Chronique Livre :
Pièges et sacrifices de Roger Smith

Publié par Psycho-Pat le 08/03/2015
Photo : La baie du Cap, somptueux décor des terribles histoires de Roger Smith (Wikipédia)
L'extrait
« Beverley attrape Lane par le bras, assez violemment pour lui laisser un bleu.
Tu ne vas pas faire de bêtise, hein, Michael ?
Il ne dit rien et libère son bras.
Putain. Mike, mais regarde-le, ce pays ! Il y a plus de meurtres en un jour que dans une zone de guerre, les femmes de ministres font du trafic de coke et tous les flics marchent au backchich. Pourquoi on devrait se plier à des règles dépassées ?
Tu essaies de justifier ce qu'on a fait en le transformant en une espèce d'action politique ?
Je t'explique que le droit chemin n'existe plus, alors pourquoi essayer de le suivre, pour l'amour du Ciel ? Lui lance-t-elle en le regardant dans les yeux. On ne peut plus faire marche arrière, Michael, tu saisis ? »
Le pitch
Tout commence dans une atmosphère de carte postale idyllique. Michael, Beverley Lane et leur fils Chris sont blancs, riches et vivent confortablement au Cap. Denise Solomons, la domestique, est très bien traitée, tout comme ses deux enfants, Lynnie et Louise, qui ont bénéficié d'une bonne éducation grâce à Michael. Malheureusement Lynnie a plutôt mal tourné, il s'est converti à l'islam et fume du tik (meth), n'hésitant pas, comme ce soir-là, à frapper Denise pour lui extorquer de l'argent. Fin de l'image paradisiaque...
Chris est un rugbyman de haut niveau, gonflé aux stéroïdes qui pète régulièrement les plombs. Et, ce même soir, il massacre à coups d'haltère une jeune fille qui l'a suivi dans le pool house qui lui sert d'appartement. Beverley va alors construire un scénario diabolique, mettant le crime sur le dos de Lynnie, couvrant son fils avec l'approbation tacite du faible Mike. Un jeune junky perdu ne pèse pas lourd face à la star montante de l'équipe de rugby locale. Même pleine de doute, la police ne va pas trop mettre la pression, trop heureuse d'une affaire médiatique vite résolue, pour une fois...
Mais Louise, le jeune sœur de Lynnie, ne va pas se contenter de cette solution. Elle va fouiller, enquêter, s'allier avec le diable et tout mettre en œuvre pour, sinon rétablir une justice qui n'existe pas, venger son frère et punir la machiavélique Beverley, l'ignoble Chris et le minable Mike...Un tsunami qui va tout balayer...
L'avis de Quatre Sans Quatre
Roger Smith quitte cette fois quelque peu les Flats, bidonville effroyable du Cap, théâtre d'une bonne partie de son œuvre. Pas longtemps. Il y revient rapidement au cours de ce thriller implacable où toute l'image parfaite de la première page va voler petit à petit en éclat avec une sauvagerie qui n'a rien à envier à ses précédents opus.
Une famille « idéale » dans un cadre magnifique, une domestique et ses enfants quasiment adoptés, éduqués, le beau décor de conte de fée de la nation arc-en-ciel, de la réconciliation nationale et de nouveau départ vers un avenir radieux est planté. Oui mais voilà, ça ne tient pas, au premier vent violent, le noir redevient le coupable et le blanc la victime. Les mauvaises habitudes ont la peau dure et la nature humaine ne se laisse pas mystifier par les discours.
Sous ses dehors bienveillant, la famille Lane comprend une Beverley arriviste, calculatrice, une salope botoxée capable de tout pour protéger son fils comme elle l'a fait, vingt ans plus tôt, pour son mari dont le passé comporte une tache indélébile. Un passé qui le condamne au silence face aux manœuvres vraiment ignobles de son épouse pragmatique et cynique. Mike est un lâche, un intello falot qui vit dans un monde rêvé, la vieille librairie fondée par son père, tandis que Beverley gagne une fortune dans l'immobilier.
Le crime de Chris commis, plus rien ne pourra jamais plus être comme avant, plus rien ne tient. Smith nous entraîne à la suite de Louise dans une démolition minutieuse, totale de l'univers des Lane. Pour une fois dans son œuvre, ce n'est pas la misère et l'absence d'éducation qui pilote les désastres, ce sont les faiblesses des humains, leur volonté farouche de préserver l'existant et le mépris de toute empathie. Un fils ou un frère noir ne vaut pas un héritier blanc. Réconciliation nationale ou pas, cette vérité est absolue pour Beverley et l'équation du drame ne peut se résoudre que dans le sang.
Encore un magnifique thriller de Roger Smith, si possible encore un peu plus noir que les précédents peut-être, la tragédie y a moins d'excuses, mais aussi sauvage que Le piège de Vernon qui était déjà particulièrement sombre. L'alternance entre le lent glissement de Louise dans sa peau de vengeresse et la décrépitude de Mike bouffé par les remords et sa lâcheté en de courts chapitres permet de suivre tous les aspects du récit, de ne pas en perdre une miette, car les miettes comptent aussi, ces petits riens qui font basculer une décision de possible en irrévocable...
Un roman dur, comme toujours chez Roger Smith, efficace, implacable, qui élargit encore un peu sa réflexion sur la violence, servit par une celle écriture sans fioriture, précise comme un rasoir. Un an dans la vie de Mike Lane et Louise Solomons, d'un Noël pathétique à l'autre, dans la chaleur de l'été sud-africains, sur les chemins du délitement des vies. Ce ne sont pas les mêmes continents, les mêmes problématiques mais Pièges et Sacrifices a bien des points communs avec Un Nid de Vipères du brésilien Edyr Augusto ou Petite Louve de Marie Van Moere, la vengeance détruit tout et tous sur son passage...
Notice bio
Roger Smith est né à Johannesburg, il est également réalisateur et scénariste. Ses trois premiers romans, Mélanges de Sang, Blondie et la Mort et Le Sable était brûlant, Le piède de Vernon sont autant de clous enfoncés dans l'image lissée et moderne que l'Afrique du Sud essaie de donner au monde. La nation arc-en-ciel se couvre de vilains nuages dans les thrillers de Roger Smith mais la nature humaine n'en sort pas indemne non plus.
La musique du livre
Jingle Bells pour commencer qui passe à la radio dans la voiture de Mike Lane, inepte, dit-il, dans la chaleur de l'été et lui donne l'impression d'être sous acide. Du rap, que Louise entendra bien souvent quand elle se rendra dans les Flats à la recherche de ses origines, dont celui de Tupac, Me against the world.
Rodriguez, Sugar man, vu par Louise sur de vieux diques d'un Cash Crusaders où elle s'est réfugiée, et, finale en fanfare, Rod Stewart et Do ya think I'm sexy qui sert de musique de fond aux performances d'une strip-teaseuse...
Pièges et sacrifices – Roger Smith – Calmann-Lévy – 345 p. février 2015
Traduit de l'anglais par Elsa Maggion