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Chronique Livre :
LES VOIES PARALLÈLES de Alexis Le Rossignol

Chronique Livre : LES VOIES PARALLÈLES de Alexis Le Rossignol sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Un admirateur de Nicolas Hulot qui rêve d’être un peu connu, un ancien espoir du basket français désormais accro au jeu, une mère de famille digne, malgré les vicissitudes d’une vie qui ne l’a pas épargnée. Des bourgeois sans complexes. Et puis Laura.

Pour Antonin, l’automne 2002 est bien plus qu’une découverte : c’est une émancipation. Nécessaire. Vitale. Pour forcer le destin. Pour gagner ou pour perdre.


L’extrait

« Cette nuit, les coéquipiers d’Antonin sont sans doute sortis en boîte, au Crystal ou à la Pyramide. Ou peut-être au Palace. Ils ont pris une bouteille de J&B à six, avec un pichet de Coca et un autre de jus d’orange. La bouteille n’a pas survécu plus d’un quart d’heure, à 75 euros tout le monde s’est jeté dessus pour en avoir au moins deux verres bien remplis. Ensuite, ils ont dansé avec Charlène et sa cousine, deux vraies chaudasses celles-là, et puis ils en ont commandé une deuxième. Quasiment 30 balles par personne au total, sans compter les clopes, et en soirée les gars fument bien un paquet chacun. Antonin ne les a jamais accompagnés mais il a entendu dix fois leurs histoires, qui ne changent pas beaucoup d’un week-end à l’autre. L’un a fini par vomir, l’autre a langoureusement embrassé Charlène, juste avant que son père ne vienne la chercher sur le parking de la discothèque, à 3 heures du matin. Après ça ils sont rentrés, tous bourrés, dans la 205 Junior de Jérôme et dans la caisse de Grillon, qui a poussé à fond la sono pour ne pas s’endormir sur route.
Lundi matin au lycée, Antonin racontera cette soirée en boîte et prétendra être sorti lui aussi. Et si une bagarre a éclaté, il saura en donner les détails. Quand les autres parlent, il écoute et retient. Le seul risque, c’est que Caroline, celle qui passe sa vie dans les discothèques du coin, mette en doute sa parole. C’est arrivé une fois, un jour qu’ils discutaient sur les marches qui mènent aux salles de sciences :
- Moi, je suis allé au Palace, avait dit Antonin.
Caroline avait bondi :
- Moi aussi j’y étais, mais je ne t’ai pas vu !
Il avait d’abord bafouillé, puis il s’était repris :
- J’ai pas dansé de la soirée, c’est pour ça.
- Mais t’étais assis où ? avait-elle insisté.
- Dans le carré du fond, à côté de la sortie de secours.
Ce carré du fond était un emplacement un peu caché dont les garçons se plaignaient parfois d’hériter quand ils arrivaient tard. Ils disaient qu’on ne les y voyait pas. Il en avait fait une justification tout à fait crédible. Alors lundi, si Caroline lui dit J’y étais aussi mais je ne t’ai pas vu, il improvisera à nouveau. Les trois établissements ont un étage, il lui suffira de dire J’étais en haut ou J’étais en bas en fonction de ce qu’elle racontera, et si elle insiste, il éludera en disant C’était blindé, c’est normal qu’on ne se soit pas vus.
Elle le fatigue, Caroline. Des semaines qu’elle lui tourne autour, qu’elle rougit dès qu’elle l’aperçoit et qu’elle cherche désespérément à attirer son attention. Il reste évasif, feint de ne pas remarquer son manège quand elle s’assoit à ses côtés ou qu’elle lui propose de réviser avec elle. En soi, il préfèrerait qu’elle lui déclare ouvertement ses sentiments, pour qu’une bonne fois pour toutes il puisse lui répondre qu’il n’est pas intéressé. Mais elle est en surpoids, elle n’a pas confiance en elle, et son attitude trahit sa gêne. » (p. 11-12-13)


L’avis de Quatre Sans Quatre

À Saint-Savin, non loin de Poitiers, le dimanche, après le foot, y a que le Bar des Sports pour faire semblant qu’il existe de la vie dans le patelin. Les habitués se font la malle quand les footeux ou les basketteurs débarquent, histoire de fêter la victoire ou de noyer la défaite à coups de demis amers. Gilles, le patron, avait choisi d’ouvrir un bistrot afin de se démarquer, de ne pas pointer à l’usine locale, comme tous les gars de son âge. Il avait de l’ambition, rêvait d’exploits à la Nicolas Hulot, ou de gloire sportive, mais ne s’était jamais donné les moyens. Sa grande révolte s’était limitée à l’ouverture de son troquet. À quarante ans passés, on peut comprendre qu’il ressente un peu d’amertume en faisant le bilan...

D’un autre côté, l’usine Deulié, sous-traitant de PSA, plus gros employeur de la région, s’est restructurée, modernisée, bref elle a viré la plupart de ses ouvriers afin de conforter les dividendes de ses actionnaires, comme les autres. On a reconverti, formé, proposé des plans sociaux bidons, mais, n’empêche, Deulié, ça manque. La petite ville ne se remet pas vraiment. Elle n’était déjà pas pimpante avant, mais là, elle a gagné dix points dans l’échelle de la morosité.

« L’usine, c’était des vrais métiers, avec des gars qui portaient le bleu de travail comme le maillot d’une équipe, avec du bruit, des coups de gueule, des crises et parfois même des catastrophes - un doigt coupé, une brûlure profonde, une chute mortelle - mais aussi une belle solidarité, de l’amitié et des rires. »

Dans les reconvertis, il y a Michel, le père d’Antonin, qui ne regrette pas un instant son ancien boulot. Il est devenu conducteur d’autocar pour expéditions troisième âge et touristes. Voyages de trois ou quatre jours, loin de sa mégère de femme, nimbé d’une importance qu’il n’a jamais connue lorsqu’il était à la chaîne. Les quelques jours qu’il passe à la maison, il bricole dans son garage et tente d’éviter les remarques caustiques qui ne manquent jamais de pleuvoir.

Et puis voilà Antonin, seize ans, l’ado timide, la poisse collée aux basques, celui qui fait perdre l’équipe de foot à la dernière minute, celui qui a un père n’osant pas la ramener quand sa mère, qui ne peut pas le sentir, du moins le croit-il, hausse un peu le ton. Antonin sur sa mobylette, qui voudrait vivre comme ses potes mais qui n’a pas le droit de sortir, Antonin qui ne sait pas trop comment on peut bien s’y prendre avec les filles, déjà qu’il a du mal avec son corps à lui. Antonin qui en a marre des diktats maternels et qui tente une révolte effrayée parce qu’il est amoureux de Lisa, fille de riches propriétaires d’une agence immobilière. Un monde les sépare, mais il va se mettre à y croire, et, petit à petit, se faire un film dont il serait le héros, un film dont il ne maîtrisera pas tout à fait le scénario.

Ce sont ces existences grises que décrit à merveille Alexis Le Rossignol dans son premier roman. Un patelin comme il en existe mille, province, campagne, désertification, fermeture des usines et mort du monde ouvrier, suivi de près par le monde agricole. L’ennui est tellement prégnant qu’une mouche prise dans un ruban de glu deviendrait presque une attraction. Chacun garde ses rêves pour soi, gère au mieux ses frustrations, sauf les ados qui ont envie d’autre chose que de résignation. Ils vont s’éblouir en boîte, descendre du whisky-Coca en espérant « pécho », en souhaitant qu’il se passe enfin quelque chose. On croise Johan, au dos et à l’avenir fracassés, cherchant fortune dans les tickets à gratter, et toute une galerie de personnages, plus vrais que nature, des gens simples que l’on connaît tous, croqués avec finesse et sensibilité, ayant enfoui leurs rêves sous des tonnes de résignation.

Sauf Antonin, qui refuse de couler dans la grisaille générale, qui va chercher une issue afin de s’extraire de cette famille étouffante, de s’intégrer dans un des groupes du lycée, parmi les gars qui comptent, les beaux, les costauds, tout ce qu’il n’est pas. Et puis séduire Lisa aussi, malgré la différence sociale, malgré qu’elle semble avoir la permission parentale pour à peu près tout et lui à peu près rien...

Alexis Le Rossignol enchaîne d’un personnage à l’autre, par une suite de digressions, d’anecdotes qui s’entremêlent pour former un véritable tableau de cette petite ville et de ses habitants, du milieu naturel servant de toile de fond aux aventures un peu pathétiques d’Augustin.

Avec talent, tendresse et subtilité, Alexis Le Rossignol dépeint avec précision et une justesse remarquable des existences ordinaires dans la France péri-urbaine à l’aube des années 2000. Adultes cassés ou désabusés, marasme social, pauvreté galopante et adolescence difficile, la discothèque comme seul exutoire.

Très bon premier roman sur l’adolescence en milieu rural, un vrai sens de la narration, de superbes personnages portés par une écriture sensible et forte.


Notice bio

Alexis Le Rossignol est humoriste et chroniqueur radio sur France Inter. Les voies parallèles est son premier roman.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : Johnny Hallyday (L’Envie - Le Pénitencier - Que Je T’Aime), Céline Dion (J’Irai où tu Iras), Lara Fabian (Je T’aime), Faudel, Rachid Thaha et Khaled (Abdel Kader), Shakira (Whenever, Whenever) ...

Johnny Hallyday - Ma Gueule

Jean-Pierre Mader - Macumba

Cut Killer - Nique la Police

Les Neg Marrons - Le Bilan

Eminem - Lose Yourself

Da Muttz - Wassuup !


LES VOIES PARALLÈLES - Alexis Le Rossignol - Éditions Plon - 177 p. janvier 2021

photo : Garuna bor-bor pour Visual Hunt

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