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Chronique Livre :
MY ABSOLUTE DARLING de Gabriel Tallent

Chronique Livre : MY ABSOLUTE DARLING de Gabriel Tallent sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

À quatorze ans, Turtle Alveston arpente les bois de la côte nord de la Californie avec un fusil et un pistolet pour seuls compagnons. Elle trouve refuge sur les plages et les îlots rocheux qu’elle parcourt sur des kilomètres. Mais si le monde extérieur s’ouvre à elle dans toute son immensité, son univers familial est étroit et menaçant : Turtle a grandi seule, sous la coupe d’un père charismatique et abusif.

Sa vie sociale est confinée au collège, et elle repousse quiconque essaye de percer sa carapace.

Jusqu’au jour où elle rencontre Jacob, un lycéen blagueur qu’elle intrigue et fascine à la fois. Poussée par cette amitié naissante, Turtle décide alors d’échapper à son père et plonge dans une aventure sans retour où elle mettra en jeu sa liberté et sa survie.


L'extrait

« Elle regarde la page, qui est de loin la chose la moins importante dans cette pièce, et son esprit s'emplit de l'impatience paternelle. Il casse le crayon, pose les deux morceaux devant le cahier. Elle se courbe au-dessus de la page, elle pense, Débile, débile, débile, une petite merde dans tous les domaines. Il passe ses ongles sur les poils naissants de sa barbe.
- OK
Voûté par l'épuisement, il fait courir son doigt dans l'écume sanglante qui macule son assiette.
- OK, d'accord, dit-il en balançant le cahier d'un revers de main à travers le salon. OK, d'accord, ça suffit pour ce soir. Ça suffit... Qu'est-ce qui tourne pas rond chez toi ? (Puis il secoue la tête.) Non, c'est pas grave, ça suffit.
Turtle reste assise en silence, les cheveux pendant devant son visage, il ouvre la mâchoire, la penche à gauche comme s'il en testait l'articulation.
Il tend le bras et pose le Sig Sauer devant elle. Puis il fait glisser le paquet de cartes sur la table, le fait tomber dans son autre main. Il s'avance jusqu'à la fenêtre condamnée, se poste devant les cibles criblées d'impacts, il sort les cartes du paquet, tire le valet de pique et le tient devant son œil, montre l'image à Turtle, le dos et la tranche de la carte. Turtle reste assise, les mains à plat sur la table et regarde le pistolet. Il dit :
- Fais pas ta petite connasse, Croquette. (Il se tient parfaitement immobile.) Tu fais ta petite connasse. Tu essaies de faire ta petite connasse, Croquette ? » (p. 12-13)


L'avis de Quatre Sans Quatre

La vie de Julia, alias Turtle (qu'elle préfère), alias Croquette (réservé à Martin, son père), c'est Un jour sans fin version hard. Tous les matins, les mêmes rituels au mot et au geste près avant une journée de classe où elle se sent inapte à comprendre ce qui lui est demandé, et tous les soirs, séance d'entraînement au tir, après des devoirs bâcles, sous l'oeil intraitable de Marty. Ses nuits, lorsque son père vient la chercher pour la conduire à son lit, elle passe du statut de « pauvre petite moule illettrée » à celui « petite moule humide entre les cuisses » si elle ne fait pas sa « petite connasse ». Parce qu'il l'aime Turtle, son père, il l'aime, l'enferme dans un système délirant et paranoïaque d'abus et de vérités assenées sur les dangers du monde qui n'est pas le leur, mais il est persuadé que c'est pour son bien.

« Tu sais ce que tu représentes pour moi ? Tu me sauves la vie, chaque matin que tu sors du lit. J'entends le bruit léger de tes pas dans l'escalier et je pense. C'est ma fille, c'est pour elle que j'existe. »

Les bouffées d'oxygène de Turtle - sa mère s'étant suicidée - sont son grand-père, qui se rend bien compte de quelque chose ne va pas mais n'ose affronter son fils directemen et Ana, sa prof, qui, elle aussi, perçoit chez Julia, tous les signes d'une adolescente abusée : misogynie, repli sur soi, difficultés à l'apprentissage, lui propose son aide mais ne va pas plus loin. Un monde figé, rigide, un carcan dans lequel la gamine ne peut évoluer, jusqu'à ce qu'elle croise au cours d'une de ses fugues en forêt, Tom et Brett, deux garçons un peu plus vieux qu'elle, férus de littérature et bourrés d'imagination, qui vont lui laisser entrapercevoir un ailleurs possible, porter sur elle un autre regard, lui faire toucher du doigt ce que Martin s'ingénie à lui interdire absolument.

Experte en armes, en survie en milieu hostile et en orientation, Turtle va aider le duo à retrouver son chemin et deviendra une sorte d'héroïne. les deux ados la magnifie en super héroïne, introduisent le coin du doute chez Julia, sur la toute-puissance de son père et l'intangibilité de son existence. Elle, qui n'avait aucune relation sociale, aucun contact en dehors de la prison délirante que Marty avait bâtie autour d'elle, va soudain penser à s'en libérer et commencer un long travail de reconstruction...

My absolute darling est un chef d'oeuvre. Pas parce que le sujet de l'inceste est difficile et qu'il y est remarquablement abordé, pas pour son scénario magnifique : parce que sa musique sonne juste alors que les notes qui la composent avaient tout pour créer une cacophonie inaudible. Il en faut du talent pour savoir accorder tous les instruments réunis dans cette histoire, des heures passées sur le métier pour réaliser une telle harmonie ! À souligner le superbe travail de traduction de Laura Derajinski qui a su parfaitement transcrire la partition sans en altérer la musicalité unique.

« Les années défilent, tu penses que tu fais une sorte de boulot existentiel important, que tu contiens l'obscurité par ta simple contemplation. Et puis un jour, tu comprends que tu as aucune idée de ce que tu es en train de regarder. »

Un livre qui vous marque au plus profond parce qu'il dévoile et décrypte, dans une écriture magnifique de sobriété et d'efficacité l'ensemble de l'univers de la jeune fille et tous les personnages qui gravitent autour. Chaque détail y est signifiant – ce n'est pas par hasard qu'elle habite « Slaughterhouse Creek », par exemple -, les mots de vocabulaire, sur lesquels elle peine au tout début du roman, contiennent en eux-même presque le récit tout entier qui est une mécanique de précision, où chacun des paragraphes est ajusté pour parfaitement s'emboîter à l'ensemble. Gabriel Tallent a dû souffrir huit ans sur ce manuscrit, son premier, le résultat est époustouflant.

Martin est un rustre cultivé, boursoufflé de certitudes bricolées et références philosophique mal digérées qui lui servent à se justifier à ses propres yeux et à confiner sa fille dans sa zone d'influence, de repousser les timides tentatives de son père qui souhaiterait ouvrir l'horizon de Turtle. Il est jaloux, violent, dangereux, mais aussi fragile, angoissé, impulsif, il sait que la situation n'est pas tenable mais refuse de l'admettre, ce serait accepter que Julia lui échappe. Turle est à l'image de son surnom, elle avance à petits pas, rentre vite dans sa carapace, oscille entre le désir d'être aimée, dans tous les sens du terme, par ce père autocrate et l'envie de s'en affranchir.

« Et qu'est-ce qu'on peut affirmer, dans tout ça ? C'est que la fin est proche, et on est tous là à l'attendre, la bite à la main. »

Roman sombre, cruel, étouffant, mais tout aussi lumineux, porteur d'espoir, d'humanité dans tous ses aspects. Il faut lire My absolute darling sans préjugés, sans pousser des cris d'orfraie, tout absorber, en goûter toutes les nuances et accepter d'en connaître, connaître vraiment, tous les personnages. Ils sont tous vrais, sincères jusque dans leurs excès, leurs folies, leurs lâchetés. C'est une histoire qui ne laisse pas indemne, qui tournera longtemps après la dernière page lue dans votre esprit. C'est à cela qu'on reconnaît la très grande littérature et ce livre en fait indubitablement partie.

My absolute darling est une perle noire aux reflets sulfureux, aux émotions vraies, intimes, bouleversantes, révoltantes. L'autopsie méticuleuse, jusqu'aux tréfonds de leur intimité, des principaux personnages laisse pantois, ébahi par sa justesse et son sens de l'humain. Décidément, après Sans Lendemain, Gallmeister début 2018 en fanfare !

N'en faite surtout pas un film, ce serait un désastre, supprimer le moindre mot, la plus petite ellipse scénaristique et tout s'écroule. Tel ce mot de vocabulaire que doit apprendre Turtle, ce livre est une synecdoque, chaque partie en représente le tout !


Notice bio

Gabriel Tallent est né en 1987 au Nouveau-Mexique et a grandi en Californie. Il a mis huit ans à rédiger My Absolute Darling, son premier roman qui a aussitôt été encensé par la critique et fait partie des meilleures ventes aux États-Unis. Il vit aujourd’hui avec sa femme à Salt Lake City.


La musique du livre

Black Keys – Psychotic Girl


MY ABSOLUTE DARLING – Gabriel Tallent – Éditions Gallmeister – 454 p. mars 2018
Traduit de l'américain par Laura Derajinski

photo : Pixabay

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