Chronique Livre :
PRINCIPE DE SUSPENSION de Vanessa Bamberger

Publié par Psycho-Pat le 02/01/2017
pooto : respirateur hospitalier (Pixabay)
Le pitch
Thomas, la quarantaine, est dans le coma. Il survit à peine, branché à un respirateur. Malgré les soins qui lui sont prodigués, il ne se réveille pas et Olivia, son épouse, attend anxieusement qu'il revienne à la vie. C'est un battant pourtant, un chef d'entreprise, un homme qui ne s'avoue jamais vaincu. Olivia, son amour délaissé à cause de son travail, patiente, jour après jour, évoque sa vie, guette les machines qui font respirer son mari, pantin sans aucune autonomie, les maigres renseignements médicaux, elle est calme, discrète. Leur temps s'est arrêté, il est entre parenthèse, mais rien n'empêche les esprits de tourner...
Depuis qu'il a racheté Packinter, une petite entreprise de plasturgie spécialisée dans les dispositifs pharmaceutiques, Thomas fait des pieds et des mains pour conserver l'emploi et la filière industrielle dans le grand ouest où il s'est établi. Rien n'est facile, rien n'est donné, il subit, comme les autres, la loi du plus fort, les trahisons professionnelles, les pannes de machine ou les aléas du marché dans son secteur très restreint.
Le sort de ces deux pans de son existence, son mariage et son entreprise, se joue alors que Thomas est absent, comme s'il attendait que des solutions surgissent pour s'éveiller...
L'extrait
« La veille au soir, Thomas avait reçu un appel d'Alain Hervouet, soixante-quinze ans, président à vie du laboratoire Hervouet-Favel-Leroux. Hervouet lui avait expliqué qu'il serait, l'année prochaine, obligé de licencier 20% de son unité de production antiasthmatique, quarante opérateurs, et, par conséquent, de diminuer ses commandes à Packinter. Nous devons oublier un temps les asthmatiques pour nous concentrer sur les cancéreux, c'est inévitable, le générique nous bouffe, sans parler du coût du travail, l'inhalateur à chambre des Brésiliens marche très fort et nous ne savons pas faire les systèmes d'inhalation de poudre sèche des Allemands. Bref, il laissait un an à Packinter. Vous allez devoir baisser vos prix, moi je dois réduire mon carnet de commandes. Les bonnes décisions sont celles qui s'imposent à nous. Thomas s'était remémoré les décisions importantes de sa vie et en avait conclu que le vieux se trompait.
Il fixa Loïc, la gorge serrée.
- Eh oui. Heureusement que tu es là.
Loïc jeta un rapide coup d'oeil vers César, resté silencieux depuis son arrivée.
- Qu'est-ce que tu racontes, c'est toi le patron, c'est toi qui tient la baraque.
Thomas secoua la tête.
- Je sais ce que je te dois. » (p. 30/31)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Thomas manque d'air. Il a l'air, se donne l'air, aspire à, mais non. Trop, c'est trop. Sa petite entreprise, c'est le rocher de Sisyphe, il faut la remonter tout en haut quasiment tous les jours. La concurrence est terrible, les clients impitoyables et, même pour un patron comme lui, presque paternaliste, la grogne sociale n'est jamais loin. Il fonctionne à l'émotion Thomas et quand ça ne tourne pas comme il faut, c'est son monde qui s'écroule, il ne l'a pas vu venir. Il étouffe littéralement, plus rien ne passe, l'asphyxie financière le guette, la fin du monde qu'il avait rêvé.
Son couple s'est distendu, pris dans la tourmente de ses ennuis professionnels, il attend d'Olivia ce qu'elle n'est pas prête à lui donner, et elle attend de lui ce qu'il ne peut plus lui offrir, empêtré dans le sauvetage de son entreprise, un blizzard terrible qui restreint la visibilité et la lucidité au maximum. Vanessa Bamberger parle de personnages ordinaires, dans des situations qui doivent être vécues tous les jours par tant d'autres. Elle disserte sur les définitions diverses de « principe » et de « suspension », tout ce que recouvrent ces mots simples et déroule une histoire passionnante au suspense subtil et émouvant. Elle a mené l'enquête sur le terrain, cela transparaît, elle connait le sujet et sait la complexité des situations.
Rien de manichéen ou simpliste dans son roman, la réalité crue dans toute sa nudité. Les difficultés quotidiennes de ceux qui créent, de ceux qui ont peur de perdre leur emploi, de ceux qui subissent la loi des grands groupes rapaces, que quelques cadavres de PME en plus ou ne moins ne gênent pas du moment que les actionnaires aient de plus en plus de dividendes. Présente aussi l'usure du couple, les amants passionnés d'autrefois qui ne se comprennent plus, qui ne se plient plus aux désirs de l'autre, la lassitude des jours passés dans la peur et des années sans vacances, sans retrouvailles, le boulot mange tout, même l'amour.
Vanessa Bamberger joue sur les mots, les symboles et les parallèles, elle les fait se rejoindre, voire se croiser, oblige son lecteur à s'immerger pour comprendre ce qui se joue sous ses yeux. Elle analyse avec une précision d'entomologiste les tenants et aboutissants de la myriades de petits riens et de grands "quelque chose" qui font la vie de ses personnages. Thomas et Olivia, d'abord, construits, vivants, présents, les autres protagonistes ensuite, finement décrits, importants à leurs places respectives, formant un tout cohérent et vraiment passionnant.
Principe de suspension est une tranche de vie particulière, une parenthèse dans deux existences qui sont liées, Thomas et Olivia, la pause inévitable après un paroxysme terrible qui a mené le chef d'entreprise à l'hôpital. Le temps du bilan, de lister les débits et crédits, le passé blessant ou heureux, l'avenir possible, peut-être. L'instant nécessaire pour faire le point après un grand chambardement, prendre de nouveaux repères et poursuivre, un peu différemment, avec de nouvelles visions.
Un premier livre tout en nuances, pastel, une écriture douce et précise qui touche les points sensibles mais qui ne laisse rien au hasard. Tous les aspects de la crise qui secoue l'entreprise et le couple sont disséqués avec méticulosité, sans concession aucune, inexorablement.
Notice bio
Vanessa Bamberger est née en 1972. Après des études à Sciences-Po Paris, elle a vécu plusieurs années à Londres et à New-York. Elle est aujourd'hui journaliste à Paris. Au cours de l'écriture du Principe de Suspension qui est son premier roman, elle a rencontré des dirigeants de PME et visité plusieurs sites de production en France.
La musique du livre
Pas de musique dans le récit lui-même, bien qu'il en soit question ici ou là mais sans précision sur sa nature.
Il faut être vigilant d'entrée, la seule chanson identifiable est en page de garde, c'est Bird Gerhl d'Anthony and the Johnsons.
PRINCIPE DE SUSPENSION -Vanessa Bamberger – Liana Levi – 198 p. janvier 2017