Chronique Livre :
MICTLÁN de Sébastien Rutés

Publié par Psycho-Pat le 24/01/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
À l’approche des élections, le Gouverneur – candidat à sa propre réélection – tente de maquiller l’explosion de la criminalité. Les morgues de l’État débordent de corps anonymes que l’on escamote en les transférant dans un camion frigorifique.
Le tombeau roulant est conduit, à travers le désert, par Vieux et Gros, deux hommes au passé sombre que tout oppose. Leur consigne est claire : le camion doit rester en mouvement. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans autre arrêt autorisé que pour les nécessaires pleins de carburant.
Si les deux hommes dérogent à la règle, ils le savent, ils iront rejoindre la cargaison. Partageant la minuscule cabine, se relayant au volant, Vieux et Gros se dévoilent peu à peu l’un à l’autre dans la sécurité relative de leur dépendance mutuelle.
La route, semée d’embûches, les conduira-t-elle au légendaire Mictlán, le lieu des morts où les défunts accèdent, enfin, à l’oubli ?
L'extrait
« L'aube se lève. À l'horizon, le soleil enflamme les buissons. Le vent fleurit leurs épines d'ordures. Ménage matinal de Dieu. Un coup de frais, toutes fenêtres ouvertes. Le désert mis à aérer. Bientôt, la poussière retombera sur le monde mais, à cette heure, on peut encore croire. Vieux et Gros contemplent ce printemps. Ce ciel-là ne semble pas peser encore trop lourd. Même le soleil a l'air tout neuf, un soleil différent de la veille. Ils s'étirent, fléchissent les jambes, inspirent l'air avant qu'il brûle. Ils font quelques pas et pissent ensemble, sans dire un mot, tentés de fermer les yeux pour mieux profiter de cette éphémère liberté.
Gros allume une cigarette. La station-service est presque déserte. Deux voitures garées, une seule personne dans le magasin. Vieux s'y rend. Gros va à la pompe. Rien ne brise le silence. Le Gouverneur et le Commandant semblent loin. Loin le monde. Loin même la remorque remplie de cadavres. Il y a le désert, le soleil qui se lève, le vent, c'est suffisant.
Gros commence à remplir le réservoir. Des oiseaux passent dans le ciel. Un poids lourd file à toute vitesse sur la route en klaxonnant. Gros se concentre sur les détails. C'est la meilleure façon de profiter de ces quelques minutes volées à l'horreur. Oublier ses cauchemars et les cadavres, oublier ce pays et oublier ce monde. La remorque scintille. Gros a déjà vu ces cercueils en bois blanc avec leurs poignées dorées que s'offrent parfois les gens importants. Une remorque qui scintille, c'est encore mieux. Gros se dit que si on l'enterrait, même les insectes gros comme le poing n'y pourraient rien. Il faudrait des siècles au désert pour ronger cette blancheur immaculée. Gros s'en réjouit pour les cent cinquante-sept cadavres. Là-dedans, après tout ce qu'ils ont subi, ils sont à l'abri, désormais intouchables. Finalement, ce n'est que ça : combien de temps résisté-t-on à la corrosion ? Vivre, c'est gagner du temps. Ce matin, l'air parfaitement clair, la remorque qui scintille et la route toute droite inspirent un trompeur sentiment d'éternité.
Vieux revient. Il porte des packs de bouteilles d'eau et des sacs remplis de nourriture. Il passe derrière le semi pour déposer tout ça sur le siège passager et disparaît du champ de vision de Gros. Gros réalise qu'ils ne se sont jamais perdus de vue depuis le départ, sauf pour dormir. Et encore, ils s'entendent ronfler et gémir. Le reste du temps, ils peuvent se voir. À travers la vitrine du magasin, Gros a vu Vieux parler au gérant et Vieux voyait Gros remplir le réservoir en fumant sa cigarette. Personne ne cohabite autant dans ce pays. Pas sans s'entretuer... » (p. 53-54)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Gros et Vieux roulent, traversent un désert avec la mort aux trousses, une mort impossible à semer puisqu'elle est dans la remorque de leur camion. De toute façon, ici, au Mexique, elle est à chaque coin de rue, dans chaque auberge, dans chaque travail à la moindre incartade. Elle arrive pour un mot de travers, un regard qui déplaît, une grossesse d'ouvrière après un viol par son Patron.
La poids lourd réfrigéré transporte cent cinquante-sept morts, pour être précis, cent cinquante-sept housses bien rangées, que le Commandant leur a ordonné de planquer afin que le Gouverneur soit réélu, que ça ne se voit pas trop que la délinquance a explosé, que les assassinats, les tortures, les démembrements ou décapitations de citoyennes, citoyens se multiplient. Ils se relaient, Gros conduit et Vieux dort, ou l'inverse, vingt-quatre heures sur vingt quatre, l'ordre est formel, ils ne doivent en aucun cas s'arrêter. Sauf pour faire le plein, et en profiter pour pisser, enfin, faire tout ce que font les vivants, même s'ils convoient des morts. Mais vite. Remplir le réservoir, se vider la vessie puis repartir.
Supporter les gémissements de Vieux lorsqu'il sommeille sur la couchette, sa mauvaise odeur aussi, ils n'ont pas le temps de se laver, sa lubie dingue de chercher sa fille qui est morte depuis belle lurette, Gros en a plus que marre. Gros le tuerait bien, mais après il sait qu'il ne lui sera pas humainement possible de rester au volant seul pour traverser ce pays de violence, cet enfer de misère. Le Commandant les a à l'oeil, le Gouverneur aussi, pas moyen de les leurrer, des 4X4 militaires les suivent de loin, faut livrer la cargaison maudite, aucune échappatoire. La loi du Mexique interdit d'incinérer les personnes décédées de mort violente tant que l'assassin n'a pas été arrêté, et comme la police n'est pas d'une efficience formidable, les macchabées s'accumulent. Et c'est pas bon pour les élections.
Gros et Vieux roulent et le style de Sébastien Rutés suit leur voyage, colle au moment : phrases interminables de plusieurs pages lorsqu'ils conduisent, monotonie de la route, aucun point pour souffler, parfois une chaos ou deux sur ces chaussées mal entretenues, les mêmes images qui reviennent au fil des kilomètres. Le lecteur, bon gré mal gré, est embarqué dans la cabine, dans les têtes de Gros et de Vieux, essuie les fusillades, les sales coups et le reste. Lors des pauses, ou des arrêts contraints, on retrouve une narration plus classique, celle des gens qui ont un peu le temps de regarder autour d'eux, qui n'ont pas le regard fixé sur le bitume, qui ne sont pas obsédés par les sacs mortuaires qui se baguenaudent à l'arrière, dans la remorque blanche, sous un soleil de plomb.
Gros est un philosophe, à sa manière, il sait pertinemment que rien ne se terminera bien. Ici, être vivant, c'est juste ne pas encore avoir été tué, jeté dans le fossé, avec les détritus. Dans ce pays, la seule solution pour durer un peu est de faire à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse, c'est à dire le buter avant que ce ne soit toi qui y passe. Sauf qu'avec le Commandant et le Gouverneur, ce n'est pas envisageable, ils sont trop puissants, même s'ils vont devoir se carapater si quelqu'un découvre leurs funèbres convois...
Ce road trip est loin du Salaire de la peur, il n'y a pas de salaire, il n'y a que la peur. Et la mort au bout, prématurée, douloureuse, c'est presque certain. Gros et Vieux roulent, conditionnés à obéir, fatalistes ou presque, se heurtent aux aléas de la voie rapide, aux voleurs, aux barrages militaires, se laissent aller à prendre des initiatives quand, après des heures et des heures de conduite, leurs ruminations prennent le dessus sur la trouille inspirée par les autorités.
Tous les masques de la violence sont de sortie, toutes ses formes : familiale, conjugale, sexuelle, au travail, policière, militaire, administrative, elle a mille façons de sortir à tous les coins de rues ou à la maison, à l'atelier ou dans la cuisine. Toute la problématique n'est pas de savoir si on va y être confronté, juste de savoir sous quelle forme et quand. La mort guette, tout le temps, partout, peut vous cueillir, quoi que vous fassiez. Peu importe que vous trimbaliez déjà toutes les misères déjà survenues, comme le Vieux porte le cédavre de sa fille qui ne quitte pas son esprit, le fait gémir dans son sommeil, qu'il cherche partout sans autre espoir que de trouver un corps, ou que la mère et la soeur de Gros s'agitent encore devant ses yeux, victimes elles-aussi, qu'il aimerait venger, peut-être, s'il n'est pas refroidi avant. Le futur immédiat n'est qu'incertitude. Gros et Vieux, vont-ils achever le voyage, ou bien finir dans le fossé avec les canettes de Coca et les restes de sandwiches, les préservatifs usagés et les sacs en plastique charriés par le vent fou du désert ?
Basé sur un faits divers réel, il y a bien eu un semi-remorque qui a été retrouvé non loin de Guadalajara avec cent cinquante-sept cadavres à bord, oublié sur un terrain vague. Certains des corps y séjournaient depuis plus de deux ans. Sébastien Routés s'en est emparé, avec talent et virtuosité, pour lancer ses deux personnages dans une danse macabre désespérée dans laquelle chacun raconte son passé, les maltraitances, le Patron sans pitié, le décès de proches qui l'on vous cache, les deuils impossibles... et leurs envies de tuer l'autre parce que vivre seul, ce n'est déjà pas gagné d'avance ici, mais à deux, c'est juste insupportable.
Mictlán captive par son intrigue hors norme, ces deux hommes qui franchissent un à un tous les cercles de l'Enfer, un enfer qui est le leur, qu'ils connaissent depuis l'enfance, tout autant que par son écriture travaillée à l'extrême, collant à merveille à chaque situation décrite.
Sous ses airs d'inéluctable course vers la mort, ce puissant roman noir est un hymne à la vie, un bras d'honneur aux tyrans de tous poils qui ne peuvent tuer les sentiments. Sous les monceaux de cadavres, restent des traces d'amour.
Notice bio
De ses quinze ans à enseigner la littérature latino-américaine à l'université, Sébastien Rutés garde cette idée qu'il n'y a pas de meilleures biographie pour un écrivain que ses œuvres (et B. Traven ajoute : « sinon, soit ce sont les œuvres qui ne valent rien, soit c'est l'homme »). La biographie de Sébastien Rutés, né dans les années 70, comporte six romans de genres très divers, dont un écrit à quatre mains et en deux langues avec un ami mexicain (Monarques, Albin Michel - 2015) ; mais aussi La Vespasienne (Albin Michel - 2018) ou Mélancolie des corbeaux (Actes Sud - 2011).
MICTLÁN – Sébastien Rutés – Éditions Gallimard – collection La Noire – 155 p. janvier 2020
photo : Pixabay