fait avec les Juifs, sommés de quitter le territoire espagnol s'ils ne se faisaient pas baptiser : les maranes. Cependant la suspicion des ecclésiastiques persistent. Ces conversions extorquées sont-elles véritables ? L'Inquisition a mis en place tout un système de tribunaux, parallèles à la justice royale, afin de châtier ceux qui poursuivraient en secret leur rite, forcément satanique, et la délation fonctionne à plein régime. La torture et la terreur sont monnaie courante pour un simple doute ou un geste mal interprété.
Dans ce climat délétère, lorsque des troubles éclatent en Aragon, dont le meurtre d'un curé paillard, et qu'un étrange terroriste, autoproclamé Le Rédempteur, promet de rétablir la califat en Espagne, les plus hautes autorités royales prennent l'affaire très au sérieux et envoie un juge connu pour sa sagacité sur place : Bernardo de Mendoza, assisté de son scribe, Gabriel, et de son cousin, Ventura, un mercenaire en quête de rédemption.
Lui-même issu d'une famille de Maranes, il a connu les humiliations et les persécutions des prêtres, la déchéance de son père et de son oncle sur de fausses accusations. Son scribe, presque un fils adoptif, un enfant récupéré à Grenade au cours des massacres perpétués là-bas par l'armée espagnole afin de réprimer une révolte morisque, lui servira de candide au cours de son périple que Mendoza veut initiatique. Ventura, habile au métier des armes et dans l'art de l'espionnage, grand coureur de jupons, sera son garde du corps et son bras armé. Mendoza compose donc une petite troupe et c'est à cinq qu'ils vont se rendre de Valladolid à Cardona pour y enquêter sur le mystérieux séditieux. Une affaire bien complexe aux nombreux protagonistes et Mendoza devra autant se servir de son épée que de ses neurones pour essayer d'y voir clair.
Le pays d'Aragon est en pleine effervescence. Largement autonome, ses seigneurs y ont une autorité plus grande que dans le reste du royaume et entendent bien la conserver. Le petite troupe de justiciers fait irruption dans une société fermée, méfiante envers l'étranger, où il est facile d'être manipulé pour qui ne connaît pas les us et coutumes des montagnards.
Les diables de Cardona est tout à la fois un grand roman d'aventure, un polar à l'intrigue tordue à souhait, une fresque de l'Espagne de cette époque et une belle réflexion sur notre monde d'aujourd'hui. Mendoza et son scribe ne sont pas sans rappeler, par bien des côtés, le duo magnifique de Guillaume de Baskerville et Adso de Melk (Le nom de la rose – Umberto Eco). Le premier expliquant au second l'organisation de la société et les manœuvres dont celui-ci est témoin en Aragon. Un embrouillamini juridique entre les lois du roi, celles de l'inquisition, celles, féodales, propres aux seigneurs aragonais. Il décrit un univers où le religion est totalitaire, inique, tortionnaire. Un climat de paranoïa contre l'hérésie conduisant à toutes les sordides persécutions. Et propice aux manoeuvres de manipulation, la paille de la méfiance ne demandant qu'une étincelle de provocation pour s'enflammer.
Un roman érudit, précis, documenté, sérieux, où tous les faits sont très habilement mêlés à l'histoire par le biais des aventures personnelles des protagonistes ou intriqués dans l'intrigue elle-même. Les protagonistes, multiples, ne sont pas des hommes de paille, ils ont tous un rôle réel, parfois double ou triple. Matthew Care sait les faire exister, nous les faire connaître, avec leurs défauts et leurs qualités, perdus parfois au milieu d'une époque rude et hasardeuse. La gloire est sans cesse possible, mais le bûcher n'est jamais loin. Mendoza devra jouer finement entre toutes les contraintes existantes, pour mener à bien une enquête à haut risque où la vie ne vaut pas grand-chose. Le lecteur traverse en sa compagnie les grands événements de la période : la bataille de Lépante, la répression de la révolte des morisques de Grenade, les subtilités de la société espagnole, de l'empire qui se bat des Flandres à l'Italie et jusqu'au Nouveau-monde afin d'affermir le trône de son roi rongé par la goutte.
Le plus frappant dans ce roman, c'est la modernité de son scénario. L'intrication entre politique et religion, les manipulations de dévots, d'un camp ou de l'autre, afin de communautariser la société, diviser là où tous vivaient en harmonie, les échanges d'anathèmes que nous retrouvons aujourd'hui chaque jour dans nos journaux, les manœuvres répugnantes de certains - il y en a dans chaque camps – se moquant du compte des victimes et du malheur engendré, pour satisfaire des ambitions personnelles. On pense tout de suite à Daesh, mais aussi à la résurgence de l'extrême-droite catholique également, aux prétendues guerres de religion ici ou là. À Cordona comme ailleurs, l'argent et le pouvoir restent le but et peu importe les malheureux envoyés au massacre pour la plus grande gloire de Dieu et le plus grand profit d'un très petit nombre.
L'intolérance et la bêtise ne sont pas oubliées. Celles envers les homosexuels, évidemment, puisque pour le coup, on retrouve les trois grandes religions bras dessus-dessous dans les rangs de la manif pour tous, ce qui était déjà le cas au XVIème siècle, ces gens-là évoluent lentement... Les mariages forcés, la condition des femmes, l'intégration de ceux qui sont différents par leur culture ou la couleur de leur peau, Cardona est un miroir de notre temps, hélas...
Mais, avant-tout, il y a cette enquête, cette vraie intrigue policière, pleine de fausses pistes, de faux témoins, d'indices discutables dont la finesse de Mendoza devra triompher s'il veut comprendre l'origine des troubles et découvrir le nom de celui ou ceux qui tirent les ficelles. Il y a des duels, des batailles, des meurtres qui font de ce polar un vrai page turner servi par une très belle écriture et une excellente traduction.
Un excellent roman, un polar historique intelligent et cultivé, passionnant par son intrigue et les rapprochements possibles avec notre société actuelle !
Notice bio
Historien et spécialiste des religions, Matthew Carr est l’auteur de plusieurs livres de non-fiction. Également journaliste, il écrit pour The Guardian ou encore The New York Times et participe régulièrement à des conférences et à des séminaires. Son premier roman, Les Diables de Cardona (Sonatine Éditions, 2018), se déroule en Espagne au XVIe siècle. Érudit et admirablement réalisé, ce thriller historique emporte son lecteur dans un inoubliable voyage à travers le temps.
La musique du livre
Gérard Lesne - O Lusitano – Mudarra - Pavane et Galliarde d'Alexandra
LES DIABLES DE CARDONA – Matthew Carr – Sonatine Édition – 440 p. avril 2018
Traduit de l'anglais par Claro
Illustration : La bataille de Lépante, tableau peint par Andrea Vicentino, Palais des Doges, Venise