Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
LES JARDINS D’HIVER de Michel Moatti

Chronique Livre : LES JARDINS D’HIVER de Michel Moatti sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Buenos Aires, 1979. Qui est vraiment Jorge Neuman ? Un écrivain populaire, figure de la résistance à la junte militaire au pouvoir ? Ou un homme totalement détruit par la disparition de sa fille, puis de sa femme ?

J’ai rencontré Jorge Neuman par hasard, en pleine Guerre sale. Je l’ai ramassé sur le bord de la route, alors qu’il venait de s’enfuir d’un camp. Il m’a raconté, m’a ouvert les yeux. Il a voulu que je dise au monde entier ce qui se passait dans son pays, mais j’ai eu peur. Je suis rentré en France et lui a disparu.

Aujourd’hui, quarante années plus tard, je recherche ses traces partout où il a pu en laisser. Je cherche ceux qui ont croisé sa route, comme le sinistre capitaine Vidal, qui a sans doute assassiné celles qu’il aimait. Je cherche, et maintenant j’ai peur de ce que je vais trouver.


L’extrait

« Quand Neuman avait commencé à parler, la peur s’était installée. Nous avions soudain changé de registre. Adieu Perù Beach, les cartes postales du rio et la vie tropicale. Une zone froide s’était coagulée entre mes épaules. Où ce type allait-il me conduire ? Vers quels abîmes m’entraînait-il ?
Je l’écoutais parler mais sa voix venait d’un autre monde. Il fallait m’éloigner de lui.
- Alors, vous voulez le voir ? répéta-t-il.
Neuman me fit l’impression d’un de ces types qui guettent dans les coins sombres, dans les grandes villes des pays pauvres, et qui cherchent à vous entraîner dans des combines aux lisières du légal. De la drogue, des filles mineures, des trafics de devises à la con. Sans attendre ma réponse, il posa sur la table un portrait en noir et blanc. Instinctivement, j’ai penché mon visage et approché mes yeux. Un type, vaguement blond. Un grand sourire de sénateur américain aux lèvres. Un costume clair à la veste aux larges revers, genre blazer. Et des yeux de vipères, glacés et sanguinaires.
- C’est lui. C’est Vidal. Vous voyez.
Le serveur est arrivé. Il a posé deux cafés de part et d’autre de la photo, en nous regardant par en dessous. Non, Neuman n’avait rien perdu de sa nonchalance et de son imprudence. L’affaire était lancée. Si les services de sécurité avaient des indicateurs dans les cafés du centre-ville (ce qui devait constituer l’une des priorités des services de sécurité des régimes autoritaires), tout allait se terminer dans moins de cinq minutes. Le petit serveur à moustache allait passer un coup de fil, et la Ford Falcon allait se ranger le long du trottoir. Par la grande baie, nous verrions en sortir les quatre types en blouson beige ou veste de cuir noir, et sans la moindre hésitation, ils se dirigeraient vers notre table. Nous en ressortirions traînés par les jambes, moulinant des bras sous les coups de rangers et ils nous balanceraient sur le siège arrière, le visage en sang et la chair des bras raclée par le bitume.
À moins que la vieille fleuriste se mette à arroser notre coin au 45 ACP. Les balles de gros calibre allaient tout réduire en miettes. Nous, la photographie de Vidal et nos deux cafés. Il s’en fichait. Il lança :
- J’ai collecté des centaines de témoignages sur son action dans le Batallón IV... » (p. 46-47)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Fin des années 70, l’ignoble terreur fasciste s’est abattue sur l’Argentine. Une junte militaire, dirigée par Jorge Videla, a renversé la présidente Isabel Peròn et a décidé de se débarrasser par tous les moyens de tous les opposants. ? Opposant étant entendu au sens large : la moindre hésitation à approuver ces bouchers était considérée comme un acte de rébellion, et équivalait bien souvent une exécution sommaire pour l’indécis. Les disparitions de militants de gauche, ou de simples démocrates modérés, se multiplient, les dénonciations aussi, les cris des suppliciés glacent le sang des passants autour des lieux de torture comme le Garage Benetti, surnommés les jardins d’hiver.

Des milliers de personnes, pas toujours impliquées politiquement, parfois même étrangères au pays, sont victimes de tortures, de viols, de mutilations. La violence et le sadisme des militaires est sans bornes aucune, et ils sont à bonne école, formée bien souvent par d’anciens militaires français ayant exercé leurs ignobles talents en Algérie. On exporte ce qu’on peut, mon bon monsieur...

À cette époque, un soir, Mathieu Ermine, jeube stagiaire à la bibliothèque de l’Institut français de Buenos Aires, prend à bord de son véhicule un homme blessé. Il se nomme Jorge Neuman et vient tout juste de sortir - il ne sait comment, déclare-t-il - d’un des centres de détention de la junte. Neuman est un écrivain célèbre pour son roman, Traité des heures silencieuses. Opposant de la première heure, en compagnie de son épouse, Elena Moser, le couple avait été arrêté au cours d’une rafle dans une des réunions de leur groupe. Leur fille, Luisa, était portée disparue depuis la « Nuit des crayons », au cours de laquelle les militaires avaient interpellé, torturé et assassiné des lycéens et lycéennes, tout juste adolescents. SI Luisa Neuman est un personnage de fiction, cet épisode abominable est bel et bien une réalité historique, où six garçons et filles périrent, une nuit de septembre 1976.

Ermine n’est pas politisé, les événements atroces qui se déroulent autour de lui ne l’intéressent que peu. Ce n’est que par cette rencontre insolite, qui permettra à Jorge Neuman de lui raconter une partie de son histoire, laissant toutefois beaucoup de zones d’ombre... Revenu en France, Mathieu écrira une biographie de l’auteur argentin, en deviendra même le spécialiste. De colloques en séminaires ou rencontres, l’auditoire lui pose de nombreuses questions sans réponse qui le hantent lui-même : qu’est devenu Neuman ? Et son épouse dont on n’a plus entendu parler depuis son arrestation ? Pourquoi l’écrivain a-t-il été relâché et pas les autres ? A-t-il fait partie de ces centaines de prisonniers balancés d’un avion en vol au-dessus du Rio de la Plata ?

Le contexte de la disparition de Jorge Neuman, de son épouse et de sa fille est inimaginable de sauvagerie. Les militaires, sans limites, exercent une brutalité, un sadisme, un appétit de tuer et de violer qui n’a rien envier aux pires heures du nazisme. L’armée, avec des individus gradés comme ce Vidal, capitaine de frégate du « bataillon mirage », responsable de l’enlèvement de la famille Neuman, torture à la chaîne tout ce qui peut, même de très loin, paraître de « gauche ». Dans le doute, on tue, on massacre sans distinction citoyens argentins ou étrangers, on fait même revenir une diplomate de Paris pour l’assassiner à Buenos Aires. La paranoïa, justifiée, est générale, voisins, amis, connaissances s’évaporent sans laisser des traces, souvent jetés d’un petit avion directement dans le fleuve, ou incinéré, les victimes de la folie meurtrière des fascistes argentins se comptent par dizaines de milliers, selon les sources, on estime à 30 000 le nombre des disparitions et 15 000 personnes fusillées. Sans doute ces chiffres sont-ils encore loin du compte...

Ermine va ouvrir la boîte de Pandore, chercher là où il ne fallait pas, ne se contentant pas du récit de Neuman, il remonte le fil, retrouve des témoins, des survivants et des rescapées de la junte qui vont, peu à peu, mettre en forme un autre récit, terrible et fascinant, inouï. Michel Moatti nous guide dans le labyrinthe des vérités arrangées, des enfers aux archives évaporées, de la folie meurtrière politique, bénie par une église catholique toujours prompte se ranger aux côtés des forces les plus réactionnaires, il met à jour les ombres dissimulées dans le récit de l’écrivain, dans les témoignages incomplets, parcellaires, dont il restitue pas à pas la cohérence et l’entièreté. Au fur et à mesure des progrès de ses recherches, l’idée qu’il ouvre des portes qui auraient dû rester fermées se fait de plus en plus pressante...

Les révélations finales sont fracassantes, le chaos et le culte du secret qui régnaient en Argentine à l’époque ont laissé d’immenses plages d’ombre, propices à bien des dissimulations que l’auteur exhume une à une dans une fort belle quête de vérité sur un sujet éminemment difficile.

Très émouvant roman noir, difficile, éprouvant, enquête sur la disparition d’une famille sous la dictature dans l’Argentine des années 70 et à Paris de nos jours, dans le labyrinthe des secrets de cette époque atroce...


Notice bio

Michel Moatti est docteur en sociologie des médias, professeur à l'université de Montpellier III et ancien journaliste. Il signe ici son septième roman, après Retour à Whitechapel, Blackout Baby, Alice change d'adresse, Tu n'auras pas peur (prix du polar de Cognac 2017), Les Retournants (2018) puis Et tout sera silence (2019), tous parus chez HC éditions avant d'être publiés dans la collection Grands Détectives 10-18.


La musique du livre

Los Illusionistas - Colegiala


LES JARDINS D’HIVER - Michel Moatti - HC Éditions - 286 p. octobre 2020

photo : josealbafotos pour Pixabay

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