Chronique Livre :
MALAMORTE de Antoine Albertini

Publié par Psycho-Pat le 19/05/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Qui a assassiné une randonneuse sur le sentier des crêtes, près de Bastia, en Corse ? Pourquoi un homme a-t-il tué sa femme et sa petite fille avant de tenter de se suicider ?
L'enquête est confiée à un capitaine de police un peu trop porté sur la bouteille, qui ne croit plus en rien depuis que l'amour de sa vie a disparu sans laisser d'adresse. Mais qui a dit qu'au Bureau des homicides simples les affaires criminelles l'étaient vraiment ?
De Bastia à Ajaccio, de bars pourris en bidonvilles, le flic solitaire et sans nom va se lancer à corps perdu sur la piste de voyous, de déserteurs de la Légion et d'hommes d'affaires louches. Il croisera aussi son propre passé.
À travers une plongée sans concession dans une Corse méconnue, sombre et battue par les vents, Malamorte dresse le portrait d'une île vendue au plus offrant, où le sang appelle le sang.
L'extrait
« C'est sur mon bureau qu'échouent les dossiers dont personne ne veut, les cadavres qui ne feraient pas lever un sourcil à un gratte-papier des chiens écrasés, les victimes des crimes d'après boire, les vies gâchées pour un pastis de trop ou les coups du mari qu'on ne supportait plus, les destins confondus dans la même misère crasse, dans la came, les jalousies morbides au fond d'un taudis en bordure de nationale.
Du crime, mes clients ne fournissent que l'écume, une pulsion de mort concentrée en un espace^temps infiniment réduit, satisfaite au moment même où elle éclot. À la surface des choses, la fatalité s'occupe de faire le boulot à ma place, balaie les analyses psychologiques et réduit l'explication de la violence à sa portion congrue.
Petit a, le saoulard avait un casier.
Petit b, une énième embrouille au énième comptoir de la soirée.
Petit c, un fusil de chasse chargé au double zéro magnum qui traîne dans le coffre du 4X4.
Équation résolue.
Dans 9 cas sur 10, les circonstances se chargent de ficeler les procédures à ma place parce que le coupable a pété les plombs devant 30 témoins ou saturé de menaces de mort le répondeur téléphonique de sa victime avant de la larder de coups de couteau à la gorge, le thorax, l'abdomen et les parties génitales. Les meurtriers et victimes dont j'ai la charge se recrutent parmi les poivrots, les demeurés, les parents bourreaux, les violeurs, les débiteurs acculés qui soldent les comptes en tabassant leur créancier à coups de marteau, les infanticides shootés aux benzodiazépines, tous ceux qui n'ont pas réfléchi ou qui regrettent, se dégottent les meilleures excuses du monde, le passé, l'avenir, la foutue politique du gouvernement, ceux qui restent persuadés, même menottés et jetés dans un fourgon cellulaire en route pour la prison de Borgu, que ça n'arrive qu'aux autres.
Parfois, l'un d'eux a l'infinie bonté de m'épargner la moindre enquête. Il tête le canon d'un pistolet d'alarme trafiqué pour livrer du .22 long rifle ou se taillade l'intérieur des cuisses jusqu'à l'artère fémorale et je finis par retrouver un cadavre coincé derrière un frigo rouillé dans une décharge publique ou vidé de son sang dans la baignoire d'une chambre de motel pouilleuse du côté de la zone industrielle. » (p. 33-34)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Il n'aurait pas dû. C'est sûr, il n'aurait pas dû, en 1999, refaire à coups de boule le portrait du flic parisien de la Task force venu enquêter, avec une palanquée de ses collègues de la capitale, sur le meurtre du préfet Marnier. Mais bon l'autre n'aurait pas non plus dû insulter la Corse, ses habitants et considérer le narrateur (anonyme), et ses collègues, au mieux comme des incompétents, au pire pour des complices de l'attentat ayant causé la mort du représentant de l'État. Lui-même, ex du 36, sept ans dans les stups, muté à sa demande dans son île natale, était, avant la rixe, promis à une belle carrière. Mais ça, c'était avant... Depuis ce capitaine de police est au placard, un beau petit service, créé spécialement pour lui par sa hiérarchie, le Bureau des homicides simples. Des homicides, il n'en manque pas à Bastia. Simples, c'est une tout autre histoire, à son avis.
Et ce n'est pas ce qui semble être le coup de folie d'un certain Mohamed Cherkaoui qui va lui faire changer d'opinion. Cet entrepreneur en BTP, auquel tout paraissait réussir jusque-là, vient de flinguer au fusil à canon scié son épouse, Samia, et sa fillette de cinq ans, Lia, avant de tenter de se suicider. Raté. Salement amoché, Cherkaoui est conduit à l'hôpital, ainsi que son épouse, dans un état encore plus désespéré. Du tout cuit, suffirait de pondre un rapport concluant au double homicide suivi d'un suicide et le tour est joué. Sauf que le capitaine du Bureau des homicides simples n'aime pas les évidences qu'on veut lui faire avaler et que certains éléments le font douter de cette version.
Entre deux bitures à la bière locale, la Colomba, additionnée de bourbon, et de quelques verres de liqueur de myrte, il va faire le tour des connaissances du maçon dans sa Saxo brinquebalante. Sous une météo propice à filer le blues, celui qui baigne les polars comme on les aime, noirs et âpres, sous un ciel d'un gris menaçant, une pluie à noyer les clichés sur l'île de Beauté balayée par un vent froid de novembre. Au cours de ses investigations, il va retrouver une ex-amante, Sonia Mattei, ancienne toxico, prostituée, dealeuse, reconvertie dans la promotion immobilière (comme quoi, faut jamais désespérer), partenaire en affaires de Cherkaoui, amie du couple, marraine de la petite Lia qui le mettra sur la piste d'un ponte des travaux publics locaux à l'origine du succès de la boîte du supposé meurtrier. Flambe, jeu, femmes, alcool, cocaïne à s'en boucher les narines et tous les autres orifices, et donc dettes conséquentes, expliqueraient la soudaine dégradation de l'entreprise de Cherkaoui et accréditeraient la thèse du massacre de sa famille par un homme acculé, au bord de la faillite... Toujours pas convaincu, le capitaine voudrait creuser encore, mais les dossiers des meurtres de deux jeunes femmes, assassinées coup sur coup dans le maquis, vont, à sa grande surprise, lui être confiés et l'accaparer, ainsi que la traque d'un légionnaire fugueur potentiellement très dangereux.
Impossible de ne pas penser à Harry Hole, le flic génial, mais ingérable, de Jo Nesbø, en lisant les mésaventures de ce capitaine anonyme qui ne se souvient plus au matin de ce qui s'est passé la veille. Ce qui ne l'empêche pas d'être redoutablement efficace, il connaît tout le monde, possède les contacts utiles dans tous les milieux et sent les trucs louches comme personne. Un peu trop même au goût de ses supérieurs, trop curieux, trop consciencieux. Seulement, Harry Hole est en couple, il n'est pas seul, le policier d'Antoine Albertini a tout perdu : l'amour de sa vie s'est évanoui depuis bientôt cinq ans et il ne peut que constater que son île s'enfonce de plus en plus dans le marasme, que seuls importent les attentats nationalistes pour faire mousser les politiques, et le pognon, la provenance, ma foi, on s'en accomode... Ce que vit la population délaissée n'intéresse personne. Il sait que la résolution d'un fait divers n'apporte guère de vitrine médiatique. Autant dire que lui et son service sont quantité négligeable.
Le capitaine se raccroche aux chiffres - on peut toujours compter dessus. Les années de solitude, les distances, toutes, précises au centimètre près, les heures qui s'écoulent, il a tout cela en mémoire avec une précision incroyable. Les chiffres et l'idée qu'il se fait de sa mission. L'éthique du déglingué dans une Corse déliquescente à en perdre son soleil, salie par la mafia, la corruption et le tourisme de masse, le bétonnage massif et les trucages de marchés publics, les dérives du nationalisme, parfois difficile à distinguer du grand banditisme. Pas de plage, pas de paillote, pas de folklore dans ce roman, et pourtant l'île est le second personnage principal de Malamorte, du moins ce qu'il en reste.
Si vous espériez vous embarquer dans une visite sympathique des particularités locales, c'est la mauvaise porte, Antoine Albertini livre un polar qui fleure bon l'atmosphère irrespirable des films en noir et blanc américains des années cinquante, suspense, rebondissements, manipulations, bastons, trahisons sur l'oreiller et héros blessé par la vie suivant jusqu'au bout son propre code de l'honneur. D'autres paysages vous attendent : les chemins escarpés des porteurs de glace génois sur les lignes de crêtes, le maquis, les quartiers insalubres habités par une main d'oeuvre surexploitée, les superbes immeubles ou villas de ceux qui, justement, abusent de la précarité des immigrés et de la manne des subventions détournées, tout en maintenant le reste des habitants dans la misère. Il profite de nous avoir comme auditoire pour se livrer, le capitaine abandonné. Il se raconte, explique son univers, sa déprime, ses addictions, les causes et les conséquences, manie avec aisance l'humour, un poil cynique, celui des désespéré, absolument nécessaire pour traverser une telle histoire.
Malamorte est un très grand polar, dépassant largement le territoire corse et ses particularités, son flic cabossé, imbibé, révolté, seul contre le reste du monde, possède l'attrait et la force des modèles du genre. Son humanité malmenée transparaissant à chaque page, son orgueil blessé, sa suffisance, parfois, le font entrer directement, dès la première enquête, dans la cour des grands. Un misanthrope qui aime les gens, c'est toujours intéressant. Ce flic John Doe, si le cœur en dit à l'auteur, a de l'avenir dans la littérature, si son foie ne lâche pas...
Et puis il y a l'intrigue, retorse, tentaculaire, ardue, farcie de pièges et de tromperies, dont seul un type comme lui, se foutant des codes et n'ayant rien à perdre, peut venir à bout. Rien d'un roman exotique donc, ce pourrissement de la société par le fric et la loi du plus fort, on peut le constater partout, il est peut-être juste un peu plus flagrant sur un territoire restreint où tout le monde se connaît. Ajoutez à toutes ces qualités une excellente écriture, qui touche juste et frappe sec, mais sait aussi s'émouvoir d'un paysage, frôler la poésie et distiller les émotions les plus diverses, ou décrire avec une efficacité redoutable, quasi photographique, contextes et décors et vous obtenez un formidable roman noir et social à ne manquer sous aucun prétexte.
Notice bio
Antoine Albertini est le correspondant du Monde en Corse. Il a écrit La femme sans tête (Grasset, 2013) et Les Invisibles (Lattès, 2018), premier livre très remarqué de la collection du même nom, livres d’enquête sur des affaires non résolues.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués dans ce roman : The Ramones, Tchaïkovsky, Wham...
Felix Mendelsshon – Concerto pour violon
Jean Paul Poletti, Le Chœur d'hommes de Sartène – Agnus Dei
Jean Paul Poletti, Le Chœur d'hommes de Sartène - Libera Me Domine
Compay Segundo - Guajira Gantanamera
Billie Holiday – Strange Fruit
MALAMORTE – Antoine Albertini – Éditions Jean-Claude Lattès – 359 p. mai 2019
photo : Bastia - Visual Hunt