Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
NULLE PART SUR LA TERRE de Michael Farris Smith

Chronique Livre : NULLE PART SUR LA TERRE de Michael Farris Smith sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Une femme marche seule avec une petite fille sur une route de Louisiane. Elle n’a nulle part où aller. Partie sans rien quelques années plus tôt de la ville où elle a grandi, elle revient tout aussi démunie. Elle pense avoir connu le pire. Elle se trompe.

Russel a lui aussi quitté sa ville natale, onze ans plus tôt. Pour une peine de prison qui vient tout juste d’arriver à son terme. Il retourne chez lui en pensant avoir réglé sa dette. C’est sans compter sur le désir de vengeance de ceux qui l’attendent.

Dans les paysages désolés de la campagne américaine, un meurtre va réunir ces âmes perdues, dont les vies vont bientôt ne plus tenir qu’à un fil.


L'extrait

« Elle s’était rendu compte avec le temps que les mauvais coups, une fois que c’était parti, s’amoncelaient et proliféraient comme une espèce de plante grimpante sauvage et vénéneuse, un lierre qui courait tout le long des kilomètres et des années parcourus, depuis les visages brumeux qu’elle avait connus jusqu’aux frontières qu’elle avait franchies et à tout ce qu’avaient pu instiller en elle les inconnus croisés en chemin. Un lierre qui s’étendait et se ramifiait sans cesse, s’entortillait autour de ses chevilles et autour de ses cuisses et autour de sa poitrine et autour de sa gorge et de ses poignets et qui se faufilait entre ses jambes et en regardant la fillette endormie avec son front brûlé par le soleil et ses petits bras chétifs elle comprit que cette enfant n’était autre que sa propre main crasseuse qui tentait désespérément de s’extirper de cette masse grouillante de chiendent pour se raccrocher à quelque chose de bien. Elle lui caressa les cheveux. Contempla avec ravissement ses petites mains repliées sous sa joue. Puis elle s’allongea à côté d’elle. Elle était parfois incapable de trouver le sommeil, assaillie par des pensées où semblaient se concentrer tout le mal en ce monde et terrifiée à l’idée de ne pas pouvoir protéger la fillette, et à d’autres moments, ces pensées hantées par tout le mal du monde l’épuisaient au point qu’elle n’avait plus la force de les combattre et alors elle y renonçait, comme à présent, et la tête posée sur le bras et le bras posé sur le carreau de faïence froide, elle s’endormit. » (p.19)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Maben et Russel reviennent à la case “Départ”, ils n’ont pas touché 20 000 francs - par contre, lui est passé par la case “Prison” - n’ont jamais tiré de carte “Chance” ou bénéficié de coups de pouce du destin. Pas de maison, pas de cash - ou si peu - ce sont les grands perdants du Monopoly aux dés pipés qu’est le libéralisme américain. Des exclus d’un système absolument pas enclin à leur faire de cadeau.

Maben, usée avant l’âge, est au bout du rouleau après quelques tentatives pour s’en sortir du côté de la Nouvelle-Orléans et ailleurs. Essais qui se sont tous soldés par des échecs cuisants. Elle a tout essayé, même vendre son corps, pour pouvoir offrir un toit et de la nourriture à Annalee, sa petite fille de sept ans. Toutes ses affaires tiennent dans un lourd sac poubelle qu’elle traîne le long des routes comme le forçat son boulet. Son passé qui l’empêche d’avancer plus vite, qui la tire vers le bas.

La mère et la fille survivent, plus qu’elles ne vivent, au jour le jour, marchant interminablement, sans grand espoir pour l’avenir autre qu’un lit et un repas chaud, la méfiance et la peur chevillées au corps et au coeur de Maben. Tant qu’à tirer le diable par la queue et à être malheureuses, elle a décidé de le faire dans un environnement familier, là où elle a grandi dans les marais du sud du Mississippi, à McComb. Au cours d’une des rares nuits où elles peuvent se reposer dans un lit, parvenues pratiquement au but, Maben va commettre une terrible erreur, une de plus. Pas que ce soit sa faute, mais rien à faire pour l’expliquer, elle devient une fuyarde...

Les onze années de pénitencier semblent un prix suffisamment lourd pour Russel, elles devraient lui permettre de reprendre le cours de sa vie. Il n’est pas un criminel. Ça a juste été un sale concours de circonstances : une journée trop arrosée, un accident, un mort et plus de dix ans de sa vie qui se sont évaporées. Sa mère est morte, il retrouve son père en compagnie d’une jeune Mexicaine que celui-ci présente comme une simple employée mais qui, manifestement est bien plus importante dans la vie du vieil homme. Un comité d’accueil local attend l’ex taulard à sa descente du car, deux frères convaincus que la peine de prison n’a pas été suffisante et se sont jurés de lui pourrir la vie, voire pire s’ils en ont l’occasion. Une bonne raclée à peine débarqué, voilà qui donne le ton du retour au bercail, ce ne sera pas facile.

A priori, rien de commun entre ces deux personnages, sauf bien entendu la bourgade où ils se rendent et le destin qui va les réunir. Le hasard, toujours lui, s’en mêle, les fait se croiser et un tragique passé commun va se révéler, peu à peu, à eux autant qu’au lecteur. Leur histoire est un long blues implacable, avec la botte qui tape le rythme sur le porche en bois et la voix rauque égrenant la misère et la douleur. Un récit qui n’est pas sans rappeler Le Blues de La Harpie de Joe Meno par le sujet, l’impossible réintégration des condamnés dans les petits bleds reculés où les jugement sont toujours considérés comme trop cléments, ou Mauvaise étoile de R.J. Ellory, pour l’errance, l’hostilité environnante, la quasi obligation de se mettre encore et toujours en marge de la loi, poussés par les événements, une sorte de spirale vicieuse qui entraîne vers le bas dès le premier mauvais pas effectué et ne s’arrête plus.

Russel, son truc, c’est de réparer. Il a appris ça avec son père qui achetait des bicoques pour les restaurer et les revendre. Il va faire la même chose avec Maben, tenter de la remettre en état de marche, malgré le poids du passé, pour Annalee, pour expier une dernière fois cette faute qu’il a commise et qui a tout déclenché. Maben, le sien, c’est d’être au mauvais endroit au mauvais moment et de voir, trop tard, le malheur fondre sur elle, même si elle peut se transformer en tigresse si Annalee est menacée.

Michael Farris Smith a capté et transcrit parfaitement l’âme et l’atmosphère du Sud, cette décontraction apparente, ce calme trompeur à la surface du marigot sous laquelle la violence toujours tapie comme un alligator peut surgir au détour de chaque mot et emporter tous ceux qui se trouvent à sa portée. Comment dans ces conditions, sachant ce qui est arrivé à Russel à la descente du bus, pourrait-il ne pas se trimballer avec un flingue chargé et un pack de bière ? Comment échapper à ce qui semble être son destin ?

Un coup de chance éclaire parfois la nuit, c’est son ami de jeunesse, le flic Boyd, qui le contrôle ainsi équipé non loin d’une scène de crime à laquelle Maben est mêlée. Plus le roman avance, plus ses deux personnages se trouvent liés, même si la jeune femme le refuse, se méfie, doute, ils savent tous deux que le salut passera par l’autre. Pas pour une forme de rédemption, elle n’a pas vraiment sa place ici, celle de continuer encore un peu, allégés, soulagés si possible

Un roman très noir, suffocant, plombé par la poussière du Sud qui s’élève au-dessus des phrases, accablé du cliquetis des armes, du bruit des coups sur les chairs. À chaque fois, ça fonctionne, on se laisse prendre au charme envoûtant et vénéneux de cette cambrousse réactionnaire et redoutable. Les personnages sont forts, attachants, ils glissent tous sur un toboggan construit, semble-t-il, tout exprès pour eux et dont il paraît pratiquement impossible de descendre avant de parvenir tout en bas.

Deux personnages très complexes, minutieusement détaillés, analysés par l’auteur qui a un don incroyable pour partager en peu de mots des émotions complexes. Maben et Russel sont des porteurs d’amours défuntes et d’espoir déçus, des fautifs de naissance comme on naît diabétique ou manchot. Nulle part sur la terre, c’est un bout de leurs parcours, un moment-clé de leurs existences découlant de tout ce qui a précédé.

Avec ce roman, beau et rauque comme un blues du delta, puissant comme un rock de Lynyrd Skynyrd, Michael Farris Smith démontre qu'il est un grand auteur, à suivre dès maintenant dans les pas de Russel et Maben.


Notice bio

Michael Farris Smith vit à Oxford, Mississippi. Après Une pluie sans fin (Super 8 éditions, 2015), Nulle part sur la terre est son deuxième roman.


La musique du livre

Lynyrd Skynyrd - Gimme Back My Bullets

Hank Williams Jr. - Country Boys Can Survive

George Jones - The Race Is On

Merle Haggard - Sing Me Back Home

Mötley Crüe - Kickstart my Heart


NULLE PART SUR LA TERRE – Michael Farris Smith – Sonatine Éditions – août 2017
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Pierre Demarty

photo : Pixabay

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