Chronique Livre :
NÉZIDA de Valérie Paturaud

Publié par Psycho-Pat le 21/06/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Septembre 1884. Nézida. Ils parlent d’elle. Ils ont grandi ensemble, l’ont côtoyée à l’école et au temple, au hameau et au village lors des marchés et des fêtes. Elle est de retour parmi eux, sur les hautes terres de la Drôme provençale où s’accrochent les familles protestantes depuis des siècles. C’est là qu’elle a été baptisée d’un prénom singulier.
Elle a choisi la liberté et l’indépendance. Elle a su ne pas être captive d’une vie toute tracée et s’épanouir à la ville, Lyon. Sur son passage, elle n’a cessé de soulever l’étonnement et la réprobation. Et l’admiration aussi, même chez ceux qui ne pouvaient comprendre son opiniâtreté à ne rien renier, ni les siens ni elle-même, et accepter sa volonté d’être une femme inscrite dans la société, loin des frivolités mondaines.
Une vie trop brève, fulgurante comme le vent sur les pierres de Dieulefit.
L’extrait
« Silence.
Silence dans la maison. Pénombre et silence, les volets sont presque clos et impriment leur ombre de craie grise sur les murs qui soutiennent encore ce qui reste de vie. La bise noire s’insinue déjà en cette fin septembre. Un vent glacial et puissant venu du nord étouffe de ses voiles sombres les collines et balaie de mauve la terre. Il malmène les âmes comme les bêtes. Les légendes courent... Les hommes deviendraient fous, les femmes hystériques, les crimes commis ces jours de grand vent seraient amnistiés.
Le loquet du volet s’agite par bourrasques ; son battement ponctue l’absence de mouvement dans la pièce sombre. Quelques pommes sur la table, un reste de pain, le couteau, la cruche d’eau.
La tête penchée, le corps maigre mais si lourd, tout le corps vers l’avant, Paul Cordeil pousse de ses doigts une mie de pain, l’éloigne, la reprend, concentré sur cette action infime. Le temps et le silence s’étirent. Il lève un peu la tête, regarde l’horloge. L’aiguille s’est à peine déplacée depuis son dernier coup d’œil. La mie de pain occupe son esprit, le silence est tel qu’il se croit seul.
Près de la cheminée pourtant, une ombre de laine se déplace lentement, attentive à sa tâche. Au gré de ses gestes, lumière et obscurité varient dans la pièce immobile. Elle s’applique à remplir d’eau bouillante la cuvette émaillée, d’un geste sûr, de la marmite à la cuvette. Très lentement, elle se dirige vers l’escalier de bois. Elle passe devant Paul. Il ne s’interrompt pas, ne lève pas la tête. La première marche craque un peu. Ouvrir la porte sans pencher le récipient. Ne pas renverser.
Il fait encore plus sombre dans la chambre où les persiennes sont tirées, protégeant les vitres des assauts du vent. La chambre est simple : une commode sur laquelle la photo d’un soldat fait face au portrait de jeunes mariés. Une couronne sous un globe ovale : petites fleurs blanches, minuscules pétales liés par une fine tige de perles.
Deux chaises en bois clair.
Et le lit en fer.
Des draps blancs tout juste sortis de l’imposante armoire.
Fine, transparente, dans une chemise de nuit boutonnées très haut, le col humide, paupières baissées, longues mains teintées de bleu posées sur les draps amidonnés, un mouchoir de dentelle sur l’oreiller, Nézida dort calmement, désespérément... Le souffle imperceptible. » (p. 13-14)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Nézida agonise. Brûlante de fièvre, exsangue, livide, elle s’étiole doucement sur sa couche. On attend le médecin, le pasteur. Le premier ne peut plus rien, le second doit préparer son âme à quitter la dépouille de cette jeune femme pieuse. Comme tant d’autres avant elle, Nézida meurt d’avoir donné la vie. Elle qui l’aimait tant, qui avait tant d’ambitions, à commencer par celle d’exister pleinement, mais aussi d’être utile aux autres, d’apprendre les secrets des maladies, d’étudier les traitements, de comprendre, autant d’activités inaccessibles aux femmes en cette seconde moitié du dix-neuvième siècle. À l’hôpital de Lyon où elle s’échine comme bénévole, en compagnie de son amie Camille, tout juste leur concède-t-on le droit de vider les pots de chambre, de procéder aux toilettes, de préparer les repas des malades ou la réfection des lits. Tâches ingrates, indignes des hommes. Qu’importe, elles avaient décidé de reprendre des études, de devenir infirmières.
Destin brisé.
Nézida Cordeil, née le 18 novembre 1856, à Comps, dans la Drôme, fille aînée de Suzanne qui ne lui a jamais pardonné de n’être pas un garçon. Fille unique d’un couple affligé de n’avoir pas engendré un héritier, Suzanne se sent poursuivie par elle ne sait quelle malédiction. Même après avoir accouché de deux fils, la rancœur ne s’éteignit pas entre la mère et la fille, car Nézida captait l’affection des hommes de la vie de Suzanne. Celle du grand-père paternel qui l’encourageait dans ses idées folles d’apprendre, celle du père, et, pire encore, celle de son frère Paul, le préféré de Suzanne, celui qui devait reprendre la ferme. Suzanne en était persuadée, c’était sa fille, sans doute possible, qui détournait son cadet des travaux des champs, elle qui l’incitait à préférer les livres au bétail, la poésie à la moisson. Lui restait Léopold, mais ce n’était pas pareil, même s’il abattait le travail de deux hommes, Suzanne aurait voulu Paul...
Comps, terre hostile, venteuse, caniculaire ou glaciale, sur laquelle il faut se battre pour arracher chaque épi, faire paître chaque tête de bétail, abrite une communauté protestante habituée à la résistance, à la solidarité, depuis les persécutions religieuses. Ses habitants se fondent dans le paysage, font corps avec les éléments. Seules, l’hiver, leurs traces dans la neige, ou les étendues cultivées, l’été, démontrent leur existence. Nézida voulait plus.
Nézida, avec son drôle de prénom, venu des contrées lointaines du Canada, emprunté à une héroïne de livres pour enfants qu’avait lus Suzanne, n’avait jamais été comme les autres petits de la commune. Assidue à l’école, dotée d’une soif d’apprendre rare, toujours les yeux vissés sur les pages d’un livre, la gamine sortait de l’ordinaire. Quelle idée avait eu sa mère de la baptiser ainsi !
Le clan Cordeil ? Une famille de paysans aisés, c’est-à-dire un peu moins pauvres que les autres parce qu’ils possédaient leurs terres, dont le patriarche avait présidé en tant que maire au destin de la commune durant de longues années. Tous espéraient pour Nézida un beau mariage, arrangé, avec un autre fermier des environs, pour étendre le bien, qu’elle reste dans sa communauté. Le plus tôt serait le mieux, dès le premier sang adolescent, le père se mit en quête. En vain. Elle évita tous les potentiels prétendants, résista aux pressions, n’en fit qu’à sa tête. Elle attendit d’aimer - quelle outrecuidance ! - et partit pour la ville au bras d’un mari, issu d’un milieu bourgeois. Le père était mort lorsqu’elle convola.
Non ! La vie de Nézida ne fut pas comme le vent sur les pierres de Dieulefit. Nézida était le vent, Nézida était les pierres. Elle fit de ces deux éléments sa force. Elle était les pierres que l’on dresse afin de résister sans agresser, de marquer son territoire, indestructibles comme sa volonté. Elle n’était pas la tempête, juste un souffle léger, joyeux, entêté, une bise destinée à embrasser le monde, à contourner les obstacles, à caresser des rêves irréalistes lorsqu'on naît femme. Nézida était solide et souple, sûre de ses choix, prête à travailler plus dur que n’importe qui pour parvenir à réaliser ses objectifs. Elle savait user d’une force d’inertie inébranlable pour ne pas se soumettre, était capable des plus habiles pirouettes afin de continuer son chemin en évitant les diverses embûches que sa condition féminine plaçait devant ses pas. Si elle avait été un garçon, on l’aurait trouvé intelligent, motivé, travailleur, ingénieux, elle ne fut souvent qualifiée que d’obstinée, d’effrontée, d’insolente... Elle se meurt d’être femme et d’avoir enfanté.
Dans ce roman, mille détails et anecdotes façonnent peu à peu le portrait de cette jeune mère de vingt-huit ans qui s’éteint. Ses frères, sa mère, ses amies, son instituteur, qu’elle aidait auprès des enfants avant de partir à Lyon, d’autres encore, disent leurs vérités, racontent leur Nézida. Valérie Paturaud leur donne la parole, à tour de rôle, ne les bride pas, les laisse épancher leur chagrin, avancer quelques reproches, vite teintés de culpabilité parce qu’on ne pouvait pas longtemps tenir rigueur à la mourante, elle ne possédait pas un sou de méchanceté. SE raconter aussi, penser à ce qu’aurait été leur vie sans elle, bien différente tant elle savait faire bouger les lignes. Les habitants de la région sont à l’image du paysage minéral, ils ont les sentiments couleur de pierrailles, séchés par les bourrasques, tannés par le soleil qui cuit les corps et les âmes si l’on n’y prend pas garde, les émotions qui suintent comme des larmes et de l’amour enfoui lorsque la mort est là et que plus rien ne peut être tu.
Malgré le patriarcat, malgré la religion, malgré tout, Nézida, si vite disparue, a existé et sa vie ne fut pas vaine. Son combat a couru sur les monts et dans les plaines, y a rencontré d’autres souffles identiques au sien pour y former un grand vent de liberté. Sa brève existence a apporté sa pierre aux luttes des femmes, pour que cesse enfin ce mépris insoutenable de la moitié de l’humanité, ce gâchis de talents et d’intelligences. Sa volonté inflexible, ses convictions sereines, son enthousiasme forcent le respect et se passent de toute autre explication. Nézida a réellement existé, il en a fallu des milliers pour forcer les résistances religieuses ou patriarcales, il en faudra encore des milliers d’autres pour rétablir l’équilibre entre les sexes.
La superbe plume de Valérie Paturaud est sobre et belle, une économie de mots tissant une beauté simple, mais pas austère, qui sait toucher au cœur sans circonlocutions déplacées. Simple comme ce pays qu’elle aime et connaît à la perfection. Elle sait dire la poésie et les malheurs des roches et de la terre, des humains qui y vivent et y meurent, l’émotion de la brise, le fracas de l’orage, la pesanteur des conventions, des oukases religieux, la puissance des désirs et la liberté gagnée de Nézida, elle qui méritait qu’on lui rende un si bel hommage.
Magnifique roman d’une vie de femme, fugace, intense, singulière, émouvante, à la fois familière et extraordinaire, impossible de résister à Nézida !
Notice bio
Valérie Paturaud a exercé le métier d’institutrice dans les quartiers difficiles des cités de l’Essonne après avoir travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse. Installée depuis plusieurs années à Dieulefit, elle s’intéresse à l’histoire culturelle de la vallée, haut lieu du protestantisme et de la Résistance. Nézida est son premier roman.
NÉZIDA - Valérie Paturaud - Éditions Liana Levi - 182 p. mai 2020
photo : chemin de montagne - chjmb2000 pour Visual Hunt