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MILLE PETITS RIENS de Jodi Picoult

Chronique Livre : MILLE PETITS RIENS de Jodi Picoult sur Quatre Sans Quatre

L’auteur

Jodi Picoult est une romancière américaine. Elle a écrit vingt-quatre romans dont La Tristesse des éléphants, publié en 2017 chez Actes Sud. Mille petits riens va être adapté au cinéma avec Julia Roberts et Viola Davis dans les rôles principaux.


Vite fait

Ruth, une infirmière du service d’obstétrique, prend son service comme d’habitude, mais elle se trouve confrontée à un couple de parents qui refuse qu’elle s’occupe de leur nouveau-né Davis. La raison ? Ce sont des suprémacistes blancs et elle est noire.

Bien qu’elle se trouve écartée de tout contact avec le petit Davis, Ruth se retrouve, à la faveur de circonstances exceptionnelles, seule avec le bébé qui montre des signes alarmants. Que doit-elle faire ? Lui prodiguer des soins malgré l’interdiction formelle de sa hiérarchie ou respecter l’ordre qui lui a été donné ?

Quand le bébé décède, toute la faute va être rejetée sur Ruth, accusée de s’être vengée en déchargeant sa haine sur lui.

Vite arrêtée et mise en prison, Ruth, qui a passé sa vie à se conformer à l’idéal blanc de la classe moyenne pour faire oublier sa couleur de peau, va devoir se battre afin de prouver sa bonne foi.


Je vous en mets quelques grammes ?

«  Le premier nègre que j’ai rencontré avait tué mon frère aîné. J’étais assis entre mes parents dans une salle de tribunal du Vermont, engoncé dans une chemise à col amidonné, pendant que des types en costume s’engueulaient en comparant des schémas de voitures et de traces de pneus. J’avais onze ans et Tanner seize. Il avait passé son permis de conduire deux mois plus tôt. Pour fêter ça, ma mère lui avait préparé un gâteau décoré d’une route en bonbons gélifiés sur laquelle elle avait posé une de mes anciennes petites voitures. Le type qui l’avait tué venait du Massachusetts et était plus vieux que mon père. Sa peau était plus sombre que le bois du box des accusés où il est resté pendant toute la durée du procès et ses dents, par contraste, étaient d’un blanc presque aveuglant. Je ne pouvais pas m’empêcher de le fixer.
Les jurés n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur le verdict - il paraît que ça s’appelle un « jury bloqué » - et le type est ressorti libre du tribunal. Ma mère a pété un câble, elle s’est mise à hurler, braillant des trucs sur son bébé, sur la justice. Après avoir serré la main de mon avocat, le meurtrier s’est approché de nous et s’est immobilisé juste devant la rambarde. «  Madame Bauer, il a fait, je compatis sincèrement à votre chagrin. »
Comme s’il n’y était pour rien.
Ma mère s’est arrêtée de pleurer. Elle a pincé les lèvres et a craché. » (p. 35 et 36)


Et maintenant

Ruth est une femme dans la quarantaine, fille d’une employée de maison modèle à l’ancienne mode, de celles qu’on voit dans La couleur des sentiments ou encore dans Autant en emporte le vent et qui est aimée de ses patrons, traitée avec gentillesse et humanité. Ils l’aident à faire entrer Ruth dans une excellente école, leur fille joue avec elle et l’invite même à des soirées entre copines. Elles font un peu partie de la famille. Oui, mais on ne donne pas de chèque à la fin du mois à sa famille, on mange dans la même pièce et on n’a pas à craindre de ne pas pouvoir venir si son enfant est malade.

Ruth a une sœur, Rachel, qui renoncera à ce prénom plus tard en préférant Adisa, manière de retrouver ses racines africaines. Rien de plus dissemblable de ces deux sœurs : la nuance de leur couleur de peau, la volonté de se fondre dans la société blanche ou, au contraire, de la refuser, le choix du quartier où vivre, l’éducation des enfants…

Pour Ruth, rien n’est plus enviable que d’être une femme de la classe moyenne, de vivre dans un joli quartier, d’avoir une maison à elle, de gommer sa différence au maximum. Elle fait sans cesse abstraction des petites agressions quotidiennes qui ont pour origine la couleur de sa peau pour se concentrer sur l’essentiel : réussir sa vie et, surtout, depuis la mort en opération de son mari militaire, donner toutes les chances à son fils Edison. Il est travailleur, gentil et très sérieux, il suit les traces de sa mère et est destiné à un avenir brillant, Ruth en est persuadée et elle tend toutes ses forces pour donner corps à ces attentes.

Elle fréquente peu sa sœur, son mode de vie ne lui plaît pas, enfants indisciplinés, revendications stériles et contre-productives de ses origines, travaux mal payés et avenir compromis, et, bien qu’elle déteste les ambiguïtés de la relation que sa mère entretient avec son employeur, elle lui est infiniment reconnaissante d’avoir trimé toute sa vie sans jamais se plaindre pour lui offrir une vie meilleure que la sienne.

Ruth exerce fort bien le métier qu’elle a choisi, elle est heureuse d’aller travailler, ses collègues sont des amies, le racisme est éloigné, ou presque. Bien sûr, elle se rend bien compte que, dans un magasin, elle est surveillée davantage que les autres clients à la peau blanche. Elle sait bien qu’elle est toujours un peu plus suspecte, même si rien dans son attitude ne diffère des citoyens blancs, elle voit bien qu’elle est la seule noire dans son quartier et dans son hôpital, il arrive même qu’on la prenne pour une aide-soignante si elle est accompagnée d’une soignante blanche.

Bien sûr, le racisme est là, elle le sent, elle en souffre mais elle est prête à tout pour ne pas en tenir compte et avancer vaillamment.

Alors lorsque Turk et sa femme Brittany Bauer demandent instamment à ce qu’elle ne s’approche pas de leur bébé, ce n’est qu’une marque de racisme de plus. Non, c’est le fait que sa supérieure entérine la demande et l’écarte délibérément qui la heurte horriblement, parce qu’elle est compétente et parce qu’il lui semble seulement justice qu’on ne lui fasse pas subir ce traitement humiliant et sans aucune justification : « C’est comme si ce petit Post-it dans le dossier de Davis Bauer avait sectionné une artère vitale et que je n’arrivais pas à stopper l’hémorragie. »

Turk et Brittany sont tous les deux des suprémacistes blancs, lui est passé par la case prison et est en manque d’une figure paternelle valorisante (son père a quitté sa mère car il est homo, Turk sera amené à faire ses preuves en le cognant presque à mort lors d’une expédition punitive), elle vit depuis toujours seule avec son père qui est une figure reconnue parmi les leaders suprémacistes. Sa mère est partie avec un Noir, dit-on. Mais on n’en parle jamais, bien sûr. Pris en charge par son grand-père qui lui enseigne la violence et la haine, Turk devient un électron libre assoiffé de sang, seul langage qu’il maîtrise.

Turk était un skinhead qui cognait, adorant la montée d’adrénaline et l’impression de revanche que cela lui procurait. Les Noirs, il les hait et aussi les homos, tous ceux qui ne lui ressemblent pas, et ça fait quand même un paquet de monde. Son frère est mort jeune dans un accident de voiture impliquant un conducteur noir, et même quand l’enquête a révélé que c’était le frère qui était en tort, c’était malgré tout la faute du Noir, selon Turk. Intéressant de voir comment on peut devenir raciste, arborant le drapeau confédéré, se livrant à toutes les exactions possibles, convaincu que l’état donne systématiquement raison aux Noirs et que les Blancs sont « injustement traités dans leur propre pays »… illusion d’optique dramatique et qui mène à la haine, à la violence et à la mort, parfois.

Au gré de ses rencontres et de ses délits, Turk se forge une solide réputation de cogneur et de type qu’il vaut mieux garder comme ami qu’avoir comme ennemi. Mais la violence physique lui apparaît soudain vaine et peu productive quand il fait la connaissance du père de Brit, Francis, qui lui enseigne comment infiltrer et convaincre, par le biais d’internet et de ses réseaux sociaux, et comment former une armée de suprémacistes autrement plus féroce et dangereuse que les petites frappes avec qui il frayait jusque là. Se fondre dans la population et disséminer des idées racistes et haineuses, voilà leur mode opératoire désormais. Et ça marche, le site dont il est le webmaster cartonne à fond. La stratégie insidieuse est bien plus efficace : « « Nous ne sommes plus des bandes », répétait-il sans cesse. « Nous sommes des poches de mécontentement à l’intérieur du système. » »

Quant à Brittany, elle n’a connu que ce discours et que ces comportements, elle est presque plus enragée et violente que Turk, une vraie furie qui voudrait passer son temps à exploser des têtes moins blanches que la sienne.

Ainsi donc, la rencontre du couple et de Ruth est, pour fortuite qu’elle puisse être, l’étincelle qui va embraser leur vie à tous.

Ruth, pendant l’examen clinique du nouveau-né, décèle un léger souffle au coeur, rien de particulièrement alarmant, un cas très courant qui se résorbe de lui-même dans la plupart des cas. Mais enfin, elle le signale. Ca et son taux de glycémie qui n’est pas bon, et qui va avec une certaine apathie et un refus de prendre le sein. Encore une fois, en infirmière consciencieuse et méticuleuse, forte de sa longue pratique, elle note les signes cliniques sur le dossier, les signale et fait en sorte que des prélèvements soient envoyés au laboratoire pour en savoir plus.

Écartée injustement et autoritairement de l’enfant, elle continue son travail mais une urgence ayant réclamé l’infirmière en charge de Davis, voilà Ruth seule avec le bébé. Il est juste question de le surveiller quelques minutes – elle n’a pas le droit de s’en approcher – mais elle note qu’il respire mal et devient bleu. Rapidement, les urgences se mettent en place et Ruth est amenée à devoir pratiquer un massage cardiaque, mais rien n’y fait et le bébé meurt.
Bien entendu, il faut un coupable pour Turk et Brittany. Ce sera Ruth.

Ruth va donc être emmenée en chemise de nuit au commissariat – porte défoncée à trois heures du matin car elle ne répond pas assez vite aux coups frappés à la porte - et incarcérée. Sa vie est entièrement chamboulée ; interdite d’exercer, elle ne touche plus de salaire, son fils ne travaille plus au lycée et accumule les bêtises, toutes les protections dont elle s’est entourée volent en éclat. Toutes ces années à faire sagement ce qu’on attendait d’elle, à accepter les règles, à montrer son excellence, tout d’un coup, ça ne vaut rien, elle est l’infirmière noire qui a tué un bébé.
Kennedy McQuarrie, une avocate blanche, va devoir organiser sa défense. Pour elle, jouer la carte du racisme serait une erreur, pour Ruth, ne pas en parler est inadmissible. Chacune va devoir faire quelques pas vers l’autre pour convaincre les jurés.

Jodie Picoult a passé du temps à parler à des femmes noires et à d’anciens suprémacistes blancs pour son roman : il en résulte un air d’authenticité indubitable. Les passages relatant l’historique des mouvements racistes et qui montrent les nouvelles stratégies des suprémacistes et leurs « improbables alliés » par exemple, sont très révélateurs des tensions qui traversent la société américaine.

La narration est tour à tour prise en charge par Ruth, Kennedy et Turk et on a vraiment le sentiment d’être dans la tête d’un raciste ou dans celle d’une femme de classe moyenne noire. Le roman pose plusieurs questions sur la condition noire américaine, sur la question raciale en général, et comment ne pas sentir l’urgence de ces propos quand il ne se passe pas de semaine sans que nous n’ayons l’écho d’un autre meurtre, encore un, d’un jeune Noir qui portait une capuche le soir, qui tenait un téléphone, qui était simplement là, dans la rue. Ruth explique à Kennedy, qui se croit totalement imperméable à couleur de peau des gens, alors qu’elle en est en fait surconsciente, ce que c’est que d’avoir la peau noire : être plus suspect, moins respecté, ne pas voir beaucoup d’autres Noirs en haut de l’échelle sociale, être la seule Noire dans un quartier bourgeois , la seule élève noire dans une école chic, la seule infirmière obstétricienne dans l’hôpital…

Petit à petit, Kennedy se rend compte que la couleur de peau modifie notre perception des choses et qu’avoir la peau blanche fait qu’on ne se pose même pas la question de savoir si on va être traité avec justice ni avec équité.

Le roman est un peu désireux de bien faire, vraiment totalement animé de bonnes intentions qui peuvent quelquefois confiner à la caricature et à l’improbable mais le procès est un beau moment passionnant, totalement captivant et tout à fait dans la lignée des films américains dont l’intrigue se déroule principalement au tribunal, avec retournements de situation, recherche fébrile de preuves, interrogatoires et plaidoiries choc.

Une belle réflexion sur la haine de l’autre, sur le rejet de ce qui est dissemblable et sur les chemins à prendre pour aller à la rencontre de son prochain, quelque soit sa différence.


De la musique !

The Golden Gospel Singers - Ô Freedom !

Joan Baez - We shall overcome

Bob Marley - Three Little Birds


MILLE PETITS RIENS - Jodi Picoult – Éditions Actes Sud - 573 p. mars 2018
Traduit de l’anglais (US) par Marie Chabin.

photo : infirmière noire

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