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MIKADO D'ENFANCE de Gilles Rozier

Chronique Livre : MIKADO D'ENFANCE de Gilles Rozier sur Quatre Sans Quatre

Gilles Rozier est est titulaire d'un doctorat de littérature yiddish. Il est écrivain (il a écrit six romans dont Un amour sans résistance, La Promesse d’Oslo, D’un pays sans amour), traducteur du yiddish, de l’hébreu et de l’anglais, éditeur (il a co-fondé les éditions de l’Antilope en 2015) et chroniqueur littéraire. Il a dirigé la Maison de la culture yiddish - bibliothèque Medem de 1994 à 2014.


« L’ardoise tenue par cette adolescente blonde indique « année scolaire 1974-1975 », mais sans la précision, l’on comprendrait au premier coup d’oeil que la photo a été prise dans les années 1970. La professeure de mathématiques exhibe une coiffure à la Mireille Darc dans Le téléphone rose, version brune. Les cols de chemise sont pointus, les pantalons évasés, « pat’d’éph » comme on disait.
Il est assis au premier rang, le deuxième à partir de la gauche. Il a les cheveux longs mais sans outrance, une coiffure beaucoup moins exubérante que celle de ses camarades, on devine qu’il n’ose pas l’excès de ces années où pourtant presque tout est permis. Il est habillé de bleu, pantalon de toile bleue, chemise ciel, blouson bleu. La couleur dictée par sa mère. « Un enfant aux yeux bleus porte du bleu. » Il est assis au premier rang parce qu’il est petit. Il a un an d’avance. Bon élève, donc. Son corps n’est pas encore passé à la moulinette de l’adolescence alors le photographe ne l’a pas placé à côté de Vincent et de Pierre, le blond et le brun debout au dernier rang, le deux seuls garçons sur la ligne de crête parmi une série de filles longues comme des tiges de marguerites : Pascale, Christine, Ghislaine, Eva, Josiane, Marylène. Peut-être est-il devant, collé à la prof de maths, parce qu’il est bon élève, un peu fayot même, il a toujours aimé l’école, il adorait le maître en primaire, et à présent les professeurs du collège. En classe, il est souvent le premier à répondre. Sur son visage, un sourire à peine esquissé. De la tristesse dans son regard. On me le dit encore : j’ai une tristesse dans la pupille dont je ne parviens pas à me départir. Car lui, c’est moi. Enfin pas tout à fait. Un moi à plus de quarante ans de distance, un collégien dont je ne me souviens guère, un garçon encore niché auquel je n’ai plus vraiment accès. Il s’est perdu dans le lointain pays de l’enfance, dans l’épais brouillard des années passées. Elle se sont agglomérées les unes aux autres et ont laissé une masse de souvenirs et d’oublis, série de flashs aspirés par une matière noire, un flou dans lequel il fait sans cesse poser des balises afin qu’il ne se transforme pas définitivement en chaos. » (p. 9-10)


Roman autobiographique en forme de mikado, où chaque petit bâtonnet doit être prudemment mais audacieusement soulevé pour réussir à ranger l’ensemble correctement.
Gilles Rozier est un adulte qui a réussi sa vie professionnelle, c’est un spécialiste reconnu de la culture juive et de la langue yiddish, entre autres.

Tout d’un coup, un petite bombe éclate dans sa vie, une bombe ancienne, comme celles qu’on retrouve sur les plages du débarquement, et elle pousse Gilles à une introspection inattendue, ainsi qu’à une plongée dans son passé de collégien, un passé qu’il a oublié, voilé, fait disparaître.
C’est la façon dont on procède, sans même s’en rendre compte, pour éviter les souffrances et pour aller de l’avant. On oublie. Ou plutôt on croit oublier.

C’est un mail qui lui rappelle un épisode de son passé, celui d’un intervenant au colloque de l’UNESCO sur le yiddish dont Gilles était le coordinateur :

« Cher Gilles,
Je viens d’apprendre qu’en 1975 vous avez dû quitter votre collège pour une affaire d’antisémitisme concernant un « vieux Juif » (un certain Monsieur Guez). Quelle surprise !
Jacques »

Le passé dégringole sur la tête de Gilles, car l’épisode auquel Jacques vient sans ménagement – et sans bienveillance, peut-on ajouter – de faire allusion dans son mail laconique, était soigneusement placé hors de vue, hors de conscience, toutes ces années. Quarante ans de liberté, d’insouciance, de bonne foi ! Quarante ans de fuite et de culpabilité si insupportable qu’il était nécessaire d’en gommer l’intégralité.

L’année 1975. Gilles avait 12 ans. Et cette année-là a eu lieu cette petite tragédie d’enfance si promptement effacée de la mémoire de l’adulte.

Il faut avant tout faire le portrait de Gilles et de sa famille, c’est ainsi que procède le narrateur, peut-être pour faire d’abord surgir la silhouette de ce garçon, pour que le lecteur se rende compte que ce qui est arrivé ne cadre pas avec tout ce que l’on sait de lui, pour que l’on remarque bien que cet événement est hors norme, le fruit de circonstances tout à fait particulières et dont la combinaison étonnante a produit un résultat parfaitement imprévisible, sans qu’aucune préméditation ne puisse être retenue.

Car Gilles instruit son propre procès, convoquant ses souvenirs, et versant des pièces au dossier, des photos, des bribes de documents, un témoin capital.
Comment expliquer que cet ado tranquille ait pu tremper dans l’histoire de cette lettre ignoble envoyé à Monsieur Guez, un professeur malmené par les élèves, un homme gentil mais incapable de faire face avec autorité aux collégiens ?

Dans la famille, il y a le frère aîné, peu lié à son frère cadet, chacun a sa chambre et y reste, chacun son territoire et pas de jeux communs. Il faut dire que Gilles a des jeux que désapprouve son frère, des jeux de filles, pour tout dire, en l’occurrence des horresco referens poupées. Et à l’école, Gilles joue avec les filles, plutôt que de se colleter aux garçons. C’est un filliste, dit son frère, réussissant par ce néologisme à exprimer tout le mépris que lui inspire cette méconduite.

Le père est un cadre qui dirige une usine, il gagne confortablement sa vie, la famille vit dans un pavillon et a un train de vie agréable qui les place parmi les personnes aisées de la petite ville où ils habitent. Dans la classe de Gilles se fréquentent fils et filles d’employés de l’usine et de cadres mais Gilles se sent seul, un peu sur la touche, il a du mal à se faire des amis parmi les garçons. Il les regarde avec envie se mouvoir avec aisance, être sans peine ce que l’on attend d’un mâle, alors que lui ne se sent à l’aise qu’en compagnie de filles, surtout une, Patricia, son amie.

La mère de Gilles est juive, mais Gilles ne s’en rend pas compte, pas vraiment car on ne suit pas les rites hébraïques chez lui, ni aucun autre : ses parents sont athées et c’est ainsi qu’il se retrouve presque seul en classe quand la majorité des autres se trouve en retraite de communion.
Sa mère connaît le yiddish, elle aime l’entendre mais ne l’utilise jamais, son père est mort en déportation, mais elle n’en parle jamais, on peut penser qu’elle aussi a gommé le maximum des arêtes vives du passé.
Et c’est précisément d’antisémitisme qu’est accusé Gilles ! Ainsi en a décidé le conseil de discipline du collège, au terme d’un « procès stalinien ».

En réalité, les choses ne sont pas si simples. Gilles n’a fait que donner l’adresse de Monsieur Guez – il avait joué avec Patricia a chercher les adresses de leurs profs dans l’annuaire et ils faisaient ensemble parfois quelques blagues potaches au téléphone – aux deux garçons, Vincent et Pierre, deux amis dont il guignait l’amitié. C’est ça, le ressort principal, être accepté, désiré par eux, faire partie de leur bande.

Le contenu du mot envoyé à M. Guez est immonde, antisémite très certainement, dans une société qui n’y voit pas toujours à redire – même si aucune excuse ne peut être convoquée ici – et vaut aux quatre protagonistes, Vincent, Pierre, Gilles et Patricia, des sanctions diverses : renvoi pour les amis auteurs de la lettre, exclusion temporaire pour les deux autres, complices mais pas acteurs.

Bien sûr, il reste deux ans à faire à Gilles dans ce collège et donc deux ans à affronter le regard de colère et de mépris des professeurs, en soutien à leur collègue qui est parti, d’ailleurs, sans que Gilles ne connaisse son destin.

Plus tard, en seconde, Gilles retrouve Vincent et noue l’amitié tant convoitée avec lui. Il faut dire aussi qu’il est très beau et séduisant, ce qui ne fait que rendre sa proximité plus désirable pour l’adolescent.

Ils n’évoqueront plus jamais cette histoire, sauf quand, quarante ans plus tard, Gilles reprend contact avec lui, puisqu’il est celui qui en a parlé à Jacques et qui a donc fait tomber les interdits mémoriels.

Plus que de la honte, c’est de la curiosité, une vraie soif de comprendre qui anime Gilles. Il s’observe enfant, adolescent et cherche à percer le mystère de cette faute incompréhensible et si étrange qu’il a commise sans vraiment en mesurer la portée sur l’instant. C’est certainement ce qui explique aussi l’attitude de ses parents qui le punissent sans conviction, persuadés que Gilles ne peut être antisémite et pour cause, une partie de sa famille ayant vécu les horreurs de la Shoah.

Comme pour beaucoup d’autres choses, dans la famille de Gilles, c’est le silence qui prédomine. La mère ne raconte pas l’histoire de sa lignée, n’entretient pas la mémoire de ceux qui ont disparu tragiquement non plus qu’elle passe à ses fils sa culture juive. Quelquefois, elle montre à Gilles quelqu’un dans la rue en disant qu’il est « de chez nous », reconnu à quelque signe mystérieux, ou bien elle va dans un magasin, dans lequel elle n’achète rien, juste pour entendre la propriétaire parler yiddish à sa fille.

Comme en réponse à ces non-dits et peut-être en guise de réparation pour les mots ignobles un jour adressés à Monsieur Guez, le « vieux juif », Gilles passera sa vie à étudier la culture juive et le yiddish jusqu’à devenir un spécialiste en la matière.

Retour sur une amnésie traumatique occultant une flétrissure, une tache que rien ne peut effacer, si ce n’est une vie entière consacrée à transmettre la mémoire, justement.


Musique

Yosef Rosenblatt - My Yiddishe Mama

Leo Fuld - Doina


MIKADO D'ENFANCE - Gilles Rozier - Éditions de l’Antilope - 192 p. août 2019

photo : Pixabay

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