Chronique Livre :
METROPOLIS de Philip Kerr

Publié par Psycho-Pat le 17/11/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Berlin, 1928. Les corps de quatre prostituées sont retrouvés massacrés dans le même quartier. Bernie Gunther, jeune flic idéaliste à la brigade des mœurs est invité à rejoindre le chef de la Kripo pour enquêter sur cette sinistre affaire.
Alors que ces meurtres laissent la population indifférente, le père de l’une des victimes, un chef de la pègre très influent, est prêt à tout pour se venger de l’assassin de sa fille.
Dès lors qu’une nouvelle vague de victimes, des vétérans de guerre handicapés, déferle sur la ville, Bernie est confronté au silence imposé par la voix montante du nazisme.
Une première enquête aux allures de course contre la montre dans un Berlin sous tension, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
L’extrait
« - Soyez le bienvenu à la commission criminelle, Gunther. Votre vie vient de changer de manière définitive. Vous ne verrez plus jamais les gens de la même façon. Désormais, dès que vous vous retrouverez à côté d’un homme à un arrêt de bus ou dans un train, vous le jaugerez comme un meurtrier potentiel. Et vous aurez raison. Les statistiques prouvent qu’à Berlin la plupart des crimes sont commis par des citoyens ordinaires, respectueux des lois. Autrement dit, des gens comme vous et moi. N’est-ce pas, Ernst ?
- En effet, monsieur. J’ai rarement rencontré un meurtrier qui avait la tête de l’emploi.
- Vous verrez des choses aussi affreuses que celles que vous avez vues dans les tranchées, ajouta Weiss. À cette différence près que certaines victimes sont des femmes et des enfants. C’est pourquoi nous devons nous blinder. Et vous découvrirez que nous avons tendance à faire des plaisanteries qui ne feraient pas rire la plupart des gens.
- Bien, messieurs.
- Que savez-vous sur ces meurtres de la station Porte de Silésie, Gunther ?
- Trois prostituées assassinées en autant de semaines. Toujours la nuit. La première à proximité de la station Porte de Silésie. Toutes les trois ont été frappées à la tête avec un marteau à panne ronde, puis scalpées à l’aide d’un couteau très bien aiguisé. À la manière de Winnetou l’Apache dans les célèbres romans de Karl May. Que vous avez lus, j’en suis sûr.
- Montrez-moi un Allemand qui ne les a pas lus et je vous montrerai un homme qui ne sait pas lire.
- Ça vous a plu Oh, ça remonte à loin... Mais oui.
- Tant mieux. Je ne pourrais pas sympathiser avec quelqu’un qui n’aime pas les westerns de Karl May. Que savez-vous d’autre ? Au sujet des meurtres s’entend.
- Pas grand-chose, avouai-je. Il est probable que le meurtrier ne connaissait pas ses victimes. Ce qui le rend plus difficile à arrêter. Peut-être obéit-il à une impulsion.
- Oui, oui, dit Weiss, comme s’il avait déjà entendu ça mille fois.
- Ces meurtres semblent avoir une influence sur le nombre de filles dans les rues, ajoutai-je. Il y a moins de prostituées qu’avant. Celles que j’ai interrogées m’ont dit avoir peur.
- Autre chose ?
- Eh bien... »
Weiss me jeta un regard interrogateur.
« Crachez le morceau. J’exige de tous mes inspecteurs qu’ils parlent franchement.
- Les prostituées ont trouvé un nom pour désigner ces femmes qui ont été scalpées. Après le meurtre de la dernière, j’ai entendu qu’elles l’appelaient "La Reine Pixavon"... En référence au shampoing, monsieur. » (p. 22-23-24)
L’avis de Quatre Sans Quatre
« En vérité, on te paie pour descendre en enfer et revenir, n’est-ce pas ? Mais l’enfer n’est pas un simple mot. Et l’effet qu’il produit sur toi, sur ton esprit, me fait frémir. »
Berlin - 1928 : Bernard Weiss, chef de la police criminelle de la ville a convoqué le jeune Bernie Gunther, en présence de son meilleur inspecteur, Ernst Gennat, flic obèse surnommé le Bouddha. À l’issue du bref, et efficace, passage du jeune inspecteur à la brigade des Mœurs - loin d’être une sinécure dans la capitale de la République de Weimar -, Weiss lui propose d’intégrer son équipe, la meilleure du pays, qui bénéficie d’une des plus modernes police d’Europe. Un tueur en série sévit dans les quartiers chauds et trois prostituées ont déjà été agressées et scalpées. Deux sont mortes, la dernière, un travesti, a eu la chance de s’en tirer, sa perruque restée dans la main de l’assassin lui ayant sans doute sauvé la vie. La presse berlinoise a bien vite baptisé le criminel Winnetou, du nom du héros amérindien d’une série de romans de Karl May sur la conquête de l’ouest.
Ce n’est pas que la bonne société s’émeuve, elle se réjouirait même de la disparition de quelques femmes sur les trottoirs, la terrible crise économique dont le pays commence à peine à se remettre a conduit de nombreuses ouvrières et secrétaires licenciées à se vendre pour survivre et la commisération n’est pas une habitude prussienne. Ce qui alarme la hiérarchie policière, c’est que Bernard Weiss est juif, le ministre de l’Intérieur aussi, et les nazis, soutenus par la grande bourgeoisie et la finance, mènent des campagnes de presse contre lui et tous ses coreligionnaires travaillant dans l’administration. Les prochaines élections risquent de sonner le glas de la république, Weiss se doit de réagir et compte sur Bernie et Gennat pour obtenir des résultats rapides...
Au cours de ses investigations, Gunther rencontre un personnage qui ne se moque pas du tout de ce qui est arrivé aux prostituées : Erich Angerstein. Un truand d’envergure, membre influent d’une vaste et puissante organisation mafieuse, et père de l’une des victimes, qui va exercer de plus en plus de pressions sur Bernie afin que celui-ci résolve l’affaire, espérant pouvoir s’occuper lui-même de l’assassin. Gunther ne peut dédaigner l’aide du truand, mais devra manœuvrer finement afin de ne pas lui servir de sherpa...
Déjà sur tous les fronts, Gunther est sollicité par l’épouse de Fritz Lang, Thea von Harbou, scénariste du film à succès Metropolis, réalisé par son mari. Dans l’optique de nourrir son prochain synopsis, elle souhaiterait entendre son témoignage à propos du travail d’enquête de la police, la vie de la pègre. Voilà de quoi occuper le jeune policier, surtout qu’il est soumis chaque jour aux questions de sa logeuse, Frau Weitendorf, nazie convaincue, grande amatrice et propagatrice de ragots, et qu’il doit se méfier des groupes d’extrême-droite, encore plus dangereux que les partisans de Hitler, tels Les Casques d’Acier, dont Gunther a mis pour un temps un de ses dirigeants hors d’état de nuire.
Bernie avance péniblement dans ses investigations, puis commence à cerner le profil du tueur, lorsqu’une nouvelle série s’ouvre : trois nouveaux meurtres, trois hommes, tués par arme à feu de petit calibre. Les victimes : des mutilés de guerre - Berlin en compte des milliers - contraints de mendier leur subsistance. On les surnomme des klutz et ils suscitent également le dégoût de la droite réactionnaire et des fascistes, qui voient en eux de terribles rappels de la défaite de 1918, et des conditions drastiques du Traité de Versailles ruinant le pays. Cette fois, l’assassin ne se contente plus de tuer, il écrit de longues lettres aux journaux dans lesquelles il se moque de la police, se revendique proche des nazis et décrit ses prochains crimes, mettant au défi les flics de l’en empêcher...
Fort belle manière de clore une série que de la terminer par son commencement, donnant ainsi l’impression au lecteur qu’il lui reste à découvrir toute la (riche) carrière de Bernie Gunther, terminée dans L’Offrande grecque, paru en 2019. Avec Metropolis, un très grand flic de polar achève son magnifique parcours. Et de quelle manière ! L’ombre de M le Maudit plane sur toute l’intrigue, comme si Gunther avait effectivement conseillé Thea von Harbou à la conclusion de son enquête, et que celle-ci n’avait adopté que quelques modifications à la marge. Lisez ce polar, regardez ce film, deux très belles œuvres complémentaires, peu importe dans quel ordre, vous saurez alors ce qu’était la réalité de la société allemande et aurez quelques explications sur la montée du nazisme, à commencer par la honte de la défaite de 18, et la faim.
L’atmosphère délétère de Berlin, à la fin des années vingt, permet que se côtoient les idées les plus infâmes, ainsi que les exactions de ceux qui les portent, et l’artificialité des cabarets, les fêtes orgiaques qui s’y déroulent, le rigorisme prussien voisine la plus grande tolérance pour toutes les formes de sexualité. Tout cela sent la poudre. On perçoit, à chaque instant, que cette société est prête pour la tragédie dans laquelle va basculer l’Allemagne et le monde... On sait ce qu’il en adviendra.
Bernie, encore traumatisé par ce qu’il a vu sur le front durant la première guerre, alcoolique, tant pour oublier ses cauchemars le ramenant dans les tranchées que les scènes de crime dont il est témoin la journée, apprend son métier d’enquêteur, mais démontre déjà d’un don d’analyse rare et de réelles facultés d’initiatives, parfois même un peu excessives... Il n’hésite pas à se mettre en danger, à outrepasser les ordres et à frayer avec la pègre afin de tenter de faire cesser les meurtres. On assiste là à la naissance d’un immense personnage, et, hélas, à sa dernière aventure, à ses rencontres avec la fine fleur de la peinture allemande de l’époque, Otto Dix ou Georges Grosz, fer de lance du dadaïsme. On le suit dans les bouges, des lieux aussi insolites que le Sing-Sing, cabaret-prison où l’on boit attablés dans de fictives cellules, où chaque soir un spectateur est tiré au sort pour passer sur une imitation de chaise électrique plus vraie que nature, on l’accompagne sur les scènes de crime, puis à la grande morgue de Berlin, ouverte au public, véritable musée des horreurs dans lequel les parents emmènent promener leurs enfants...
Le vrai crime serait de passer à côté de ce polar d’exception, d’ignorer un Bernie Gunther soignant sa sortie en narrant son entrée dans la police criminelle. Superbement écrit, un récit tendu, difficile comme les temps où il se déroule, empli de dangers, de rebondissements, de tentatives d’attentats, de castagnes, au milieu d’une population épuisée, affamée, affaiblie par des années de guerre et de crise. Une œuvre emplie de misère, mais aussi d’art, de peinture, de cinéma, de musique, de sexe, d’amour, de vie... Une fantastique histoire dans l’Histoire !
Fin de série exceptionnelle pour un personnage d’exception, Bernie Gunther tire sa révérence dans les pas de M le Maudit dans un fantastique polar...
Notice bio
Philip Kerr (1956-2018) a étudié le droit à l’université de Birmingham et la philosophie en Allemagne. Auteur de plus de trente livres – dont plusieurs pour la jeunesse – acclamés dans le monde entier, il a reçu de nombreux prix et incarne l’une des plus grandes figures du polar de notre époque. Son personnage récurrent, Bernie Gunther était apparu dans sa dernière enquête dans L’Offrande grecque (Seuil - 2019), Metropolis, qui sera le dernier roman à paraître de l’auteur, le met en scène à ses débuts...
La musique du livre
Outre les compositeurs classiques Richard Wagner, Franz Schubert, Richard Strauss - Salomé, peu en vogue à l’époque dans les milieux fréquentés par Bernie, ou Lotte Lenya - Nobody Knows the Trouble I’ve Seen (dont je n’ai pas trouvé trace), sont évoqués :
Comedian Harmonists - Creole Love Call
L’Apprenti Sorcier - Paul Dukas - M le Maudit (sifflé par « Winnetou »)
Berliner Philharmoniker - Berliner Luft
Bessie Smith - Empty Bed Blues
Georgie Stoll - Ain’t She Sweet
METROPOLIS - Philip Kerr - Éditions du Seuil - 388 p. novembre 2020
Traduit de l’anglais par Jean Esch
photo : police berlinoise, 1930 - Bundesarchiv Bild 102-10866 pour Wikipédia