Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
PATRIA de Fernando Aramburu

Chronique Livre : PATRIA de Fernando Aramburu sur Quatre Sans Quatre

L’auteur

Fernando Aramburu est né à Saint Sébastien, il est l’auteur de trois récits qui ont reçu des prix importants et Patria a obtenu le prix Francisco Umbral, le prix de la Critique et le prix National de Littérature en 2017. Ce roman sera adapté pour une série télévisée.


Brièvement

Et si on se demande ce qu’on a fait de mal, on se répond : rien. On s’est sacrifié pour Euskal Herria. Très bien, mon garçon. Et si on repose la question, on répond : je n’ai pas été très malin, on m’a manipulé. Des regrets ? Certains jours, le moral est en baisse. Alors, on a mal d’avoir fait certaines choses.

Deux familles basques liées par les mille facettes de l’amitié et de l’habitude vont être déchirées par leur confrontation à l’ETA.

Le père de l’une est tué par l’ETA et c’est probablement le fils de l’autre qui a tiré. Comment vivre cette catastrophe ? Comment comprendre ? Comment pardonner ? Et le doit-on seulement ?


Un extrait

« REDOUX D’OCTOBRE

Avant la tragédie du Txato, elle croyait, mais plus maintenant. Et pourtant, elle était dévote dans sa jeunesse. Elle avait même failli prendre le voile. Elle et cette amie du village qu’il vaut mieux ne pas se rappeler. Toutes deux renoncèrent à leur projet au dernier moment, alors qu’elles avaient déjà un pied dans le noviciat. Maintenant, elle prend toutes ces histoires de résurrection des morts, de vie éternelle, de Créateur et de Saint-Esprit pour des sornettes.
Elle fut très agacée par les propos de l’évêque qui faisait comme si. Elle n’osa pas refuser sa main à un monsieur aussi important. Elle la trouva visqueuse. En revanche, elle le fixa dans les yeux pour lui signifier en silence, par l’éclat de son regard, qu’elle n’était plus croyante. A peine avait-elle vu le Txato dans le cercueil que sa foi en Dieu avait explosé comme une bulle. Une sensation presque physique.
Pourtant, elle va à la messe de temps en temps, sans doute la force de l’habitude. Elle s’assied sur un banc, au fond de l’église, regarde les dos et les nuques des fidèles et se parle à elle-même. Il faut dire qu’il y a beaucoup de solitude à la maison. Elle n’est pas du genre à fréquenter les bars ou les cafétérias. Faire les magasins ? Le minimum. Envolée la coquetterie - une bulle de plus ? - qui l’animait avant la disparition du Txato. Et parce que Nerea insiste, sinon elle porterait les mêmes vêtements jour après jour.
Au lieu d’aller dans les magasins, elle préfère s’asseoir dans l’église et pratiquer un athéisme silencieux. Elle s’est interdit le blasphème et le mépris des paroissiens réunis devant elle. Elle regarde les statues et dit/pense : non. Parfois, elle le dit/pense en secouant légèrement la tête pour manifester sa désapprobation.
S’il y a une messe, elle reste plus longtemps. Alors, elle s’applique à nier intérieurement toutes les déclarations du prêtre. Prions. Non. Ceci est le corps du Christ. Non. Et sur ce mode de bout en bout. Parfois, terrassée par la fatigue, elle pique un petit roupillon avec toute la discrétion voulue. »  (p. 11-12)


Et puis ce que j’en dis

...dans notre pays, il y a belle lurette que la vérité est morte.

Un village en pays basque espagnol. Ici être basque est dans l’ordre des choses, naturel et fait partie des éléments qui ne se discutent même pas. On naît basque, on le reste toute sa vie durant. Par le sang, par la langue, par l’adhésion atavique à la culture basque. Deux familles amies, mais qui déjà se différencient par le niveau social, et même être basque ne suffit pas à araser ces différences-là. Oh ce n’est rien, juste le bracelet - une babiole - que le Txato offre aux deux filles, la sienne Nerea et celle de ses amis, Arantxa. Ou les glaces pour les garçons, l’été. Il a une entreprise de transports, le Txato, un commerce qui marche bien quand Joxian est employé à la fonderie, et le coeur sur la main ; c’est un type bien, audacieux et généreux, entreprenant et plein de volonté : quand la crue a emporté une partie du potager de Joxian, le Txato lui fait livrer de la bonne terre et lui donne l’idée d’étager son terrain en pente pour éviter le problème la prochaine fois. Les deux femmes sont amies et complices, elles partent régulièrement faire des courses à Saint Sébastien et se racontent leur vie en toute franchise : leur vie de couple, les enfants, les soucis des uns et des autres… et leur amitié solide - qui date de leur prime jeunesse quand elles ont toutes deux envisagé d’entrer dans les ordres - les unit face aux vicissitudes de la vie, elles se soutiennent.

Miren et Joxian, Bittori et le Txato. Deux femmes fortes face à deux taiseux. une société matriarcale, les hommes prennent pour des formes d’émancipation la chasse, les heures passées au bistrot à boire et à jouer au mus. Mais les vraies décisions sont celles des femmes.

Lentement, les choses se modifient car le Txato, en tant que chef d’entreprise, est sommé de donner de l’argent pour la cause. Beaucoup beaucoup d’argent. Impôt de guerre, solidarité avec la cause. Il se montre d'abord docile puis estime que ça suffit, parce qu’il mettrait en péril son entreprise, et aussi parce qu’iĺ estime qu’il fait ce qu’il doit, employant une main d’oeuvre locale sans parfois avoir le choix car on passe vite des menaces aux coups, pour convaincre les gens dans ce village, vivant là avec sa famille, jamais avare d’un coup de main ou d’un peu d’argent récolté dans diverses collectes, si ca peut aider. Tout ce qui unissait ces villageois les déchire maintenant.

Mais là, c’est trop. Il s’en ouvre à Joxian, il demande des rendez-vous avec des dirigeants de l’ETA pour clarifier sa situation, il veut s’expliquer et montrer sa bonne foi. Mais la campagne de haine est lancée : inscriptions partout dans le village et sur sa maison, le désignant comme traître, son nom (parfois écrit en castillan, comme une insulte de plus) inscrit au milieu d’une cible, menaces au téléphone, lettres anonymes, sabotage de son entreprise… Le Txato est un homme bon et droit, gentil avec tous mais les visages se ferment maintenant à son approche, ses employés ne le regardent plus dans les yeux, il faut renoncer au club de vélo, au parties de mus, aux soirées au bistrot. Même Joxian ne lui parle plus, car le Txato est un paria désormais et Miren a tiré un trait sur des années de complicité et d’amitié avec Bittori, vouant désormais à cet homme et à sa famille une haine d’autant plus terrible qu’elle est - et elle le sait - infondée et injuste.

On est passé des années franquistes, sanglantes et honteuses, à celles de l’ETA. la recherche de la pureté, de l’identité basque, du soi-disant pouvoir donné au peuple basque même si celui-ci ne le demande pas, ou pas ainsi, par le sang, par la mort s’il le faut. Vision romantique, toute auréolée du prestige des héros, de ceux qui délivrent un peuple, troquant la douceur de vivre comme tout le monde pour une vie de proscrit, une vie de peur et de lutte. De quoi émouvoir les jeunes gens en quête d’un sens à donner à leur vie, désireux de s’engager, jusqu'à la mort s'il le faut, pour une cause plus grande qu’eux.

Joxe-Mari se laisse peu à peu séduire par l’idée de la lutte armée pour la cause basque. C’est une grande gueule, pas trop fort en classe, un athlète pratiquant le handball, qui aime bien taper un peu sur son petit frère Gorka, toujours le nez dans ses livres, lui, plein d’énergie, de fougue et d’envie de se dévouer à la cause. Petit à petit, Joxe-Mari se détache de sa famille - après s’être battu avec son père, image paternelle défaite et humiliée, il ne remettra plus les pieds chez lui - pour s’enfoncer dans la clandestinité et l’illégalité. Dans le village, c’est un honneur de compter parmi les siens un membre de l’ETA, même le curé approuve, et Miren va aller jusqu’à épouser totalement la cause pour laquelle se bat son fils alors qu’elle n’y voyait que violence inutile, sans réserve aucune, follement, jusqu’au bout.

Sa fille aime un garçon ? Est-il basque d’abord ? Sait-il parler leur langue ? Non ? Alors c’est un vaurien, un de l’autre bord, un ennemi. Quelqu’un ose remettre en question la validité des moyens extrêmement violents utilisés par l’ETA, de la légitimité des meurtres ? Poser la question, c’est déjà se montrer impie et la foi de Miren, dont Joxe-Mari est l’axe central, ne souffre pas de doute. Joxian, lui, se renferme un peu plus, on ne discute pas avec Miren, elle le houspille et l’accable de reproches quoi qu’il dise ou fasse, alors le mieux est de se taire. Le déni, peut-être encore plus dévastateur finalement, le silence qui fait piétiner au lieu de permettre d’avancer et de se libérer des habitudes mortifères du passé.

Joxe-Mari quitte la maison, son apprentissage, sa carrière de handballeur pourtant prometteuse et va entrer progressivement dans la clandestinité et l’apprentissage de son futur rôle au sein de l’ETA, entouré au départ de ses deux copains puis de plus en plus seul, un mort ici, une arrestation là… Il brûle de participer à des actions, des missions, de tuer pour la cause, car la lutte armée est la seule option pour libérer le peuple basque, lui semble-t-il. Habile tireur, vif et déterminé, il va prendre du galon au sein de l’organisation, expérimentant, en même temps que son poids dans l’ETA s’accroît, la solitude intense de celui qui s’est volontairement retranché de sa famille et de ses amis. La lutte est son seul horizon, plus exigeant et difficile à chaque fois qu’une action décisive est menée. La frontière ne peut être retraversée. Le terrorisme isole à jamais.

Miren aussi se retrouve seule avec Joxian. Seule donc. Arantxa est partie travailler puis vivre avec son mari, quittant le village oppressant dans lequel elle est la soeur de… Ses relations avec sa mère se dégradent peu à peu, à mesure qu’elle verse dans une forme de dévotion à la cause basque. Quant à Gorka, il trouve sa voie, en dehors du village lui aussi, dans un anonymat bienvenu qui lui permet d’être enfin lui-même, protégé en quelque sorte de l’injonction latente de suivre les traces de son frère. Gorka ne déteste pas Joxe-Mari, il le craint et tente seulement d’échapper à la surveillance brûlante qui règne au village dont les yeux et les langues ne dorment jamais.

« Le Txato souriait à moitié sur la photo accrochée au mur, un visage d’homme assassinable. Il suffisait de le regarder pour se rendre compte qu’un jour on le tuerait. »

Lorsque le Txato, malgré ses précautions, est tué en pleine rue, une après-midi, en allant au travail, Bittori, pressée par sa fille Nerea et son fils Xabier qui vivent à Saint Sébastien, part elle aussi, laissant leur âpre victoire aux villageois fanatiques. Elle vient parler au Txato très souvent, assise sur sa tombe, puis décide de revenir vivre dans sa maison, au village, et tant pis pour ce qu’on en dira. Tout d’abord en catimini, le soir, et puis, au fur et à mesure, sans plus se cacher ni des villageois, ni de ses enfants qui craignent qu’elle ravive ainsi les braises qui couvent. Bittori, on lui a pris son amour, on a détruit sa vie, mais elle refuse de se laisser faire plus longtemps et de vivre dans la peur. Elle veut une forme de réparation : la victime dérange quand elle ne se contente plus de son rôle et qu’elle accuse tous ceux qui ont gardé le silence, complices et lâches.

La parole passe de l’un à l’autre dans ce roman, elle circule entre les personnages, librement, sautant d’une époque à l’autre, revenant de façon discordante sur tel ou tel souvenir. La narration se fait à la fois à la première et à la troisième personne, oui à la fois, parole intime et récit mêlé, ce qui donne la sensation que les personnages approuvent et ponctuent le récit qui parle d’eux, ce qui le rend incroyablement vivant et fort. Chaque personnage a vu sa vie fracturée par les événements, chacun trouve une façon d’y faire face, ou de s’y soustraire, chacun comme il peut, avec ce bout de vie qui reste à vivre malgré tout.

Bien sûr l’ETA, l’aporie que constitue le crime terroriste, le trou noir dans lequel la violence enferme à la fois les assassins et leurs victimes, et la question du pardon, surtout apŕès 2011, quand l’organisation dépose les armes. Le franquisme a préparé le terrain en quelque sorte, les quelques quarante années qui se sont écoulées n’ont pas apporté de réponse ni de réparation aux blessures, la frontière entre les assassins et les victimes est seulement devenue invisible.

Mais dans ce roman, c’est la sphère intime qui est explorée à travers ces deux familles, c’est un autre regard qui recoupe sans la recouvrir l’histoire nationale. Miren épouse la cause de son fils et devient bourreau elle aussi, par amour pour son fils, s’employant à légitimer le meurtre du Txato par son adhésion totale à la cause basque. Le fils préféré occupe tout son espace mental et psychologique, figeant totalement Miren dans une posture où personne d’autre ne se reconnaît, la coupant de tous.

« Elle se demanda si au bout de tant d’années elle ne devrait pas envisager d’oublier. Oublier ? C’est quoi ? »

Bittori refuse la défaite et l’exil, sa simple présence au village est une forme de revanche sur l’injustice et la haine. Elle veut comprendre ce qui est arrivé et réparer ses blessures, pouvoir s’asseoir sur la tombe et dire au Txato qu’elle a enfin trouvé la paix, puis ramener son cercueil au village. Pas la justice, mais la paix.

Un grand roman politique, sociologique et historique aux voix discordantes et enchevêtrées que seule la fiction parvient à rendre cohérentes et claires.


Musique

L'auteur évoque le rock radical basque, sans autre précision, les deux premiers titres de cette sélection sont de deux groupes appartenant à cette mouvance.

Negu Gorriak – Itxoiten

Eskorbuto - Cerebros Destruídos

Mikel Laboa - Txoria Txori

Mikel Laboa et Xabier Lete - Izarren hautsa

Luis Cobos - Zarzuela


PATRIA - Fernando Aramburu - Éditions Actes Sud - 624 p. mars 2018
Traduit de l’espagnol par Claude Bleton

photo : San Sebastian - Pixabay

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