Chronique Livre :
PLATINE de Régine Detambel

Publié par Dance Flore le 11/05/2018
Elle :
Régine Detambel est une auteure française qui a une œuvre conséquente à son actif, essais, romans, littérature jeunesse, formes brèves…La Société des Gens de Lettres lui a décerné en 2011 le Grand Prix Magdeleine-Cluzel pour l’ensemble de son œuvre. Kinésithérapeute de formation, elle est conférencière et formatrice en bibliothérapie, qui expérimente les vertus thérapeutiques de la lecture et de l’écriture.
Elle :
Jean Harlow, icône platine du cinéma américain, comment elle est morte, comment elle a vécu et comment le rêve cinématographique se nourrit des souffrances et du besoin d’amour des femmes fragiles.
Plus qu’un document sur les brèves années de gloire de Jean Harlow, c’est la mécanique du désir de celluloïd et le maquignonnage des jeunes femmes qui est démontée, pièce par pièce, exhibant ainsi la structure d’airain de la gloire hollywoodienne.
Harlow :
« Harlow, c’était la perfection des seins.
Pas une femme, juste un spécimen remarquable. Mais au bout du compte, on peut se demander à quoi auront servi ces dons, météorites tombés du ciel tout dressés, globes d’alliages précieux, stupéfiants, à peine vivables pour un corps simplement humain, pour une jeune femme ordinaire, avec des envies toutes simples, on sait comment les dons peuvent être au final insupportables, car malgré son physique d’or et de platine la blonde Harlow fut loin d’avoir une énergie sidérale. A l’âge où tout le monde fait la fête, elle n’a pas eu le loisir d’arpenter d’autres contrées que les marécages de la maladie, tout droit en direction du royaume des morts, belle démonstration que, malgré le prestige social, malgré les séances de gymnastique, les heures de sauna et les massages spéciaux, notre seule raison de vivre est bien de surmonter la vie, de traverser la vallée implacable qu’est la peur de cette vie, et de l’écrire pour l’exprimer, l’écrire ou la jouer, la calligraphier ou la filmer, c’est du pareil au même, je ne vois vraiment pas la différence, résoudre, résoudre des questions, des problèmes, afin de nous résoudre nous-mêmes, en lumière ou en poussière, en pellicule ou en caractères. Il n’y a rien de réel hormis ces résolutions, surtout quand on a compris que tous les problèmes sont forcément insolubles, se présentent sans queue ni tête ou alors comme des couples de contraires, par exemple, pour Harlow, comment résister à cette douleur aux reins qui transperce ta robe, à des malaises tels qu’il te faut t’asseoir toutes les dix minutes, quand tu n’as pas encore vingt-cinq ans, comment être heureuse dans ton enfant ardemment projeté, fils ou fille, potelé, drôle, quand tu es stérile, comment toucher les hommes que tu désires pourtant tellement, alors qu’ils sont violents et sourds et lourds et muets, et ta mère adorée qui t’étouffe ?
Sacrées questions, questions sacrées, auxquelles personne ne semble formé pour répondre du tac au tac, encore moins la jolie fille du dentiste de Kansas City, malgré ses seins de nombre d’or et sa chevelure d’ange de joailler. » (p. 12, 13 et 14)
Elle :
Morte à 26 ans. Tragiquement jeune, tragiquement seule, tragiquement malade. L’actrice la mieux payée de son temps qui recevait des milliers de lettres d’amour et de propositions de mariage est morte d’avoir été battue comme plâtre par son mari pendant sa nuit de noces, de s’être vu refuser des soins par une mère tombée dans la folie de la Science chrétienne, morte d’avoir travaillé pour gagner de quoi assouvir les exigences de son beau-père, morte de ne pas avoir eu d’enfant, de ne pas avoir eu le temps de réussir à être heureuse.
Elle porte en elle toutes les contradictions de l’époque : être toujours plus sexy, faire courir le bruit qu’elle ne porte pas de sous-vêtements, qu’elle est une fille facile mais surtout ne pas montrer ses seins, ne pas boire en public, ne pas faire de scandales, se marier comme on le lui prescrit… La femme fatale, la blonde incendiaire, la Bombe sexuelle doit être toute en suggestions érotiques et jouer plus souvent qu’à son tour les prostituées mais mener une vie lissée de toutes ses aspérités pour ne pas fournir des munitions aux médisances et aux ragots. Ses seins suffisent déjà à alimenter les jalousies et les désirs, les interrogations et les potins. Il lui tiennent lieu de carrière, c’est bien assez.
Elle appartient à Mayer, c’est à la fois un investissement dont il attend un bon rendement et une prisonnière dont il scrute tous les mouvements. On lui scénarise une biographie, elle doit apprendre par coeur les répliques destinées à devenir cultes à ses interviews, toujours à mi-chemin entre provocation et pudeur, on répond aux lettres de ses fans pour elle, on lui choisit ses vêtements, on l’accompagne partout en public : « l’esclave du système hollywoodien » n’est rien d’autre qu’une « vache à lait ».
Quand elle se marie à l’homme que Mayer n’a pas choisi, un scénariste au lieu d’un acteur connu, le producteur fait réécrire à toute vitesse la bio de l’heureux élu et contribue à ce que la fête soit grandiose, bien qu’il éprouve de la colère face à ce qu’il considère comme une connerie. Il a raison, c’est un fiasco dès le premier soir, puisque Jean est battue sauvagement et part se réfugier chez des amis. Deux mois plus tard, il se suicidera, alimentant les échos impitoyables de la presse à scandale.
Les hommes pour Jean Harlow : des substituts de ce père dentiste qui ne l’a presque jamais revue après que sa mère l’a quitté pour aller vivre avec un semi-mafieux qui convoitera sa belle-fille et lui piquera son fric, la condamnant à une vie de travail laborieux et harassant. Des hommes qu’elle choisit plus âgés qu’elle, qui ont l’air doux et inoffensifs, qui ne la sauveront pas. Toujours entre elle et eux ce corps, ces seins, ces cheveux, à la fois rempart et butin, qui font d’elle un trophée à obtenir et un miroir flatteur.
Comme un double renvoyant une image déformée d’elle-même, sa mère, Mama Jean, fusionnelle et dingue, qui refuse l’accès aux soins à sa Baby Jean dont elle a pourtant besoin de toute urgence, au point de s’évanouir sur le tournage de Saratoga, son dernier film, dans le quel elle souffre le martyre. 26 ans et pas capable de rester debout plus de dix minutes, besoin d’être physiquement soutenue car vacillante, sous le feu des projecteurs qui font cloquer sa peau de blonde platine. 26 ans, des millions de dollars gagnés, un mythe savamment fabriqué et entretenu, des funérailles de princesse de sang, mais une vie aveugle, sans ouverture, sans oxygène, pleine de mauvais coups et de désordres, d’impasses et d’errances. Chaque initiative pour construire un relatif apaisement se solde par un échec encore plus cuisant et destructeur que le précédent.
« - Stérile, avait affirmé le gynécologue, il faudra penser à autre chose, vous avez des neveux ou des nièces ? Vous aimez les chiens ?
- Ne te plains pas, l’avait consolée Mama Jean, toutes les femmes tueraient pour avoir ta chance. »
Au-delà de Jean Harlow, c’est le portrait de l’Amérique des années 30, la prohibition, les débuts du parlant qui brisa net la carrière des belles aux voix laides, la crise qui jeta tant de gens sur les routes pendant qu’on dépensait des fortunes pour paver d’or le chemin des comédiens, l’industrie du cinéma et l’argent qu’elle génère, le rêve qu’elle vend et les actrices qu’elle utilise et besogne jusqu’à la mort.
Retraçant avec infiniment de délicatesse et de finesse la vie de Jean Harlow, née Harlean Carpenter, et prenant tout à tour toutes les voix des protagonistes de sa courte vie flamboyante de sex-symbol, Régine Detambel fait résonner en nous le destin de ces actrices à qui l’on demande de faire le sacrifice d’elles-mêmes sur l’autel du divertissement-roi.
Un petit coup de blues ?
Leadbilly - Jean Harlow
PLATINE - Régine Detambel - Éditions Actes Sud - 192 p. mai 2018
photo : Jean Harlow