Chronique Livre :
NOUS AVONS LES MAINS ROUGES de Jean Meckert

Publié par Psycho-Pat le 17/01/2020
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Jean Meckert raconte la tragédie des mains rouges, rouges de sang. Dans la montagne, le chef d'un maquis, M. d'Essartaut, ses deux jeunes filles, le pasteur Bertod et quelques camarades continuent, deux ans après la Libération, une épuration qu'ils pensent juste. Ils s'attaquent aux profiteurs, aux trafiquants, aux joueurs du double jeu.
Jusqu'à ce que la mort de M. d'Essartaut, survenue au cours d'une expédition punitive, disperse le petit groupe, ces êtres assoiffés de pureté et de justice sont amenés à pratiquer le terrorisme et à commettre des meurtres, tout en se demandant amèrement si le monde contre lequel ils ont combattu n'était pas d'essence plus noble qu'une odieuse démocratie où le mythe de la Liberté ne sert que les puissants, les habiles et les crapules.
Passionnant document sur un moment d'histoire trouble et peu visité, ce roman est dans le même mouvement profondément humain.
L'extrait
« La vieille Ford partit au crépuscule, sitôt après le dîner.
Laurent avait travaillé tout l'après-midi à la scierie. Il était las, mais de plus mauvaise humeur encore parce que M. d'Essartaut l'avait écarté de l'expédition.
- Il faut apprendre à mériter le droit d'appliquer la justice !
La compensation lui vint de la présence des filles. Hélène et Christine étaient avec lui sur le ponceau vermoulu et agitaient la main vers la voiture qui se perdait dans l'allée forestière défoncée par le poids des fardiers.
- Vous ne participez jamais à ces expéditions punitives ? demanda Laurent en revenant vers la maison.
- La mode en est récente, dit Hélène. Nous attendons la chasse au gros gibier. Je ne me déplacerai que lorsqu'on fera sauter la gendarmerie.
- Je vois que vous n'aimez pas les flics !
- Non ! dit la jeune fille. La fonction est utile, mais les hommes y sont odieux.
Le grand chien roux s'appelait Donosor. Christine l'attacha à la niche et revint.
- Qu'il fait bon ! dit Laurent. Voulez-vous qu'on se promène ?
Les premières étoiles pointaient l'entrée de la nuit. Un vent léger agitait le sommet des pins.
- Après la vaisselle, répondit Hélène. SI le cœur vous en dit.
Ils entrèrent dans la salle à manger et Christine commença par desservir la table.
- Laurent va nous aider, dit Hélène en regardant sa sœur.
Christine eut à nouveau son sourire d'enfant, prit un torchon et le mit dans les mains du jeune homme. Dans la cuisine, l'eau bouillait dans une grande marmite.
- Qui donc est ce Criquet qu'ils s'en vont visiter ? demanda Laurent.
- Un homme gras, dit Hélène, un gonflé du noir, un marchand de bestiaux. Sa fortune est basée sur le vol. Quatre années de trafic ; puant, suant, agressif.
- Je vois !
- Il fait les cours, achète et vend, raréfie la viande à la répartition, empile des millions, reprend des fermes, un château, méprise le monde, donne des réceptions, et représente la paysannerie locale syndiquée.
- Moi j'ai horreur des ploucs ! dit Laurent. Tous enrichis du marché noir et qui feraient crever Paris, Lyon ou Toulouse s'ils y gagnaient mille francs !
- Nos campagnes sont pourries. Pour vivre au milieu d'eux ou pour traiter des affaires il ne faut pas avoir le ventre vide. Ils sont de la race des lâches et s'acharnent sur le vaincu ! Force contre force, pour qu'il courbe la tête. Rien à attendre d'eux qu'un travail de bête. Voilà le paysan, serf enrichi de la guerre, ahuri de profit, goret hargneux qui ne voit que son auge, pilier honteux de la démocratie. » (p. 64-65-66)
L'avis de Quatre Sans Quatre
1947. Laurent Lavalette sort au bout de vingt-deux mois de la prison de Rocheguindeau. « Vingt-deux mois sans femme ! ». Il a tué, par hasard, par légitime défense, un sale coup de couteau qui lui a valu deux ans de placard, de la Libération à aujourd'hui. Laurent est un jeune type, un citadin, un Parigot, au passé gris et à l'avenir flou, qui a regardé la guerre en spectateur, à monter des combines qui ne lui ont pas rapporté lourd. Pas franchement un voyou, pas un gars bien non plus. Aussi n'hésite-t-il pas longtemps, lorsque, dans un bistrot où il attend le train pour la capitale, il rencontre un charmant vieux monsieur, d'Essartaut, aux phrases un peu alambiquées et sybillines, accompagné de son homme à tout faire, Armand, un costaud, sobre en mots mais semblant tout dévoué à son employeur, lui proposant de le suivre.
D'essartaud offre à Laurent un travail dans sa scierie, au cœur des montagnes, le logis et le couvert, ça ne se refuse pas lorsque rien ne vous attend, et que la France, pas encore remise de l'occupation et du conflit mondial, vit au rythme des restrictions et des tickets de rationnement. Heureuse surprise, d'Essarteaut a deux filles, très belles, à peine sorties de l'adolescence, Hélène, volontaire, fière, aimant le débat et la contradiction, et Christine, sa cadette, muette, timide, qui séduit aussitôt Laurent. Pourtant l'aînée lui fait vite comprendre qu'il ne faut pas toucher à sa sœur, tous dans la maisonnée, la traite comme une handicapée à protéger. Qu'importe, Laurent ne renonce pas, mais pourrait tout aussi bien jeter son dévolu sur Hélène... « Vingt-deux mois sans femme ! », elle-même courtisée par un pasteur, Bertod, un familier, amoureux d'Hélène, membre du groupe de résistants, conscience de la lutte, adaptant ses citations de la bible afin de justifier les expéditions punitives d'Armand et de son employeur.
Laurent comprend vite, d'Essartaut n'en fait guère mystère, que sa famille d'accueil était à la tête d'un maquis de la région. Des héros ayant causé de lourdes pertes aux Allemands, et, que, la guerre terminée, ceux-ci pensent devoir encore agir afin de débarrasser les environs de tous les profiteurs et des anciens collabos occupant des postes importants... À tous ces personnages, il convient d'ajouter Lucas, compagnon de lutte également, communiste, critique sur la poursuite de l'épuration, élu de la circonscription, tenu par Hélène et Armand pour un traître de s'être ainsi fourvoyé en participant aux élections bourgeoises.
Nous sommes en 1947, période de reconstruction nationale, d’amnistie, de réconciliation et Jean Meckert s'attaque à un tabou : les héros de la Résistance. Les « pur.e.s » face aux petits arrangements post-Libération, face à ceux qui se sont engraissés sur le dos des miséreux en collaborant ou commerçant avec l'occupant. Laurent en témoin, en Candide débarquant dans cette entreprise folle et criminelle de « nettoyage » sans jugement, sans droits de la défense. Le groupe lui-même reconnaît des erreurs, des exécutions sommaires qui n'auraient pas dû avoir lieu. Le combat des justes dévore aussi des innocents, ces fautes ne sauraient les freiner dans leur salutaire entreprise. L'ex-taulard qui se moque bien de politique en arrive à se demander ce qui peut bien différencier désormais cette petite communauté des fascistes qu'elle combattait hier. Il suit. Il suit pour séduire Christine, ou Hélène, par camaraderie avec Armand, entraîné par son vide intérieur, son manque de projets personnels...
Laurent veut, avant-tout, malgré tout, jouir, vivre. Comme le reste de la société française, oublier la guerre, les horreurs, reprendre le fil de sa vie. Il veut prendre un sein dans sa paume, caresser des cuisses, étreindre un corps de femme dont la prison l'a tant privé. Christine ou Hélène, ou Jeanine, peu importe, une d'en face, tout pareil. Une paysanne, rencontrée sur un bal, qui pourrait le dénoncer ou le faire apparaître en traître auprès de ses protecteurs. Pour les expéditions, le groupe peut compter sur lui, Lavalette n'est pas un dégonflé et ira jusqu'au bout, même s'il ne sait pas au bout de quoi. Il donne même des idées, se montre enthousiaste. Pour séduire Christine ? Hélène ? Ou pour appartenir à une société humaine, quelle qu'elle soit ?
La Libération a déçu les résistants du groupe d'Essartaud, pour eux tout reste à faire. Heureusement, ils ont gardé un stock d'armes, des mitraillettes Sten, des grenades, de l'explosif. Chaque cas de potentiel épuré est jugé en assemblée plénière, débattu, le verdict soumis au vote. Lucas et Hélène s'y affrontent, d'Essartaud accumule les aphorismes que rationalise le pasteur, Laurent se contente de suivre le mouvement, d'appliquer des décisions qui ne le concernent pas vraiment.
Protégé par d'anciens maquisards, aujourd'hui pour certains à des postes de pouvoir, judiciaires ou policiers, d'Essartaut, Armand et les autres vont multiplier les raids punitifs, évoluer peu à peu dans leur pratique. Les pur.e.s vont glisser, accepter des amnisties en échange d'argent, le glaive de la justice se transforme en extorsion de fonds, il faut bien nourrir les combattants. Jean Meckert, par des dialogues millimétrés, des mots percutants, analyse et démonte tout les mécanismes amenant au lent dévoiement de l'idéal initial. La lente transformation de l'idéal de pureté confronté à la réalité humaine, qui ne peut que se transformer en tyrannie sanglante. Déliquescence qui ne fera que s'accélérer à la mort de d'Essartaut, lors d'une tentative ratée d'exécution. Sans sa tête, le groupe poursuit son rêve fou sans guide, tel un canard décapité, prêt maintenant à toutes les compromissions pour ne pas renoncer à sa seule raison de vivre.
Roman d'action, roman à suspense, roman captivant, Nous avons les mains rouges livre un témoignage capital sur cette époque terrible, sur les débordements de l'épuration, sur les lâchetés aussi de ceux qui se sont accommodés de voir d'anciens collabos continuer comme si de rien n'était, sur le danger extrême du désir d'absolu qui ne peut mener qu'à la mort.
Vieilles histoires ? Récit historique ? Certes, mais comme toute grande littérature, sa portée n'est pas limitée par le temps. Laurent Lavalette aurait pu habiter en banlieue et se retrouver dans le désert syrien, « radicalisé » comme on dit aujourd'hui. Pas de réseaux sociaux, ni de sites internet à accuser. Un jeune gars paumé, prêt à suivre le premier ou la première à lui parler d'espoir et de justice, lui qui n'a connu ni l'un ni l'autre. Si vous vous posez la question de la présence d'un petit dealer, né sur notre sol, éduqué à l'occidental, dans les rangs de intégristes islamistes aujourd'hui, lisez ou relisez Jean Meckert, vous y trouverez la réponse, limpide, simple, pas simpliste, humaine. Cela viendra vous laver l'esprit des tas d'âneries débitées ici et là par de doctes experts en tout.
Un style magnifique, une intrigue hardie pour l'époque, à la portée résolument universelle, Nous avons les mains rouges est un livre indispensable, une œuvre remarquable et nécessaire, un très grand roman.
Notice bio
Jean Meckert fait une entrée fracassante dans le monde des lettres avec Les coups, publié en 1940 par Gallimard et salué par Gide, Queneau, Martin du Gard et bien d'autres. C'est en 1947 qu'il publie Nous avons les mains rouges. Quatre mois avant Sartre, il s'attaque à la Résistance et à l'épuration qui a accompagné la Libération. La vie et l'oeuvre de Jean Meckert fait l'objet d'une notice biographique en fin d'ouvrage, expliquant la genèse de l'oeuvre de ce touche-à-tout, résistant dans un maquis de l'Yonne, deuxième auteur français à avoir été publié à la Série Noire en 1950 sous le pseudonyme de Jean Amila.
La présente réédition est préfacée par Stéfanie Delestré et Hervé Delouche.
La musique du livre
Paul Robeson - Old Man River
Lisette Jambel – Je me Marie Demain
Ludwig van Beethoven – Héroïque
Frédéric Chopin – Marche Funèbre
NOUS AVONS LES MAINS ROUGES – Jean Meckert – Éditions Joëlle Losfeld – collection Arcanes - 306 p. janvier 2020
photo : mitraillette Sten - Wikipédia