Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
PLAYGROUND de Lars Kepler

Chronique Livre : PLAYGROUND de Lars Kepler sur Quatre Sans Quatre

photo : Pixabay


Le pitch

Lors d’une mission de l’Otan dans le Nord du Kosovo, le lieutenant Jasmine Pascal-Anderson est grièvement blessée. Son coeur s’arrête pendant près de quarante secondes avant que les médecins ne parviennent à la réanimer. À son réveil, elle est persuadée d’avoir vu l’antichambre de la mort – une étrange ville portuaire évoquant la Chine ancestrale. Un monde sans foi ni loi sur lequel un gang fait régner la terreur pour s’emparer des “visas” des nouveaux arrivants, seuls viatiques permettant d’espérer un retour à la vie.

Des années plus tard, quand son fils de cinq ans doit subir une opération délicate nécessitant un arrêt cardiaque, Jasmine sait que le petit garçon n’en réchappera pas s’il se rend tout seul dans l’au-delà. Une solution radicale s’impose : provoquer chez elle un coma artificiel et l’accompagner de l’autre côté. Mais une fois réunis dans la salle d’attente entre vie et mort, mère et fils vont devoir affronter de terribles mercenaires sur le playground – véritable théâtre des horreurs.


L'extrait

« Jasmine Pascal-Anderson se réveilla à l’hôpital Orszàgos Orvosi à Budapest. Elle devina une silhouette devant la fenêtre, puis reconnu Mark. Il était difficile de le distinguer dans le halo de lumière dentelé devant ses yeux. Elle tenta de parler, mais n’avait pas encore retrouvé sa voix. Il vint s’asseoir sur le bord du lit, et dit quelque chose qu’elle ne parvint pas à saisir. Il avait apporté une de ses boucles d’oreilles. Il lui tapota la joue, et fixa la petite perle au lobe de son oreille gauche. D’une main faible, elle retira le masque à oxygène humide, et se mit à respirer à pleins poumons.
- La mort ne fonctionne pas, réussit-elle à articuler en toussant.
- Jasmine, tu es en vie, tu n’es pas morte, chuchota Mark en s’efforçant de sourire.
- Les gens font la queue dans le port pour partir avec les bateaux, haleta-t-elle. Il y a des lanternes rouges suspendues partout, les panneaux sont en chinois, je ne comprends pas… Rien ne colle, je ne comprends pas…
- Ne t’en fais pas, tout ira bien la rassura-t-il.
Une infirmière entra et demanda en anglais à Jasmine comment elle se sentait. Elle vérifia la saturation en oxygène et le tracé de l’électrocardiogramme. Jasmine regarda Mark droit dans les yeux, mais eut l’impression de contempler les images désorganisées de son propre cerveau.
- Un médecin va venir vous voir bientôt, déclara l’infirmière avant de partir.
- La triade est partout, poursuivit Jasmine en luttant contre les larmes. Je les ai vus enlever un enfant à ses parents. » (p. 16/17)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Ne pensez surtout pas qu’une fois mort, vous serez tranquilles. Pas une seconde. Après avoir lu Playground, c’est la vie qui semble sereine par rapport aux jeux du cirque décrit par Lars Kepler dans ce livre. Plus de quatre cent pages d’action, d’exotisme, de combats, de suspense, de ruses, de trahisons, pas une minute du repos supposé être le lot de ceux qui sont décédés. À première vue, on est loin de Joona Linna, inspecteur récurrent des romans de Lars Kepler, loin des enquêtes minutieuses et des méandres de l’âme, mais à première vue seulement, la passion du couple d’écrivains pour les ressorts (sombres) de l’âme transparaît tout autant dans ce récit, la forme change, pas le fond, tant mieux.

Playground emmène le lecteur dans un voyage passionnant au royaume des morts. Enfin, morts ou presque, la sanction n’est pas toujours définitive. Les visiteurs du port chinois sont en arrêt cardiaque, en coma profond ou viennent juste de trépasser, c’est une sorte de terminal de triage. Pour les derniers, c’est simple, il leur suffit de prendre le bateau en suivant la cohue pour parvenir à la destination finale dont on ne saura rien. Pour les sursitaires, ça se complique. Un protocole très stricte est à respecter en ce lieu où le temps passe avec une lenteur infini, où il ne fait jamais jour. La faim tenaille parfois mais on n’y dort pas, par contre le sexe n’est pas prohibé, ça peut être une bonne nouvelle.

Le candidat au retour doit guetter les dazibaos qui s’affichent, si l’un d’entre eux porte son image, c’est reparti pour quelques temps encore parmi les vivants. Mais il peut s’écouler une période très longue avant que ce soit votre tour de revenir. Alors une ville gigantesque s’est créée, des commerces, des lois, une civilisation est née et elle semble être la mère de toutes celles que nous connaissons sur terre. Et avec la civilisation, toutes les turpitudes humaines, évidemment.

Le crime n’est pas absent, malgré les gardes et le tribunal aux sentences sévères, la triade et ses voyous tentent de voler les visas des enfants pour revenir à la vie, s’arrangeant ainsi une forme d’éternité. Comme dans les plus sordides bas-fonds des villes les plus dangereuses, le presque mort risque à tout instant de se faire dépouiller de son ticket de retour. Sans visa, pas de résurrection possible, le volé prend la place du voleur sur le bateau définitif. Jamais très loin de notre réalité, la corruption règne dans le port, la méfiance doit être la base, la confiance, un luxe rare. Comme dans les zones de guerre, Jasmine a besoin d’un fixeur, un interprète qui va la guider dans le dédale des ruelles vers la salle d’attente où il faut observer la survenue des dazibaos. Ce sera Ling, un Suédois d’origine chinoise, malin et connaissant parfaitement le terrain.

Quel régal ! Un plaisir dingue à lire ce roman d’aventure éblouissant du début à la fin. Pourtant, je déteste tout ce qui peut ressembler à du fantastique, mais là, Lars Kepler évite tous les poncifs du genre, transforme le royaume des morts en port chinois où la vie peut tout aussi bien se gagner que se perdre, où les moeurs ne sont pas si différentes que celles que nous connaissons. Une fois les quelques règles de base acquises, on se promène fort bien en compagnie de Jasmine et de Ling, la carte du lieu de transit se dessine aisément, les aller-retour de l’héroïne entre la vie et la mort ne sont guère plus que des voyages un peu fous où chaque étape fait augmenter le suspense et l’angoisse.

Sous couvert de combats pour la survie de son enfant, les auteurs explorent la psychée de Jasmine de long en large, fouillent ses motivations, ses culpabilités, ses manques, les cicatrices si anciennes qu’elle-même n’en a plus aucun souvenir mais celles-ci sont compilées dans les archives du tribunal des limbes. Elle retourne au port pour accompagner son enfant, ce nouveau périple lui fera découvrir les milles vices qui se cachent dans la cité chinoise, le voyeurisme des spectateurs qui, au lieu de porter secours, attendent la mise à mort, le sang, les coups.

Tout n’est pas totalement sombre, quelques lueurs d’espoir dans la nature humaine subsistent après avoir lu Playground mais elles s’amenuisent tout de même fortement lorsqu’on a compris le parallèle frappant entre notre société du spectacle et le jeu fatal auquel sont soumis Jasmine et son équipe. L'amour maternelle, infini, qui pousse l'héroïne à rejoindre son fils dans la mort pour l'accompagner n'explique pas tout, elle a également besoin d'une forme de rédemption pour la mission où elle estime avoir failli dans les Balkans.

J’aurais des milliers de choses à dire encore sur ce récit qui m’a enthousiasmé de la première à la dernière page, la narration y est magistralement menée, les personnages riches et complexes, le style aussi vitaminé que les actions qu’il décrit. Remarquablement traduit par Lena Grumbach, Playground est un des grands page turner de l’année.


Notice bio

Lars Kepler est le pseudonyme du couple d'écrivains Alexander et Alexandra Ahndoril. Dans la série mettant en scène l'inspecteur Joona Linna, Actes Sud a déjà publié L'hypnotiseur (2010), Le pacte (2011), Incurables (2013), Le marchand de sable (2014) et Désaxé (2016). Playground est leur premier stand alone thriller.


La musique du livre

David Bowie - China Girl

Motörhead - Overkill

Metallica - The Unforgiven

Tchaikovski - Casse-noisette

Erik Satie – Gymnopédie N°2


PLAYGROUND – Lars Kepler – Éditions Actes Sud – 407 p. mai 2017
Traduit du suédois par Lena Grumbach

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