Chronique Livre :
MASSACRE DES INNOCENTS de Marc Biancarelli

Publié par Dance Flore le 05/02/2018
L'auteur
Marc Biancarelli est un poète, dramaturge, nouvelliste, traducteur et romancier français qui écrit en corse et en français. Il enseigne d'ailleurs la langue corse. On trouve, chez Actes Sud, Murtoriu (2012) et Orphelins de Dieu (2014), prix Révélation de la SDGL et prix du livre corse.
En bref
« Nous sommes tous des barbares. »
1629, le Batavia fait son premier voyage pour le compte de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, rempli de richesses, vers les Indes néerlandaises, pour le commerce des épices. Il transporte environ 320 personnes, marins, soldats, membres de la compagnie des Indes et passagers désireux de s'installer en Indonésie. Il fait naufrage, dans la nuit du 3 au 4 juin, suite à l'erreur du capitaine Jacobsz, qui ne parvient pas à éviter les récifs. Beaucoup de passagers sont sauvés, installés sur une île mais elle est nue, absolument incapable d'offrir quoi que ce soit aux rescapés.
Le subrécargue et le capitaine les abandonnent alors à leur sort et s'en vont, avec une cinquantaine de personnes, vers l'Australie, à environ 80 kilomètres.
Ceux qui restent vont vite se trouver sous la coupe de Jeronymus Cornelisz, un intendant-adjoint inquiétant, totalement déchu dans sa ville, apothicaire en faillite, en fuite, qui va trouver dans cette situation l'occasion de mettre en œuvre sa vocation pour le mal, la violence, la barbarie jubilatoire. Un personnage à la fois tragique, ridicule et profondément effrayant. En face de lui, quelques justes, quelques rebelles, et une femme magnifique vont avoir le courage de ne pas sombrer dans la barbarie.
Un aperçu
« Acceptez votre part d'ombre, mon ami, acceptez le chemin qui sera le vôtre, et acceptez de mettre un terme à vos souffrances. Ou bien vivez avec, et souriez à ces flammes dressées pour vous par la Providence. Il n'est nul dieu, Johannes, il n'est nul dieu en ce monde qui nous soutienne.»
« Tableau 2 – Le Cimetière aux premiers jours
Et le subrécargue François Pelsaert abandonna les naufragés du Batavia sur l'îlot désertique. Pas loin de deux cents hommes, femmes et enfants, qui se morfondaient, voyant disparaître au loin les seules embarcations qui auraient pu les éloigner à jamais de ce tombeau à ciel ouvert. On les avait transportés sur le récif dans les premières heures du sinistre, et ils maudissaient maintenant les renégats qui fuyaient en leur tournant le dos.
Archipel infect, terre de désolation, ici s'achèveraient leurs vies. Rochers perdus en des mers funestes, ciel étranger aux étoiles inconnues, ici serait leur dernière sépulture. Aussi avait-on baptisé cette île, d'office, le Cimetière. Le banc de sable d'où le subrécargue avait préparé sa fuite fut quant à lui nommé l'île des Traîtres, et un troisième îlot fut appelé l'île aux Otaries, simplement parce qu'on y avait aperçu ces animaux.
Pelsaert avait pris cette décision insensée de forcer l'océan, de tenter l'impossible. Avait-il le choix ? Son autorité n'aurait guère tenu au milieu de tant d'abattement. On n'aurait pas tardé à le rendre responsable du naufrage. Qu'il eût été malade le soir du désastre n'aurait rien changé aux yeux des rescapés, rendus fous par le désespoir. On l'aurait roué jusqu'au sang, on aurait piétiné son corps avant de le livrer à la furie des vagues. Il fallait partir, tenter le diable et joindre Batavia, la ville qui depuis le départ était sa destination. Pelsaert fit travailler des marins à l'abri des regards, sur la plage de la plus petite île, et il établit lui-même la liste des fidèles qui l'accompagneraient. Quand il mit à l'eau sa modeste flottille, ce fut à la surprise générale, et sous les clameurs haineuses de ceux qu'il laissait derrière lui.
À ses côtés, le pauvre capitaine Jacobsz. Il était d'une pâleur extrême. Lui aussi avait à craindre des survivants. Lui surtout. Tout était dû à ses méprises, à son ivrognerie, et il avait beau essayer de minimiser son rôle, sa conscience l'accablait. Le bruit de la coque qui se fracassait contre les roches le hantait, chaque seconde il revivait cette scène, et la terreur qui en lui n'avait pas encore disparu semblait vouloir l'étouffer jusqu'au trépas. » (p. 29-30)
À moi, maintenant
« Il n'y a pas d'ordre, et pas d'espoir, il n'y a que la mort, et les profits de la VOC, et des hommes que l'on broie, des destinées dont on se moque. »
Le Batavia est en route vers les Indes néerlandaises. À son bord, les employés de la VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales) et des marins, des soldats, mercenaires de tous ordres cherchant à délocaliser leur savoir-faire acquis dans les guerres incessantes qui fragmentent et saignent l'Europe à blanc et des passagers qui veulent aller s'établir dans ce qui est aujourd'hui l'Indonésie, alors propriété néerlandaise. Les soutes sont pleines de cadeaux pour le Grand Moghol, de grès, d'argent et d'or, de tout un tas de richesses variées et d'armes.
Au commandement, le subrécargue François Pelsaert qui est malade comme un chien, rivé à sa cabine. Il délire de fièvre et a peur qu'on ne lui prenne l'argent qu'il a détourné pour son profit personnel de la cargaison sur laquelle il est censé veiller. Peur de qui ? Du capitaine Jacobsz, libidineux et veule, plus prompt à se jeter sur la bouteille et les femmes qu'à conduire le navire à bon port. Entre Pelsaert et Jacobsz, rien ne va depuis le début. Peur de Cornelisz également, un type à l'air mauvais qu'il a pourtant engagé lui-même, sur la foi de la recommandation d'un ami peintre. Mais il le regrette, Cornelisz ne lui inspire que mépris et défiance avec son air hypocrite. Comment avoir foi en un apothicaire déchu, qui a fait faillite, proscrit partout et contraint de s'embarquer pour fuir ? Faire faillite, c'est presque indécent, une faute dans ce monde qui fait de l'accroissement de la richesse un des dogmes de la rectitude morale.
La tempête fait rage, le bateau tangue et dans ses entrailles, les passagers, marins, soldats attendent avec impatience l'accalmie. Webber Hayes et Otter Smit, deux soldats, amis à la vie à la mort, tâchent de tromper leur angoisse en plaisantant et en devisant. Ces deux-là forment un duo qui a été redoutable, mercenaires invincibles et sans limites, acceptant sans sourciller chaque bain de sang que leur profession les engage à faire couler. C'est déjà l'Europe, en miettes kaléidoscopiques, les nouvelles alliances sans cesse recomposées créant de nouveaux conflits, de nouvelles occasions de trucider et d'humilier son prochain.
Dans la société européenne du 17ème siècle, l'avilissement des peuples qu'on soumet et qu'on flétrit en les dépouillant de leurs terres est une gloire, mais gare à aux athées, aux penseurs déviants, aux libertaires, la mort et la torture ne sont jamais bien loin. On s'entretue et on s'étripe joyeusement, les motifs de guerres ne manquent pas, les mercenaires passent d'un camp l'autre suivant l'argent qu'on leur propose, sans maîtres véritables, sans affect, sans principe. Tuer, c'est égorger, éventrer, violer et embrocher. Peu importe la nationalité des femmes, enfants, nourrissons ou encore vieillards ou le drapeau temporaire qui flotte à la porte des villes.
La violence est partout, dans les exécutions et tortures publiques auxquelles le peuple assiste, comme en transe devant la souffrance des captifs, dans la répression sauvage, dans la fragilité des institutions et des régimes, dans la souffrance quotidienne des pauvres gens.
Les pays européens possèdent des empires coloniaux mirifiques et leur peuple se meurt de faim et de froid dans le mépris de ses souverains.
Webber, pourtant ancien mercenaire, est l'un des rares hommes à avoir salué gentiment Lucretia, une femme noble qui vient dans les colonies retrouver son mari, parti il y a des années et dont elle n'a plus de nouvelles. Ils ont échangé quelques mots banals mais c'est précieux pour elle. Elle a peur, Lucretia, sa femme de chambre a décidé de passer son temps à se faire trousser par Jacobsz et a abandonné le service de sa maîtresse qui se retrouve à la merci d'hommes aux yeux luisants et aux manières dégoûtantes qui lui ont déjà tendu un guet-apens afin de l'humilier en la dévêtant et en la recouvrant d'ordures avant de la laisser là, seule, plus morte que vive.
Survient le choc, les récifs que le bateau heurte avec violence, dans la tempête, par la faute de ce minable capitaine Jacobsz. Tous ne seront pas sauvés, pas assez de chaloupes, pas assez de temps, pas assez de répit accordé par la tempête.
Il y a trois îlots : l'île au Cimetière, l'île des Traîtres et l'Île aux Otaries, ainsi nommés parce qu'il n'y a rien pour survivre sur le premier et surtout pas d'eau potable, que Pelsaert et Jocobsz avec une cinquantaine d'autres personnes s'en vont en douce du deuxième pour gagner Batavia, en prenant les seules embarcations solides et parce que ces animaux sont repérés sur le troisième, source de viande, source d'espoir donc.
Les gens se retrouvent donc proprement abandonnés sur une île désertique et, dès lors, la barbarie sera le seul maître. Plus aucune règle n'empêche le mal de s'introduire entre les êtres livrés à aux-mêmes, dans le dénuement et la détresse extrêmes. La barbarie, la violence, la cruauté vont gagner de proche en proche, comme une hypnose, comme une folie collective, comme une lèpre de l'âme. Cornelisz va donner sa pleine mesure, en s'appuyant sur un groupe de dépravés que rien n'excite plus que le spectacle de la douleur.
Une sorte de folie s'empare d'eux, rien n'est plus interdit, et Cornelisz va, dans cet univers qui ressemble à un tout petit royaume ridicule de pierre et de sang, édifier une tyrannie atroce, passant par les armes ceux qui résistent, au nom de pseudo lois qu'il édicte au fur et à mesure de ses besoins de justification, auxquels il renonce ensuite car à quoi bon. Même ce théâtre-là le lasse. Il soumet les faibles, jouit vicieusement de leur peur et de la défaite de toute morale, les forçant à commettre atrocités sur atrocités. Le pasteur voit sa femme et ses nombreux enfants se faire tuer, puis la seule fille qui lui reste se faire souiller par tous ceux qui en ont envie, mais il reste avec Cornelisz, chien encore heureux d'être en vie, léchant le pied qui le frappe. Les femmes sont vite regroupées et mises en commun, quand elles ne sont pas suppliciées et mises à mort.
Il tient le rôle de sa vie, Jeronymus, celui auquel il se sentait destiné, revanche sur les vicissitudes de la vie, sur sa femme malade et son enfant syphilitique, sur sa vie minable, sur les humiliations vécues, intimes et publiques, comme lorsqu'il se fait publiquement pisser dans l'oreille par une matrone qui l'accuse de lui devoir de l'argent. Dans l'atelier de son ami peintre Torrentius, à la bourse généreuse et qui va connaître le destin réservé aux hérétiques, il contemple le Massacre des Innocents peint par un presque homonyme, Cornelisz van Haarlem, et ce tableau sera comme une épiphanie, une révélation de sa conversion et de son aptitude au mal absolu : « Il ne chercha pas à comprendre ce qui l'ébranlait, il ne chercha qu'à s'abandonner à sa révélation, son illumination, comprenant ce qu'il pouvait y avoir de délicieux dans la perpétration du mal, et saisissant l'aversion infinie que lui inspirait la révolte des faibles, et ce qu'elle comportait d'horreurs en retour, et d'abomination à l'équilibre. »
Quelques-uns vont s'opposer à lui, qu'il fera exiler dans une autre île, ironiquement beaucoup plus hospitalière, sous le prétexte de leur faire chercher une source d'eau potable. Ce groupe d'hommes justes sera le seul à tenter de mettre à bas la tyrannie sauvage et sa nglante qui s'exerce désormais sur tous et toutes, y compris bien sûr sur Lucretia, l'héroïne, personnage sublime de courage et d'intelligence.
« Que de vilénie en ce monde. Que de lâcheté devant la mort. Et que de suffocante beauté dans l’accomplissement inéluctable du désastre. »
Le roman est divisé en tableaux, existants ou fictifs, magnifiques évocations et descriptions haletantes de la guerre, de Webber Hayes et de son ami Otter Smit dans les tourbières, des rues néerlandaises, de l'atelier de Torrentius, par exemple. On pense à Shakespeare, la Tempête, bien sûr, que Biancarelli fait figurer en exergue de son roman. On pense aussi à Aguirre, personnage dément et démesuré de Herzog, pour Cornelisz, pour le mélange de bouffonnerie et de tragique tant il y a quelque chose de totalement ridicule à faire de cet îlot rocheux perdu une tyrannie, car quelle règle peut bien être prise au sérieux dans ces circonstances ? et cependant tortures et morts, avilissement et dégradations physiques et morales sont reines.
Il n'y a pas de raison, pas de justification , pas de rationalité données à ces exactions ni à l'atroce jubilation qu'elles occasionnent. Elles ont eu lieu tout comme l'histoire du naufrage du Batavia est absolument authentique, une histoire folle et hors de toute mesure qui interroge l'humanité en nous et questionne tous nos repères moraux.
L'écriture est magnifique et donne chair au terrible destin des victimes, à ceux qui souffrent de l'avidité des bourreaux pour le mal. Mais plus encore, elle dépeint des hommes et une femme que rien n'a préparés à la bonté et qui cependant ne s'y soustraient pas, quelque soit la force du péril qui les menace.
Bonus audio
À écouter absolument, car très éclairant et passionnant, l'entretien accordé par Marc Biancarelli à Romain de Becdelièvre pour l'émission Par les temps qui courent sur France Culture
MASSACRE DES INNOCENTS - Marc Biancarelli - Éditions Actes Sud - 304 p. 3 janvier 2018
illustration : Le massacre des Innocents de Cornelisz Van Haarlem (détail)