Chronique Livre :
Or noir de Dominique Manotti

Publié par Psycho-Pat le 22/03/2015
L'extrait
« Daquin finit la deuxième bouteille de champagne, puis se décide enfin à parler.
Je suis ici depuis trois jours, et j'ai l'impression de vivre au milieu de sables mouvants. Un inspecteur de mon équipe me tient par la main et m'explique où je peux mettre les pieds et où je ne peux pas, à qui je peux parler, et à qui je ne peux pas, et je ne sais pas encore si je peux lui faire confiance ou non. D'après lui, les Stups de Marseille sont aux mains des Américains. Et d'après toi ?
Oui, la pression américaine sur le gouvernement français est très forte, et, aux Stups de Marseille, ils sont omniprésents.
Pourquoi ?
Raisons multiples. Pendant vingt ans, l'héroïne française aux États-Unis a été une « succes story ». Les Américains pensaient que c'était un excellent sédatif à faire circuler dans les prisons. Quand la jeunesse de la bonne société a commencé à en consommer en quantité, ils ont trouvé cela moins drôle. Et puis les Américains sont foncièrement protectionnistes. Nixon a quelques amis dans la mafia de Floride qui font dans la cocaïne, une drogue produite aux portes des États-Unis. Il a entrepris de leur déblayer le terrain en liquidant l'héroïne française. »
Le pitch
Tout commence par un mariage à New-York en mai 1966. La belle sud-africaine Emily Weinstein, petite-fille du puissant propriétaire d'une des plus grandes compagnies minières mondiales, épouse Michael Frickx, le meilleur trader de CoTrade, énorme société de courtage américaine. Que du bonheur donc, sauf qu'apparemment, des deux tourtereaux ne se sont jamais vraiment rencontrés.
Mars 1973 : le commissaire Théodore Daquin, brillant mais sans expérience, arrive à Marseille pour intégrer le commissariat de l'Évêché. La ville est la théâtre de règlements de compte sanglants à répétition depuis le démantèlement de la fameuse French Connection l'année précédente et la lutte pour le pouvoir entre Francis le belge et Zampa qui souhaitent tous deux succéder à Antoine Guérini.
C'est dans ce contexte un peu fou que Maxime Piéri, ex héros de la seconde guerre mondiale, ancien bras droit des Guérini devenu armateur, est assassiné de dix balles alors qu'il sortait d'un casino de Nice au bras d'Emily Frickx. Est-ce un dernier sursaut de la guerre des gangs ou ce meurtre intervient-il parce que Piéri s'intéressait de plus en plus près au marché naissant du pétrole ?
Flanqué de Grimbert, un vieux flic fin connaisseur des réseaux méditerranéens et de Delmas, nouvelle recrue plein d'allant, Daquin s'empare de l'enquête mais juste parce que sa hiérarchie pense que son inexpérience du terrain le mènera à l'échec et permettra, grâce au temps gagné, d'enterrer toute l'affaire.
Il a donc les quinze jours du délai de flagrance pour entrer dans le labyrinthe des secrets locaux, des trafics maritimes et de les circuits de la finance internationale. Cernés par la fine fleur des barbouzes de tous bords - SDECE, SAC, Mossad, CIA... -, les trois flics vont déployer des trésors d'ingéniosité pour en savoir le plus possible sur ce sac de nœuds...
L'avis de Quatre Sans Quatre
Or Noir est le récit d'une époque charnière, emblématique d'un changement de société, d'une modification en profondeur des visages du crime organisé. Cette fin des années soixante-dix à Marseille où le milieu flotte en pleine réorganisation abasourdi par la fin de la French Connection et ses luttes intestines, où la brigade des Stups locale a été limogée dans son entier pour être remplacée par des parisiens et où le pétrole commence sérieusement à devenir une matière première recherchée. Les « beaux mecs » laissent peu à peu la place aux « cols blancs », aussi cyniques, pourris, meurtriers mais bien plus sournois et difficiles à débusquer.
Daquin est l'anti-héros type d'un commissariat marseillais des années soixante-dix. Débutant, homosexuel, intello, il est plongé dans un monde dangereux et doit, entre rigueur et souplesse, apprendre à survivre dans la cité phocéenne. Et, plus complexe encore, trouver son chemin dans l'entrelacs des différents réseaux tous plus fermés les uns que les autres.
Un Daquin intelligent, cultivé, épicurien, sympathique et particulièrement agréable à suivre dans ses tentatives pour ne pas être réduit à ce rôle de marionnette où le procureur de Nice et les notables marseillais ont décidé de lui coller. Gérer son homosexualité dans cette ville inconnue aux intolérances féroces en plus de ses pas hésitants dans l'affaire, quel tour de force !
Bien documenté, habile, ce polar joue sur les deux mondes, finances et milieu, donne une vision globale et argumentée des forces en présence et de ce qui se joue aussi bien localement qu'internationalement. Les mauvaises intentions des différents acteurs, les pièges tendus, le cynisme des banquiers internationaux, des politiques, tout comme les difficultés quasi insurmontables des simples fonctionnaires qui souhaitent faire ce pour quoi ils sont payés. L'envie de travailler et d'obtenir des résultats, autres que ceux bénéfiques médiatiquement, est la pire des tares pour un flic de l'Évêché en 1973.
Un polar historique, judicieusement situé au point de basculement du monde du crime...
Les quelques nostalgiques des années Al Capone, Guérini et consorts y voient passer le train de l'Histoire où ont embarqué ceux qui détiennent désormais la haute main sur la magouille : les traders, les états et ceux qui possèdent les matières premières indispensables au développement irraisonné du capitalisme sauvage tel que nous pouvons aujourd'hui, quarante années plus tard, le constater.
Passionnant et édifiant, Or Noir est impossible à lâcher. Un style juste, un rythme aussi haletant que le scénario sans verser dans l'impatience, le lecteur suit le tempo de Daquin : impatience de l'enquêteur, trêves sensuelles de l'hédoniste, méfiance et prudence du flic en milieu potentiellement hostile...
À lire donc parce que c'est un excellent polar, parce qu'il fourmille de renseignements précieux sur une période très trouble qui a donné naissance au dérèglement total et à l'anarchie financière d'aujourd'hui et parce que Dominique Manotti a un immense talent de conteuse et une analyse politique formidable. Trois raisons de le lire déjà et je suis loin d'être exhaustif...
Notice bio
Dominique Manotti est née à Paris en 1942. Elle a enseigné à l'université l'Histoire économique contemporaine. Autrefois militante politique et syndicale, elle publie à partir de 1995 une quinzaine de romans noirs, dont trois mettant en scène le commissaire Daquin. L'un de ces romans, Nos fantastiques années fric, a été adapté au cinéma sous le titre Une affaire d'état.
En 2008, elle a reçu le Duncan Lawrie International Dagger pour Lorraine Connection (éditions Rivages). Après Bien connu des services de police, Trophée 813 du meilleur roman noir francophone en 2010, elle a reçu pour L'honorable société, écrit avec DOA, le grand prix de littérature policière 2011. Ces deux romans sont parus à La Série Noire avant L'évasion en 2013.
La musique du livre
Daquin cuisine en attendant son invité et met un disque de Count Basie pour patienter pendant que sa ratatouille mijote, Good Time Blues.
En fouillant la maison de Maxime Piéri, il trouve des disques de Jazz manouche, Django Reinhardt, Les Yeux Noirs et de Jacques Brel. Comme il est beaucoup question de ports dans ce livre, j'ai choisi Amsterdam, ainsi que de nombreux classiques dont Henry Purcell, l'occasion d'écouter Funeral Music for Queen Mary
Or noir – Dominique Manotti – Série Noire Gallilmard – 329 p. février 2015
photo : pétrolier arrivant à Gdansk. Maxime Piéri en possède 2 qui excitent bien des convoitises (Wikipédia)