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MARSEILLE 73 de Dominique Manotti

Chronique Livre : MARSEILLE 73 de Dominique Manotti sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

La France connaît une série d’assassinat ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne. En six mois, plus de cinquante d’entre eux sont abattus, dont une vingtaine à Marseille, épicentre du terrorisme raciste.
C’est l’histoire vraie.

Onze ans après la fin de la guerre d’Algérie, les nervis de l’OAS ont été amnistiés, beaucoup se sont intégrés dans l’appareil d’État et dans la police, le Front National vient à peine d’éclore. Des revanchards vont appeler à plastiquer les institutions représentant l’État algérien.
C’est le décor.

Le jeune commissaire Daquin, vingt-sept ans, a été fraîchement nommé à l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, lieu de toutes les compromissions, où tout se sait et rien ne sort.
C’est notre héros.

Tout est prêt pour la tragédie...


L’extrait

« Tour de table, accord unanime. Percheron continue sur sa lancée :
- Autre chose. Nos collègues de l’antenne SRPJ de Toulon nous ont contactés. Ils surveillent depuis un moment l’UFRA... Tout le monde est au clair sur l’UFRA ? Non ? L’Union des Français repliés d’Algérie, une des associations de défense des pieds-noirs, pas la plus importante, mais la plus remuante, avec son siège social dans le Var, et un goût prononcé pour l’illégalité. D’après nos collègues, un groupe armé de proches de l’UFRA a débarqué chez un notaire et a bloqué les armes à la main une vente aux enchères des biens saisis pour dettes d’un de ses adhérents. Ils ont récidivé un mois plus tard pour empêcher l’expulsion d’un exploitant agricole pied-noir qui ne payait pas son bail. Nos collègues en ont profité pour arrêter quelques membres de l’UFRA pour port d’arme prohibé et, au cours d’une perquisition au domicile de l’un d’eux, ils ont trouvé tout un arsenal du parfait petit chimiste pour bricoler une assez belle bombe. Dans le contexte actuel, après les accidents de Grasse et le climat tendu dans la région, nos collègues craignent que ça pète, d’une façon ou d’une autre. Le procureur de Toulon a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire. Et nos collègues ont trouvé dans les carnets des individus qu’ils ont arrêtés quelques adresses marseillaises, ils nous demandent donc de prendre contact avec eux pour des échanges d’informations. Je sais que mon prédécesseur a toujours été très réservé dans ses rapports avec l’antenne de Toulon. Mais il me semble que, dans le contexte actuel, nous ne pouvons pas négliger cette demande. Daquin, j’ai pensé que vous pourriez vous charger de ce dossier avec votre équipe. Vous les contactez, et nous voyons ensemble les suites éventuelles.
La proposition est validée.
Quand la réunion est finie, le patron entraîne Daquin dans son bureau et lui communique les coordonnées des Toulonnais à joindre. Il ajoute sur le ton de la confidence :
- Soyons précis. Nous apportons notre soutien à nos collègues de Toulon, dans le cadre de l’enquête qui a été ouverte par le procureur de Toulon, mais pour l’instant aucune enquête n’est ouverte à Marseille. Il faut être d’autant plus prudent que je me suis laissé dire que nous avions des collègues de chez nous dans le circuit de l’UFRA. Je ne veux pas de conflits dans la Maison. D’autre part, ces gars de l’UFRA ne sont pas tous à mettre dans le même sac. Certains militants risquent d’aggraver la tension avec l’immigration nord-africaine en jouant la provocation et la violence. Ceux-là, il faut les calmer. D’autres peuvent à l’avenir nous aider à encadrer cette population qui nous crée déjà pas mal de problèmes. Eux, ils les connaissent bien, les immigrés. J’aimerais que vous profitiez de cette demande des Toulonnais pour me faire un tableau précis de ce qu’est l’UFRA sur Marseille. Qui devons-nous craindre, sur qui pourrons-nous peut-être nous appuyer. Vous voyez, c’est assez simple.
- Je vois, et je ne trouve pas que ce soit simple, mais nous allons nous y mettre tout de suite. » (p. 20-21)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Explorer le passé, y mêler avec habileté des personnages de fiction dans un implacable scénario de polar pour en faire un très grand roman actuel, universel - Ô combien -, c’est à ça qu’on les reconnaît ! Qui donc ? Mais Les grands auteurs, bien sûr. Grande autrice en l’occurrence, légende de la littérature noire. Le Marseille 73 de Dominique Manotti ne pouvait mieux tomber qu’en ce mois de juin 2020. Alors que l’Amérique s’embrase après le meurtre de George Floyd, que la première manifestation d’envergure post-confinement, à Paris, est un rassemblement contre les violences policières, comment ne pas se sentir les deux pieds dans l’actualité brûlante avec cette histoire qui nous entraîne pourtant en 1973, à l’Évêché, commissariat central marseillais. Une abominable affaire de meurtres racistes, de terrorisme d’extrême-droite, dont les principaux protagonistes sont des policiers, républicains bon teint, toujours prêts à défendre la veuve et l’orphelin... selon la hiérarchie...

On retrouve avec un plaisir non dissimulé le commissaire Daquin, personnage complexe, attachant, que l’on avait quitté à la fin d’Or Noir, jeune homme de 27 ans, fin tacticien, brillant, peu à l’aise dans ce nouveau poste à Marseille qu’il souhaite quitter le plus rapidement possible pour une affectation à la brigade des Stup’. New York, si possible, pour des raisons personnelles et sentimentales. En ce mois d’août 73, dès les présentations effectuées, il éprouve une antipathie immédiate pour son patron, Percheron, un politique, prompt à ouvrir le parapluie et à ne pas vouloir déranger l’ordre établi. Celui-ci le charge de coordonner une recherche de renseignements avec des collègues toulonnais s’inquiétant d’une agitation inhabituelle dans le milieu des activistes pieds-noirs. Sous les dehors d’une association tranquille, l’UFRA, ils sembleraient sur le point d’ouvrir des centres d’entraînement et de formation pour de futurs terroristes.

La grosse affaire du moment est le procès Susini : un ex de l’OAS passé au grand banditisme, frayant avec des hommes de main des Guérini, caïds locaux, proches du maire socialiste Gaston Deferre, bienheureux celui qui peut s’y retrouver... S’y ajoute un fait divers tragique qui secoue tout Marseille : l’assassinat d’un chauffeur de bus par un Algérien, sans doute déséquilibré, que certaines officines montent en épingle. Au nom de la protection des « vrais » Français, l’extrême-droite exploite le drame, l’amplifie et défile dans les rues, prête à mettre le feu aux poudres...

À la même période, plusieurs assassinats ciblent des travailleurs immigrés, on parle tout de même de plusieurs dizaines de morts, réparties sur tout le territoire national. Crimes vite étouffés sous le classement « réglements de compte entre bandes rivales », peu importe que les victimes n’aient aucun casier judiciaire. Pourtant le 22 août 1973, un meurtre particulièrement odieux, suscite l’intérêt de Daquin et de ses hommes, celui d’un adolescent de 17 ans, abattus de trois balles alors qu’il attendait une amie. Arrivé sur place après la Sureté urbaine qui a déjà indiqué aux frères de la victime qu’il serait impossible de retrouver les assassins, Daquin va découvrir que les premières constatations ont été bâclées, trouver de nouveaux indices qui le poussent à suivre ces pistes de son côté. En toute discrétion.

De la discrétion, il en faut puisque l’époque est terriblement confuse et dangereuse : les anciens de l’OAS, graciés en 1968, ont repris du service dans la police, les rapatriés d’Algérie se voient bien aussi jouer le deuxième round de la guerre d’indépendance à Marseille, et différentes officines, dont les Services d’Action Civique (SAC), service d’ordre gaulliste à la botte de Charles Pasqua, influencent toutes les décisions et n’hésitent pas à éliminer les gêneurs. Le danger est réel de vouloir faire son mértier correctement, surtout si l’on a des relations homosexuelles comme Daquin, une carrière peut se briser sur une simple rumeur malveillante.

À la suite d’Ordre Nouveau ou du GUD, groupuscules d’extrême-droites, des comités éphémères anti-immigrés fleurissent à tous les coins de rue, bénéficiant de l’appui d’un Front National, non encore dédiabolisé par des médias complaisants, apparaissant sous son véritable visage de parti fasciste à la sauce tricolore. Les interactions entre tout ce petit monde et les forces de l’ordre sont patentes, évidentes, les diverses mafias ne sont jamais loin, mais tous les regards se tournent pudiquement afin de ne pas être contraints de voir.

Un des points les plus troublants de ce roman est sans aucun doute l’incroyable, mais véridique, hiérarchie parallèle au sein de la police. L’Évêché possède une chaîne de commandement « officielle », qui ne compte guère que pour la galerie, et une seconde « officieuse », tenue d’une main de fer par un simple brigadier, le Gros Marcel, au courant de tout, entouré de ses conseillers tel un parrain mafieux, décidant dans les arrière-salles des bistros des suites à donner aux affaires, des promotions et des flics à écarter des enquêtes. Il apparaît vite à Daquin et ses hommes que le Gros Marcel, ou quelques-uns de ses fidèles, n’ont aucune envie que les assassins de Malek soient identifiés.

Dans une ambiance de paranoïa générale, indispensable pour survivre, les pièges et sabotages des preuves sont le quotidien des enquêteurs. Les comploteurs, omniprésents, omniscients, freinent toutes les avancées du dossier. Daquin ne peut compter que sur son équipe dévouée, et sur la famille de Malek, admirable de dignité et de pugnacité. Tous sont sous la menace permanente des coups bas, montés par des tueurs infiltrés au cœur du système. Les travailleurs immigrés s’organisent de leur côté, démarre des mouvements de grève afin d’obtenir justice pour les leurs assassinés, le MTA (Mouvement des Travailleurs Arabes) prend de l’ampleur, parvient à avoir un écho national. Les attentats se multiplient, l’atmosphère, peu à peu, se tend, tout semble possible, y compris des actions d’envergure contre des cibles importantes.

Dominique Manotti, après un remarquable travail de documentation, d’une richesse inouïe, expose toute une série de faits historiques incroyables, y projette, avec son immense talent, ses personnages de fiction, et quels personnages, fignolés sur mesure, pour nous livrer un roman très noir, d’un réalisme et d’une force qui dépasse très largement le simple témoignage sur une époque. La construction de l’intrigue, des intrigues, est d’une précision absolue, et permet au lecteur de ne pas se perdre dans cet univers où aucune loi n’est respectée. Une jungle d’arrangements et de compromissions, risquant à chaque instant d’étouffer ceux qui fouinent un peu trop.

En lisant Marseille 73, on repense évidemment au comportement ignominieux de la police française sous Vichy, avec pour point d’orgue la rafle du Vel’ d’Hiv, si bien décrite par Romain Slocombe dans L’Étoile jaune de l’inspecteur Léon Sadorski (La Bête Noire - 2017) , mais aussi à Requiem pour une république de Thomas Cantaloube (Série Noire - 2019) évoquant les massacres de travailleurs algériens alors que le collabo Maurice Papon était à la tête de la préfecture de Paris (octobre 1961), et l’on ne peut s’empêcher de se dire que le ver est dans le fruit depuis des dizaines d’années, que des groupes racistes fascisants infectent les forces de l’ordre dès la naissance de la Ve république, avec la complicité, au moins passive, des pouvoirs politiques, servant les mêmes discours de dénégation aux citoyens. Pour le plus grand dommage de tous les policiers peinant à effectuer leur travail dans le respect de l’éthique et de la loi.

Marseille 73 commémore de la plus belle des manières le vingt-cinquième anniversaire de la disparition de Jean-Patrick Manchette. Il y a là tout ce que l’écrivain aimait, du vrai, du cru, de la politique glauque, du réalisme terrible. Le monde tel qu’il est dans un superbe récit, de la littérature noire sans concession.

Un formidable polar, politique, historique, époustouflant. Assassinats et violences policières envers des immigrés algériens en 1973 à Marseille. Un lourd parfum d’actualité !


Notice bio

Dominique Manotti est née à Paris en 1942. Elle a enseigné à l'université l'Histoire économique contemporaine. Autrefois militante politique et syndicale, elle publie à partir de 1995 une quinzaine de romans noirs, dont trois mettant en scène le commissaire Daquin. L'un de ces romans, Nos fantastiques années fric, a été adapté au cinéma sous le titre Une affaire d'état.
En 2008, elle a reçu le Duncan Lawrie International Dagger pour Lorraine Connection (éditions Rivages). Après Bien connu des services de police, Trophée 813 du meilleur roman noir francophone en 2010, elle a reçu pour L'honorable société, écrit avec DOA, le grand prix de littérature policière 2011, puis, le grand prix du Roman Noir 2016 pour Or Noir. Ces trois romans sont parus à La Série Noire. Dernière publication en date, avant Marseille 73 : Racket, paru aux éditions Les Arènes, dans la collection EquinoX.


MARSEILLE 73 - Dominique Manotti - Éditions Les Arènes - collection EquinoX - 384 p. juin 2020

photo : L'Évêché, commissariat de Marseille - RValette pour Wikipédia

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