Chronique Livre :
MAGGIE EXTON de Zoé Sheppard

Publié par Psycho-Pat le 12/05/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
« Quand la science et la technologie avancent à pas de géant, l’éthique et la politique rampent derrière. »
Depuis des mois, Baltimore ne respire plus. Un serial killer surnommé « le Cinéphile » assassine des femmes qu’il embaume, avant de les grimer en Grace Kelly. Mais tout s’emballe quand disparaît Maggie Exton, l’épouse du chef de cabinet adjoint de la Maison-Blanche.
Ils seront trois à mener l’enquête : Thomas Lynch, un flic qui compense sa mauvaise humeur par une consommation excessive de donuts ; Jack Miller, un ex du FBI trompé par sa femme et reconverti en détective privé ; Peter, un geek misanthrope à l’intelligence supérieure.
Jamais ils n’auraient imaginé jusqu’où l’affaire les mènerait. Car à l’heure du Patriot Act, l’Amérique se noie. Surveillance de masse, guerre contre le terrorisme, cybertechnologies…
La fin justifie les moyens et la CIA ne recule devant rien. Surtout pas devant l’innommable.
L'extrait
« Un bruit sourd fit sursauter Thomas. Le médecin légiste venait d’arriver et de lâcher sa sacoche de toute sa hauteur. Ignorant ostensiblement les deux policiers, le quinquagénaire maussade enfila une paire de gants en latex et commença à relever les empreintes.
Le docteur Brenner avait choisi la seule spécialité lui permettant de ne jamais informer le patient de ce qu’il s’apprêtait à lui faire. Parler aux familles ne lui avait plus jamais posé problème lorsqu’il avait compris que son assistante était capable de s’en charger avec une empathie qu’il ne serait jamais capable de feindre.
Ses cheveux grisonnants coupés à ras et son dos droit - vestige d’une opération contre la scoliose qui avait enchâssé sa colonne vertébrale dans deux barres de fer - portaient les gens à le croire ancien militaire. Il avait attendu sept ans avant d’avouer à Thomas qu’il n’avait jamais mis un pied dans l’armée - tous des cons -, mais il avait toujours adoré MASH et laissait volontiers les gens - tous des cons - expliquer ses manières abruptes par un traumatisme de son passé de médecin militaire héroïque pendant la guerre du Golfe - encore une guerre à la con.
Il était sans nul doute le plus désagréable et le plus brillant des légistes avec lesquels Thomas ait eu l’occasion de travailler.
– Que pouvez-vous nous dire, Doc ?
– Pour le moment, la seule chose que je puisse vous dire sans trop m’avancer est qu’elle est décédée, grogna-t-il.
– Je vous remercie de votre précieux diagnostic.
– Sachant que le pseudo-expert médical qui s’est occupé de la première victime a pris la peine de démontrer dans un rapport de quinze pages qu’il pouvait fort bien s’agir d’un décès naturel, je ne me sens pas complètement stupide en commençant par ce constat.
Brenner contempla les yeux du cadavre d’un air pensif :
– À première vue, je serais tenté de vous dire que, comme les trois autres, elle a été embaumée, ce qui va rendre compliqué de déterminer avec précision le jour et l’heure de la mort.
Il adressa un signe de tête à deux brancardiers en combinaison qui positionnèrent le corps de Claire Spencer dans un grand sac noir avant de le déposer sur un brancard en métal.
– Je la ferai passer demain matin. Si je ne trouve rien, c’est qu’il n’a rien laissé, conclut Brenner qui avait toujours eu une grande conscience de sa valeur professionnelle. » (p. 24-25)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Un serial killer sévit à Baltimore. Côté positif, si l'on veut, c'est un artiste, il déguise ses victimes en Grace Kelly, les vêtant en fonction de ses différents rôles au cinéma, côté négatif, la police n'a aucune piste à se mettre sous la dent. Le meurtrier ne commet pas d'erreur, il est méticuleux et organisé. Trois victimes au compteur, déjà, et rien n'indique que la police est sur le point de le coincer malgré tous les efforts de Thomas Lynch, son chef.
Trois inconnues envolées, puis retrouvées à l'état de cadavres, c'est beaucoup, mais la situation s'aggrave encore lorsque c'est Maggie Exton qui disparaît. Cette prof de fac de Baltimore est l'épouse de Martin Exton, chef de cabinet adjoint de la Maison-Blanche, qui travaille sur le traditionnel discours sur l'état de l'union du président. L'histoire s'emballe, le FBI est de sortie en la personne de l'agent spécial Lewis, qui est à la bêtise ce que Pavarotti était au bel canto, un maître, et d'un privé très singulier, ami de longue date de Martin, Jack Miller, un ancien du FBI justement, ex-agent infiltré, mandaté par Exton pour aider Thomas Lynch dans son enquête. Jack n'embarque pas seul dans l'aventure, il a pour colocataire une génie de l'informatique, Peter, asocial militant, sorte de dieu omniscient, cloîtré, répandant les informations au fur et à mesure des besoins des enquêteurs. Un beau personnage, archétypal, mais plein de drôlerie et surprises.
On sait que le Cinéphile conserve un moment en vie ses captives, puisqu'il doit confectionner les vêtements prévus pour sa mise en scène, il reste donc une mince chance de retrouver Maggie avant qu'il ne soit trop tard. Si c'est bien le criminel qui l'a kidnappée, sinon il va falloir fouiller dans son passé et ses relations afin de comprendre cette affaire. Miller et Lynch ne seront pas trop de deux, même handicapés par Lewis et son incommensurable fatuité stupide, ils vont coopérer de belle manière.
Tout y est, j'ai vérifié plusieurs fois, tous les archétypes du thriller de base sont réunis dans ce roman : le privé énigmatique, le flic obstiné regrettant de ne pas être assez présent dans on foyer, le FBI, la CIA, le geek asocial, les politiques plus que louches, les milliardaires glauques, les crimes abominables à la mise en scène soignée, tout vous dis-je. Pourtant, Maggie Exton est bien davantage un grand roman social et politique qu'une énième variation sur le personnage d'Hannibal Lecter. Les fans de grands frissons sanguinolents ne seront pas déçus, suspense, action, parano et angoisse y sont bien, mais ceux qui recherchent dans leurs lectures une vision de monde actuel ne le seront pas plus. Sans bons personnages, l'histoire n'est rien, et là, nous sommes plutôt gâtés, Zoé Shepard sait faire vivre chaque protagoniste, lui donner de la chair et de la profondeur, permettre au lecteur de les connaître intimement et de mieux en comprendre les ressorts, un vrai grand plus.
En quoi donc ce thriller contenant tous les ingrédients de base des grandes productions du genre s'extrait largement du lot ? Sans doute tout d'abord parce qu'il est formidablement bien écrit, souvent très drôle, malgré le tragique de l'intrigue, je ne compte pas les éclats de rire tout au long de l'enquête tentaculaire de Lynch et Miller, mais aussi parce que le Cinéphile, le tueur machiavélique traqué n'est pas, loin de là, le centre du roman. Il n'en est qu'un épiphénomène, un artefact, un élément de piste à suivre et nous évite les sempiternels clichés qui nuisent à tant d'autres récits, ceux qui ont fini par épuiser une bonne part des amateurs de frisson par leurs clichés. Le personnage de Maggie est bien entendu le point central, plus les enquêyeurs vont avancer dans sa biographie plus le mystère va s'épaissir et plus vont surgir des questions auxquelles il sera difficile de répondre. A-t-elle été victime du Cinéphile ? Celui-ci n'est-il pas une victime lui-même ? Le produit d'un crime bien plus grave que tout ce qu'il a pu commettre ? Ou bien la jeune femme a-t-elle disparu pour une toute autre cause ?
Zoé Shepard lâche ses cartouches une par une, lançant son lecteur à l'assaut de l'assassin en série pour mieux le désarçonner au fur et à mesure de la progression de l'histoire et le faire entrer dans le monde infiniment plus dangereux des tentatives de manipulation de masse financées par les agences de renseignement. Pas de génie du mal omniprésent, c'est la supposée victime qui devient le centre de toutes les attentions, elle et la foule de sigles abscons des innombrables organismes de sécurité américaine dans laquelle Peter, évidemment, va se révéler essentiel. Une visite guidée de la part sombre des États-Unis, même si, depuis l'élection de Trump, on se demande s'il y en a une plus lumineuse, avec, en prime, une intrigue principale qui s'appuie sur des faits réels, souvent relatés dans la littérature noire : les exactions de la CIA, le déni de démocratie, la surveillance continue des citoyens (nous n'avons plus grand-chose à leur envier), les excès du Patriot Act et autres abus de pouvoir. Il est aussi question, et c'est un thème qui doit retenir l'attention, de l'intrication de plus en plus grande entre les intérêts privés de quelques grands groupes financiers et les gouvernements - loin d'être propre aux USA - qui pose de nombreuses questions éthiques, généralement balayées d'un revers de main, ou mises sous le tapis par quelques lois, comme celles récemment votée sur le secret des affaires au parlement européen. Liaisons dangereuses qui ne tournent jamais au bénéfice du bien commun...
Maggie Exton est un grand thriller, un excellent roman politique et social, basé sur des faits réels qui dépassent l'imagination, une belle incitation à la paranoïa...
Notice bio
Zoé Shepard est l’auteure de plusieurs satires hilarantes de la fonction publique, dont Absolument dé-bor-dée ! (Albin Michel, 2010 ; Points Seuil, 2011), qui a dépassé les 400 000 exemplaires vendus. Avec Maggie Exton, elle fait une entrée remarquable en littérature noire.
La musique du livre
Apparemment, ces musiques font partie de l'arsenal de torture de la CIA, selon Lynch, qui les passe en boucle, très fort, à ses prisonniers... (si on peut choisir, je préfère la seconde...)
Britney Spears - Toxic
Iron Maiden – The Trooper
MAGGIE EXTON – Zoé Sheppard – Éditions Stock – collection Arpège - 396 p. mars 2019
photo : Visual Hunt