Chronique Livre :
MAUVAISES GRAINES de Lindsay Hunter

Publié par Psycho-Pat le 06/12/2018
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Pour Perry et Baby Girl, deux lycéennes paumées, les perspectives sont aussi étriquées que leur quotidien. Leur amitié est fondée sur l’ennui, la frustration d’un horizon bouché, et une rébellion qui se voudrait sauvage. En résumé elles n’ont pas grand-chose à perdre, à part leur temps. Elles traînent vaguement en classe, volent des voitures pour se lancer dans des virées nocturnes, et passent des heures sur les réseaux sociaux.
C’est sur Internet qu’elles font la connaissance de Jamey qui, au fil de leurs conversations, va les convaincre de le rencontrer. Peu à peu, elles réalisent que le jeune homme n’est pas exactement celui qu’il prétend. Mais elles non plus…
Comment savoir qui est finalement le plus dangereux…?
L'extrait
« Le SUV était une idée à la con. Trop voyant. Baby Girl avait lu dans un vieux bouquin de son frère qu'il fallait s'immuniser contre la peur, en faire une partie de son être, aussi naturelle et discrète que sa main. Est-ce qu'on pensait souvent à sa main ? Négatif. Voilà le sort qu'il fallait réserver à la peur. Néanmoins, cette immunité ne devrait pas être synonyme de conneries répétées à l'infini.
« On ferait mieux de larguer cette bagnole, dit Baby Girl. Tu crois pas que le premier flic venu va se demander : Hé, pourquoi cette salope au crâne rasé roule dans une bagnole qui, clairement, n'est pas la sienne ?
- Si tu le dis », lâcha Perry. Au début, elle disait des trucs genre : T'es pas con quand Baby Girl se flagellait. Désormais, c'était souvent Si tu le dis.
« En plus, vont sans doute m'accuser de t'avoir kidnappée car aucune jolie fille saine d'esprit ferait équipe avec...
- Super, larguons-là. OK ? Faisons comme ça. »
Baby Girl savait qu'elle avait flingué le délire de Perry. Elle était comme une reine perchée sur son siège et Baby Girl avait brisé le charme. Elle se marra presque, sentait le goût de la victoire. Elle n'était peut-être pas aussi mignonne que Perry, mais elle était bien plus méchante.
Après être sorti du coma, Charles avait changé. Plus doux.
Beaucoup moins chaud pour sortir à la nuit tombée. Moins tranchant. Un désolant spectacle. Baby Girl avait repris le flambeau là où il l'avait abandonné. Elle était passée de Dayna à Baby Girl, le surnom dont l'avait affublée Charles avant son accident. S'était rasé la moitié du crâne. Avait récupéré ses CD et même une partie der ses fringues, sans qu'il réagisse. Après l'accident, il s'était mis à porter des shorts de basket-ball, sans doute à cause de l'élastique à la ceinture. Récemment, Baby Girl avait envisagé de se taillader la partie rasée de son crâne, pareil à la cicatrice de son frère, des points de suture dentelés et moches, comme un S tracé d'une main d'enfant. Baby Girl voulait que son enveloppe charnelle reflète ce qu'elle endurait à l'intérieur. Ce qui se résumait à un J'vous emmerde. » (p.16-17)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Un duo classique : la belle et la moche, deux filles adolescentes larguées dans la vie par des familles déglinguées, qui fantasment plus leurs vies qu'elles ne les vivent réellement. Perry, la belle, superbe jeune fille qui n'en a pas vraiment conscience, Baby Girl, un peu d'embonpoint, enlaidie par une tête à demie rasée et des fringues de mec.
Myra, la mère de Perry, serveuse dans un diner, a tendance à soigner son ennui, au cours longues nuits de solitude, par l'absorption de bière... Juste une. Une seule, parce qu'elle est résolue à arrêter la picole, c'est ce qu'elle proclame, au départ. Une raisonnable petite bière pour trouver le sommeil, puis les autres, qui défilent sans qu'elle parvienne à les compter et le matin qui la trouve endormie n'importe où sans souvenir. Jim, son compagnon, bien qu'il ne soit pas le père de Perry, s'investit dans l'éducation de la jeune fille, prend soin d'elle autant qu'il le peut, mais il est de service de nuit à la prison du comté et ne peut pas être assez présent pour contrôler la consommation de Myra et les fugues, quotidiennes, de Perry dès qu'il a le dos tourné. Celle-ci s'échappe par la fenêtre du bungalow afin de rejoindre sa meilleure, et seule, amie.
Baby Girl, côté entourage, c'est encore pire. Un frère, Charles, qu'elle adulait, victime d'un accident de moto qui l'a laissé avec l'esprit d'un enfant de six ans, caractériel et incapable de s'occuper de lui. Ils sont hébergés par un oncle, religieux rigoriste, les ayant recueilli à la mort de leurs parents. Baby Girl s'habille d'un jean et d'un tee-shirt de son frère, mi-mec mi-fille, elle se sent obligée de jouer les deux rôles afin de maintenir Charles dans le monde des vivants. D'ailleurs, en sa présence, elle guette toujours le petit signe qui pourrait lui faire espérer que son frangin retrouve un peu de lucidité, ce qui arrive, de façon fugace, mais ne dure jamais. Autrefois séducteur impénitent, un peu voyou, leader, aujourd'hui handicapé lourd, celui-ci parasite toute l'existence de sa sœur.
Si Perry collectionne les garçons, pas en tant que petits amis, comme des suites d'expériences, plus ou moins désagréables, à l'arrière de bagnoles ou dans les toilettes des diners, elle avait besoin de savoir de quoi on parlait quand on évoquait le sexe, Baby Girl, elle, est restée vierge. Ni sexe ni flirt, tout cela est rendu impossible par sa « double personnalité », par le brouillard affectif et émotionnel régnant dans son esprit. Se comporter en fille reviendrait à faire mourir l'image de Charles qu'elle tente d'entretenir. Lors de leurs expéditions nocturnes, les deux copines choisissent une voiture, Perry la vole, et elles roulent au hasard, fument des joints, s'enferment dans cette bulle motorisée, smartphones en main sur lesquels elles reçoivent des textos d'un certain Jamey, rencontré sur Facebook. Un garçon prétendument de leur âge, semblant très intéressé par Perry, mais dont Baby Girl tombe peu à peu sous le charme sans l'avoir rencontré.
Jamey reste mystérieux, sa photo de profil ne montre que l'arrière de son crâne, ses messages sont bourrés de fautes, quasiment illisibles, mais il parvient à intriguer les deux ados, à exister dans leurs mornes périples nocturnes, parfois même à aiguiser une sorte de rivalité entre elles. Peut-être est-ce justement parce qu'elles ne l'ont jamais rencontré, parce qu'il n'a pas d'existence physique, que Baby Girl peut le modeler à son gré ? Il va devenir un des points d'ancrage, un pivot de leur réalité, la grande question étant : doit-on le rencontrer ou pas ?
Nul n'est qui il prétend être dans ce roman particulièrement noir. Myra n'est pas la mère tolérante telle qu'elle aime le penser, en fait, elle nest juste démissionnaire, noyée dans l'alcool et ses angoisses de femme vieillissante, la bière a envahi son existence, la bière et la solitude, la peur du vide ressentie lorsque Jim n'est plus là. Lui, las de son job, las de sa relation avec Myra, est le seul à se soucier de Perry, il n'est pas aussi détaché de tout qu'il veut bien le laisser paraître. Perry, loin d'être une gamine sans cervelle, découvre ce qui pourrait être un début d'histoire d'amour, mais que tout devient vite compliqué quand on y mêle des sentiments. Elle a tendance à utiliser les gens, à savoir très précisément ce qu'elle attend d'eux et s'étonne toujours lorsqu'elle n'y parvient pas.
Baby Girl, la plus fragile, vulnérable des deux, s'enfonce peu à peu dans ses personnalités antagonistes sans pour autant se trouver...
Lindsay Hunter a écrit un roman perturbant, une histoire de paumés se raccrochant à des stéréotypes, qui ne fonctionnent plus, afin d'exister malgré les béances qui les habitent. Elle parle bien des réseaux sociaux, de ces visages masqués ou dissimulés devenant amis en quelques clics et des ravages que cela peut provoquer chez des jeunes n'ayant déjà pas totalement conscience de leur personnalité réelle, mais ceux-ci ne sont que des outils, les vrais problèmes sont ailleurs. Dans la misère sociale, le désert affectif, la perte des repères, l'absence de perspectives.
Ce ne sont pas forcément les graines qui sont mauvaises, les deux amies ne sont rien d'autres que des ados en déshérence, abandonnées par des adultes, eux-mêmes largués, et une société qui ne fait pas de cadeau. C'est le terreau dans lequel elles ont poussé qui n'a pas apporté les nutriments nécessaires.
Mauvaises graines n'est pas qu'une suite de voyages intérieurs, il s'y passe tout un tas d'événements, le suspense y rôde, la peur et le pathétique - Myra est un fantastique personnage dramatique. C'est un beau et fort roman noir qui nous parle de destinées et d'inéluctable, de vies fatiguées et d'existences à peine entamées mais déjà alourdies de mille tragédies et abandons. Une histoire de mensonges qui disent la vérité - les vérités -, de tromperies qui dévoilent les vrais traumatismes, un récit d'illusions ratées finissant par laisser deviner de tristes réalités.
Notice bio
Originaire de Floride, Lindsay Hunter vit désormais à Chicago. Mauvaises graines est son premier roman.
La musique du livre
Taxo X Capo – Gang in this Bitch
MAUVAISES GRAINES – Lindsay Hunter – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 285 p. novembre 2018
Traduit de l'américain par Samuel Todd
photo : Pixabay