Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
NOIR DIADÈME de Gilles Sebhan

Chronique Livre : NOIR DIADÈME de Gilles Sebhan sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Le lieutenant Dapper fait partie de ces hommes dont on attend qu’ils partagent leur science du mal. Au fil des années, n’est-il pas devenu un spécialiste de la question ? Mais il a beau avoir vu le pire, lorsqu’on découvre le corps profané d’un adolescent aux abords d’un camp de fortune où sont réfugiés des migrants qui survivent en se prostituant, il en fait une affaire excessivement personnelle.

Comme les grands héros tragiques, le policier va s’évertuer à offrir une sépulture au jeune disparu. Mais pour cela, il lui faudra résoudre une énigme laissée après sa mort par le monstre Bauman, un tueur en séries. Remonter la filière mafieuse d’un réseau de trafic d’organes. Et s’attaquer à un casino de la mer du Nord aussi gardé qu’une citadelle.


L’extrait

« Enfermé dans son bureau, le lieutenant se mit à faire des recherches sur son ordinateur. Il relut le dossier concernant l’enlèvement de Marlène Cassandra. Il aurait voulu retoucher son propre rapport mais il en avait déjà donné copie et ce serait sans doute imprudent d’y revenir. Ce qu’il fallait, c’était défaire les traces qui reliaient Marlène à lui de façon trop personnelle. Qu’on ne puisse pas imaginer qu’elle avait été sa maîtresse. Si ce mot avait un sens, pensa le policier, pour une relation tordue avec une femme entre deux âges qu’il avait sauvée de la folie criminelle d’un militaire et de son fils demeuré. Il existait un syndrome pour décrire l’attachement des otages envers leurs geôliers, mais comment appelait-on la sorte de contagion émotionnelle frappant celui qui sauvait quelqu’un ? Dapper fut brusquement submergé par un mélange de désir et de tristesse en voyant apparaître devant lui le visage de Marlène.

Sur l’écran, c’était la même photo qui avait servi à l’identifier au moment de son enlèvement et qui à présent accompagnait sa notice sur le fichier des personnes recherchées. Marlène n’y était inscrite qu’en qualité de témoin, ayant été vue à l’hôpital quelques heures avant la mort de son jeune violeur. Le personnel soignant avait découvert le demeuré recroquevillé dans son lit, victime d’un empoisonnement. Le chef de service avait trouvé le décès suspect et pour cela avait confié le corps au service d’anatomopathologie. L’autopsie avait révélé la présence inhabituelle de chlorure de potassium dans le sang. C’était un produit habituel à l’hôpital. Une erreur médicale était toujours possible. Même s’il craignait qu’une négligence d’une infirmière apparaisse et que son service en soit entaché, le médecin avait tout de même souhaité prévenir la police, et une enquête avait été ouverte. Dans ce cadre, Marlène avait été convoquée pour audition. Elle n’aurait pas subitement déménagé, tout ça n’aurait été qu’une simple formalité. Qui se préoccuperait de pousser plus loin les investigations sur la mort d’un jeune criminel sans famille ni papiers et qui se trouvait à la veille d’un internement de longue durée. L’affaire serait classée, sauf si quelqu’un s’en mêlait, si quelqu’un y voyait une injustice à réparer. Y avait-il quelqu’un à qui cela posait un problème moral ? se demanda Dapper devant son écran bleuté. Est-ce que cela empêcherait quelqu’un de dormir ? Et il murmura un peu désespéré : moi. » (p. 31-32)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Quatrième enquête de l’inspecteur Dapper : un nouvel enfant assassiné. Comme si le monde lui réservait ce genre de crime sordide. Un migrant, mineur, un Afghan, retrouvé des jours après son meurtre sur un terrain vague, non loin d’une zone commerciale. Un terrain vague propice aux campements provisoires, à la prostitution des gosses perdus, ayant survécu à la traversée de la Méditerranée ou à la traversée des pays de l’est. D’autres gamins, pas mieux lotis, lui donnent une identité floue, Azman ou Azlan, ils ne savent pas trop et s’en foutent, ils le surnommaient le fil, allez savoir pourquoi...

L’adolescent, quatorze, quinze ans peut-être, a été mutilé, l’assassin ne s’est pas contenté de prendre sa vie. Il l’a castré, puis a volé son cœur. Aussitôt, Dapper pense au docteur Marcus Bauman, le directeur psychopathe d’un institut psychiatrique de jeunes psychotiques, mort récemment. Si le décès du garçon ne remonte pas à avant la disparition de Bauman, Dapper craint l’irruption d’un imitateur et une nouvelle tuerie d’enfants. Sur place, la police découvre un jeton provenant du casino de Blankenzee, en Belgique, un endroit qu’il connaît bien également pour y avoir enquêter sur Les tueurs du Brabant, en compagnie du commissaire belge Lipsky...

Le lieutenant remonte les pistes, elles mènent à une mafia immonde s'attaquant aux enfants à la dérive, rejetés par le pays où ils avaient mis tant d'espoir, des gosses considérés comme des pièces de boucherie, des réservoirs d'organes à vendre au plus offrant.

Dapper enquête en solitaire, ses intuitions et déductions sont si étranges qu’il doit ne compter que sur lui, au risque de frôler parfois la folie. Rien dans ce roman n’est définitif, même, parfois la mort (supposée), toutes les sensations et les constatations semblent parvenir déformées comme dans un mauvais trip et constituer, pour le policier, une expérience qui ne peut être partagée. Une expérience déroutante, dans laquelle tous ses repères doivent être abandonnés pour qu’il puisse s’y retrouver, et il en est de même pour le lecteur.

Manifestement, Gilles Sebhan poursuit une œuvre, il est engagé dans une suite de récits qui se tiennent tels les maillons d’une chaîne et il est très difficile d’y entrer sans avoir lu - comme c’est mon cas - les romans précédents, tant tout se tient étroitement. Chaque indice ou évènement fait écho au passé, résonne dans l’esprit de Dapper qui semble s’engluer dans l'univers du mal, suintant la cruauté par tous les pores. Un monde parallèle à la logique presque baroque s’ouvre devant lui, sans sombrer dans le fantastique ou le paranormal, des forces obscures interviennent dans l’enchaînement des fait, derrière des masques, jouent des symboles et des faux-semblants.

Le couple de Dapper va mal, même s’il a retrouvé son fils Théo, kidnappé lors du premier volume de la série. Anna, son épouse, file le parfait amour avec l’institutrice (la maîtresse) de Théo, le flic a eu une aventure avec Marlène Cassandra, supposée morte, mais rien n’est blanc ou noir, vrai ou faux, dans ces polars quasi quantiques. Ainsi donc, Dapper propose à Anna d’adopter Ilyas, un jeune rencontré lors d’une précédente affaire, à qui il prête des dons médiumniques, son épouse ne refuse pas, n’accepte pas non plus, comme tout le reste, le flou, la brume domine. Lire ce roman, c’est accepter d’entrer dans un labyrinthe aux murs ornés de miroirs déformants, accepter de ne pas tout comprendre, s’autoriser à ressentir plus qu’à déduire. On touche parfois au surréalisme, et l’écriture, puissante, travaillée à l’extrême, permet à l’auteur cette intrigue cabalistique.

Un conseil : lisez cette série dans l’ordre de parution des romans pour vraiment suivre la démarche de l’auteur.

Un polar difficile à l’écriture remarquable, âpre, glauque, porté par un flic, en fragile équilibre au bord de la folie, rendant justice aux enfants dont nul ne se préoccupe.


Notice bio

Auteur de nombreux livres, notamment chez Gallimard et Denoël, Gilles Sebhan publie aux Éditions du Rouergue une série policière saluée par la critique, mettant en scène un héros récurrent, le lieutenant Dapper. Ont déjà paru Cirque mort (2018, Rouergue en poche 2020), La Folie Tristan (2019) et Feu le royaume (2020).


NOIR DIADÈME - Gilles Sebhan - Éditions du Rouergue - collection Le Rouergue Noir - 180 p. janvier 2021

photo : Pixabay

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