Chronique Livre :
NOS SECRETS JAMAIS de Cyril Herry

Publié par Psycho-Pat le 21/02/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Élona, jeune photographe, se découvre héritière d’une maison familiale où elle n’a jamais mis les pieds. Sa grand-mère maternelle, qu’elle n’a pas connue et qu’elle pensait disparue, vient d’y mourir, presque centenaire.
Élona ne tarde pas à se rendre dans le village où se trouve cette maison, dans laquelle sa mère a grandi et dont elle fut littéralement chassée. Déterminée à obtenir les réponses aux questions qu’elle porte en elle depuis son enfance, elle s’y installe dès le premier soir. Il ne faudra pas plus de temps aux fantômes pour se manifester, tant au travers des signes troublants qu’Élona va relever entre ces murs que des témoignages qu’elle parviendra à recueillir dans le village.
Mais comme dit l’adage : toute vérité n’est pas bonne à dire, et encore moins à entendre…
L'extrait
« Les photos voisines montraient une place ornée d'un monument aux morts ; une rue, une église et de nouveau la place, prise sous un angle différent – depuis le monument aux morts, calcula Élona. À moins qu'il n'y en ait pas encore eu, à cette époque, de morts.
Elle regarda d'autres photographies anciennes pendues aux murs, toutes en noir et blanc, puis passa à un groupe de plus récentes, en couleurs celles-ci, pas encadrées, fixées à un miroir de l'autre côté du comptoir. Une fresque où certains visages revenaient plusieurs fois, dont celui d'une vieille dame à chignon blanc.
- Ces yeux, cette bouche... murmura Élona en prélevant du bout des doigts un cliché sur lequel la dame figurait en gros plan.
Tournée vers l'objectif, à l'évidence contrariée qu'on la photographie à cette seconde. Des petites lunettes rondes et des yeux gris qui tiraient sur le vert, trop clairs à cause du flash. Magdalène Cendrot ici, puis là, de nouveau seule ou en compagnie d'un client, ou deux, ou trois. Une autre femme à l'arrière-plan, à deux reprises. À quoi ressemblait ce M. Bloch ? Figurait-il sur ces photos emplies de visages rieurs ou bien pensifs, de verres levés, de simples portraits, de vues générales de la salle où Élona se trouvait ?
Où tout s'était figé.
Quelque chose grattait le plafond depuis un moment, juste au-dessus de sa tête, sous le plancher de la chambre de sa mère, dont elle avait fait le tour pour s'assurer que c'était bien celle-ci. En avaient témoigné quatre photographies aux murs. Mais elle n'avait touché à rien pour cette fois, sauf aux poignées de portes et aux interrupteurs en porcelaine.
C'était la dernière des quatre chambres qu'elle avait visité.
La première était celle de Magdalène, sans l'ombre d'un doute. Les draps défaits, froissés, l'avait attesté en un seul coup d'oeil, et encore des photos, plus anciennes que celles qu'elle venait de trouver. Partout des photos : dans les chambres, dans le bar, dans la cage d'escalier – sans compter celles de ton père que tu as bien dû conserver dans les albums ou dans des boîte,songea Élona en terminant son verre de sirop, puisqu'on est photographe d'arrière-grand-père en arrière-petite-fille.
Elle décida de dormir tout habillée cette nuit-là, car il faisait très froid dans cette maison dont le bois craquait. Elle n'ôta que ses Doc et son pull, puis posa ses lunettes sur la table de nuit, près d'un réveil à cloches arrêté et d'un mouchoir rose en tissu roulé en boule.
Tout habillée dans les draps jaunâtres du lit de la morte. » (p. 18-19)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Cyril Herry nous convie à le suivre dans un labyrinthe complexe au sein duquel les murs, chargés de guider et perdre celui ou celle qui y pénètre, sont remplacés par des secrets opaques dont nul ne veut souffler mot. Un labyrinthe en forme d'arbre généalogique à trous et à flous, aux dates et liens de parenté approximatifs, parfois même mensongers. Tel est le défi d'Élona, une photographe de 36 ans, revenu dans le village natal de sa mère, à l'occasion du décès de sa grand-mère, Magdalène Cendrot. Plus que centenaire, la vieille dame avait tenu un des bistrots locaux jusqu'à plus de quatre-vingt-dix ans. Son héritage.
Dans le café, mis à part un amas de bouteilles de vin vides, Magdalène buvait, Élona a cette tendance également, la jeune femme découvre plusieurs chambres, chacun correspondant à un de ses aïeuls et des centaines de clichés. Son arrière-grand-père était photographe comme elle. Une galerie de portraits de personnages décédés, un cimetière d'images. La bâtisse est très grande, l'exploration promet de prendre du temps, surtout que chaque pièce lui donne accès à un des membres du passé de sa famille. Dans une petite maison, au fond du jardin, un habitant la surveille, Émile Bloch, il est né là, y a toujours habité avec sa mère, morte en 2008, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'est pas très causant.
Des informations très étranges filtrent peu à peu des recherches d'Élona : sa mère, Rose, serait décédée en 1982, elle est enterrée dans le cimetière du village comme en atteste une pierre tombale gravée à son nom. Sauf que Rose ne s'est suicidée qu'en 2008, à Mulhouse, Élona le sait, elle l'a trouvée dans sa chambre. Une balle tirée dans la bouche. Magdalène et Rose étaient fâchées, la mère avait chassé sa fille parce que celle-ci s'était mise en tête d'épouser un Allemand, Samuel Baum (Arbre en allemand...). Le couple était donc parti en Alsace où Samuel exerçait la profession d'antiquaire, jusqu'à ce qu'une maladie de Paget le handicape lourdement, déformant son visage et amoindrissant son autonomie, le rendant sourd et à demi impotent. Son père aide comme il peut Élona dans ses recherche, depuis Mulhouse, en fouillant sur Internet.
Devant le mutisme hostile d'Émile, les silences ou les mots sibyllins de la population du dernier troquet ouvert dans ce patelin perdu dans une campagne en pleine désertification, Élona se sent de plus en plus mal à l'aise, elle entend des bruits dans la maison, y découvre des chats sans comprendre par où ils ont bien pu passer, des images très anciennes sur lesquelles il faut mettre des noms. Peu à peu, explorant la chambre de sa mère, elle lui ressemble énormément, elle adopte ses vêtements. Les dessous tout d'abord, puis le reste de ses tenues. La photographe boit de plus en plus, se heurte à des silences obstinés ou à des réactions violentes lorsqu'il s'agit de savoir qui a bien pu être enterré à la place de Rose, ou l'histoire du village et des liens qui unissaient les habitants entre eux.
Son obstination, aidée par Annie, le patronne de l'ultime bar ouvert, ou John, un vieillard étrange passionné de western qui en sait long sur le passé, et de quelques autres, finit par payer et des fantômes enfouis depuis la seconde guerre mondiale refont surface...
Nos secrets jamais embrouille à merveille les pistes, le Café du Centre de Magdalène est un formidable dédale dans lequel les chambres forment un chemin énigmatique permettant de remonter le temps et de mettre à jour des secrets de famille jamais révélés. Dans son ivresse quasi permanente, Élona navigue dans un état modifié de conscience idéale afin pour jouer avec les époques et les non-dits, sa confusion mentale alcoolique lui est indispensable pour faire sauter les barrières de la logique. J'aime l'atmosphère épaisse de ce village, le poids des actes passés qui continue de peser sur ses habitants, les petits et grands arrangements avec la vérité ayant autorisé la vie de la communauté à se poursuivre vaille que vaille malgré les failles béantes. Le temps semble figé, la télé du bistrot au son en panne de puis un soir d'orage, ne diffuse plus que des images de vieux clips et des infos impossibles à entendre, un aquarium,coupé du monde.
Élona, candide, débarquée dans une histoire qui lui a toujours été cachée avec soin, va devoir prendre la place de sa mère, entrer dans sa peau, provoquer la colère de certains pour tenter de comprendre. Elle apparaît fragile, sujette au cauchemars, prise dans son addiction à l'alcool et ses difficultés relationnelles, sa quête du passé familiale lui servira en fait de thérapie afin de se reconstruire une identité. Elle devra traverser la violence, traverser l'hypocrisie, le mensonge, les rancoeurs accumulées avant de découvrir les racines pourries de l'arbre dont elle est une branche.
Excellent roman noir, intimiste, sinueux, une intrigue lourde de sens et de symboles, un magnifique personnage féminin dans un monde hostile et fermé.
Notice bio
Cyril Herry vit dans un village situé sur le parc naturel régional du Limousin. Arpenteur de chemins et de forêts, il lui arrive de construire des cabanes ou de monter des bivouacs dans des endroits stratégiques. Après Scalp, Nos secrets jamais est son deuxième roman au Seuil.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, est évoqué : Dimitri Chostakovitch – Quatuor à cordes N°2 en la majeur opus 68
Rose Laurens – Africa
Depeche Mode – Black Celebration
Kim Wilde – Cambodia
Sade - Smooth Operator
Eurythmics - Sweet Dreams
Quatuor Debussy - Dimitri Chostakovitch – Quatuor à cordes N°1 en ut majeur opus 49
NOS SECRETS JAMAIS – Cyril Herry – Éditions du Seuil – collection Cadre Noir – 230 p. février 2020
photo : Congedesign pour Pixabay