Chronique Livre :
MARATHON, FLORIDA de Carole Allamand

Publié par Dance Flore le 31/05/2019
Carole Allamand est née à Genève mais vit aux Etats-Unis depuis 1993 où elle enseigne à l’université de Rutgers, dans le New Jersey. Marathon, Florida est son deuxième roman. Le premier, La plume de l’ours, édité chez Stock en 2013, a remporté le prix Pitard.
« Une femme d’une trentaine d’années, cheveux courts, peau halée, achève de boutonner sa chemise blanche devant le miroir. Son nom est Cordelia Norma Salvatore. Enfin, il n’y a que ses parents pour l’appeler ainsi. Pour les autres, elle est Norma. Nous sommes le 1er mars 2006. Une odeur de pain grillé et de café flotte sur la chambre. Ses bulletins météo et trafic expédiés d’un ton enjoué, l’animateur de 100.7 FM lance un vieux tube d’UB40 et le tempo chaloupé du reggae envahit la pièce. Norma s’approche d’une table basse où se trouve la photographie encadrée d’un jeune homme au torse nu, coiffé d’un chapeau de paille. L’un après l’autre, elle accroche à sa taille les objets déposés près du portrait : le badge de la police du comté de Monroe, une Maglite de 25 cm, une paire de menottes, un étui contenant un Taser, un autre son téléphone portable, un anneau au bout duquel pend une matraque et, enfin, le holster de cuir craquelé contenant son Beretta de service. Ainsi lesté, le ceinturon va chercher dans les sept kilos. Parmi les risques du métier, l’hernie discale l’emporte de beaucoup sur les balles perdues. Le sergent Salvatore sourit à cette idée et, se rapprochant de la glace, en profite pour inspecter la propreté de ses dents, l’avancée d’une ride au coin de l’œil. Sous cet angle, sa ressemblance avec l’homme de la photo vous apparaît tout d’un coup. Il doit s’agir de son frère.
Au même instant, une Ford Crown Victoria quitte la Route 1 pour s’engager sur Sombrero Beach Road. Il est 7 heures et 59 minutes quand la voiture s’immobilise à l’ombre des amandiers, en bas de l’escalier qui mène à l’appartement de Norma Salvatore. Des fragments d’échange grésillant sur la radio de bord parviennent aux oreilles de Jet, qui s’est mis à battre le canapé d’une queue reconnaissante et lève la tête pour accueillir la caresse de sa maîtresse qui s’en va. » (p. 13 et 14)
Cordelia Norma Salvatore – elle préfère Norma - a eu une autre vie avant. Avant la mort de son frère Alberto, avant le délitement de sa famille et de celle de leurs meilleurs amis, les Baker.
Au commencement, il y a l’amour et l’amitié. Et puis la mort inexpliquée du jeune homme qui vient tout détruire.
De l’hôtel-restaurant « Le Paradisio » que tenaient les Salvatore, il ne reste rien, les murs abattus, effondrés, vont laisser la place à d’autres commerces, moins chaleureux, moins familiaux, des enseignes sans âme et sans passé. L’effondrement est un motif de ce roman : effondrement des êtres qui ne peuvent plus supporter leur vie, effondrement des certitudes, effondrement du passé…
Alberto Salvatore était journaliste, un journaliste engagé, bien décidé à lutter par ses enquêtes contre la firme Crodino LLC, qui gère la station d’épuration des eaux, mais qui est surtout responsable de rejets hautement toxiques dans la nature et coupable de toutes sortes de malversations et autres corruptions pour continuer ainsi. Il se trouve que la toxicité d’un produit dispersant, utilisé par Crodino, est à l’origine de lésions cutanées, et Alberto compte bien réussir à prouver sans l’ombre d’un doute que la compagnie est entièrement coupable.
Malheureusement, le jeune homme est retrouvé mort avant d’avoir eu le temps de mener ses investigations à bien. Sans qu’on ait rien pu prouver, il semble pourtant évident qu’Alberto a été assassiné par ceux qu’il accusait. Ce ne serait pas la première fois qu’un bon journaliste deviendrait très très gênant pour les petites affaires pas nettes d’une firme puissante.
Norma, qui a tout d’abord été infirmière, renonce à sa carrière médicale pour entrer dans la police de Marathon, en grande partie pour enquêter sur la mort de son frère. Son chef n’est autre que Bob Baker, le meilleur ami de ses parents, pour qui Alberto était comme son deuxième fils. Luke Baker et Alberto étaient amis depuis toujours et personne ne se console de sa mort. Il autorise la réouverture de l’enquête - bâclée à l’époque, semble-t-il - au vu d’un nouvel élément, et nomme Norma en charge.
Avec son coéquipier Diego, au charme duquel elle n’est pas insensible, elle va s’apercevoir que la réalité est très différente de ce qu’elle s’était figuré, et plus complexe, bien sûr.
Rien n’est tel qu’elle se le figurait et elle perd certitudes et repères en approchant la vérité. Chacun semble avoir refait sa vie mais les plaies sont à vif et celui qui la met en danger n’est pas celui dont elle croyait avoir à se méfier.
À la suite de ce roman policier, on trouve une série de petits fragments mémoriels de l’auteur qui font référence à son enfance genevoise.
On pense les deux morceaux distincts, mais c’est un leurre, encore un dans ce texte qui n’est que fausses pistes et mirages, illusions d’optique et jeux de perspective.
En réalité, la deuxième partie est le mode d’emploi de la première, les clés de lecture. Carole Allamand montre les coulisses de son écriture en parlant d’elle et de son enfance, il faut poser cette deuxième partie sur la première et regarder d’autres dessins (desseins ?) apparaître. C’est à la fois futé et émouvant, très étonnant et cependant parfaitement évident, une fois le mécanisme compris.
Un personnage délicieux, Jet, ajoute fantaisie et amour à ce puzzle plutôt noir.
Musique :
Outre la sélection ci-dessous, sont évoqués : David Bowie, UB40, Neil Young, Patti Smith, Police...
Van Morrison - Brown Eyed Girl
Eric Clapton - Layla
Duane Allman - Goin' Down Slow
Stevie Wonder - Pastime Paradise
Santana - Oye Como Va
Dave Matthews Band - Crush
MARATHON, FLORIDA - Carole Allamand - Éditions Zoe - 272 p. mars 2019
photo : Keys Island - Pixabay