Chronique Livre :
PUERTO APACHE de Juan Martini

Publié par Psycho-Pat le 27/10/2015
Photo : Rat brun (Wikipédia)
Le pitch
« Il y a des gens pour qui même la mort n'est pas un avenir. »
Puerto Apache est une communauté autogérée, construite et administrée par ses habitants sur un terrain vacant. Des laissés pour compte de la crise économique argentine. Sauf qu'elle n'a pas d'existence légale et que les gens qui y logent sont considérés comme des squatteurs par les autorités et les financiers avides de récupérer quelques terrains dans Buenos Aires. Le gouvernement du lieu est assuré par trois anciens fondateurs du lieu, ex maquereaux ou traficoteurs. Ils y assurent la paix sociale et organisent la résistance face aux agences immobilières ou aux envahisseurs tentant d'entrer dans la périmètre pour s'y installer. Une zone de non-droit avec une constitution en quelque sorte, avec des filles très jeunes et de la dope comme ressources naturelles.
Prostitution et came sont les deux mamelles de Puerto Apache...
Il y a un hôtel, un bar, Puerto Apache est tout sauf un terrain vague peuplé de zombies. Ou alors, pas plus que le reste de la ville tentaculaire qui s'étend à perte de vue. Manque ces fameux « droits acquis », cette assurance que la vie du quartier n'est pas précaire et qu'un avenir est envisageable.
La crise est passée sur l'Argentine, les exclus se comptent par centaines de milliers, Puerto Apache revendique pour ceux qui y vivent un lieu où se poser, où construire une vie aussi bancale et précaire soit-elle.
Le Rat, fils de Perro, un des trois dirigeants de Puerto Apache, est coincé par trois hommes de main, il va passer un sale quart d'heure, peut-être même le dernier de sa vie. Il gagne sa vie en grignotant les miettes du festin des dealers, en rendant de menus services. Le caïd local, c'est le Pélican, il a des loups à son service, un rat ne pèse pas bien lourd...Ces hommes ont renoncé à leur identité d'humain, ils ont créé une jungle et en sont le bestiaire. Proies et prédateurs, les rôles peuvent être alternés, avec la menace toujours prégnante d'une attaque par une créature non recensée dans le biotope. Et toujours la possession des femelles comme pomme de discorde...
Existe-t-il une possibilité pour le Rat de sauver sa misérable peau ? Puerto Apache est un dédale où il pourrait se réfugier et se cacher mais la question demeurera entière : pourquoi s'en prendre à si petit que lui ? Quelle place lui a-t-on assigné sur l'échiquier pour le sacrifier ainsi ?
L'extrait
« Cuper, c'est mon ami. De temps en temps, on traine ensemble dans la rue. À ces moments-là, il aime que je lui raconte mes histoires. Voilà comment tout a commencé.
« C'est à Pompeya, Cuper, c'est à Pompeya que tout a commencé, je lui dis. Les putes ne rapportaient plus rien, la coke manquait, les caisses étaient vides et les flics étaient de plus en plus gourmands. On était sérieusement dans la merde. Ma vieille était de Rosario. Elle vit à Rosario, maintenant. Je suis allé la voir, il y a longtemps. Une cousine éloignée, je crois, s'occupait un peu d'elle. Elle est malade, elle n'a jamais voulu me dire ce qu'elle avait. Ma cousine non plus. Je dis que c'est ma cousine parce que je crois que c'est la fille d'une cousine de ma mère. Je comprends jamais rien aux liens de parenté. Alors, je me suis tapé ma cousine, qui était maitresse d'école dans un bidonville, et ma cousine, parce qu'elle s'emmerdait j'imagine, m'a appris à écrire. C'est comme ça, la vie. Personne y comprend rien. Moi, je ne suis pas de Rosario, je suis le Rat. »
Et Cuper me dit :
« C'est clair, mec. » »
L'avis de Quatre Sans Quatre
« Il suffit d'un moment d'inattention, et la vie continue sans nous. »
C'est vrai qu'il ne faut pas beaucoup tourner la tête à Puerto Apache, ne pas se laisser distraire. La mort, la misère ou la poisse rôdent partout, parfois sans autre raison particulière que d'emmerder le peuple. Le fragile équilibre social, totalement amoral qui maintient l'édifice debout ne fait pas de cadeau aux faibles. Le monde de Martini est violent, furieux d'une colère de classe, d'une fureur de déclassés qui veulent imposer leur dignité de facto. Ils en sont revenus aux fondamentaux de la nation, à cette « première junte » qui fonda l'histoire politique de l'Argentine, les temps anciens, ceux où les hommes existaient. Avant ce XXIe siècle qui fait des humains des rats ou des pélicans.
« Nous sommes un problème du XXIe siècle. »
Un roman très noir pour décrire une vie qui n'en est pas tout à fait une, qui échappe aux règles légales pour prendre sa légitimité dans la survie du groupe et de ses leaders. Le Rat est narrateur, le lecteur le suit dans ses chemins au ras du sol, là où seul lui peut s'aventurer, s'empiffrer des détritus et regarder de loin les belles dames qui vont boire un verre sur les grands boulevards. Il aime Marù, mais Marù est prise par plus gros que lui, il aime à droite et à gauche, comme un animal désespéré qui doit assurer sa reproduction à tous prix avant la fin. Il a deux enfants mais n'en fait pas grand cas, c'est l'affaire de sa femme, qu'il consomme à l'occasion, en passant, le Rat n'est pas sédentaire.
Un style rude, direct, sans fioriture mais profondément habité d'une poésie sauvage qui parle immédiatement le langage imagé de la réalité brute. Une littérature sans concession, l'auteur ne rend pas ses personnages plus beaux qu'ils ne sont, il les décrit en l'état, à prendre ou à laisser. Et ce serait dommage de laisser justement. Rarement un texte ne donne autant un reflet aussi fort des existences des rues, de l'insoutenable fragilité de vies mises au rencard du progrès social.
Même la télé réalité s'en mêle, tentant de faire du fric sur la misère, une scène incroyable que ces hommes à fleur de peau qu'une journaliste essaie de faire entrer dans les critères d'audience des médias. Deux planètes qui devraient tourner loin l'une de l'autre et qui, soudain, se télescopent. La violence de l'incursion en devient de l'humour cynique et noir.
Il y a une intrigue, le Rat mène son enquête sur celui ou celle qui a voulu l'envoyer ad patres, et douloureusement qui plus est...Puerto Apache est indéniablement un excellent polar, du récit de bas-fonds et de putes adorées, de caïds bien pourris et d'abrutis qui suivent comme ils peuvent le cours des choses...Mais il y a surtout beaucoup plus, l'âme des répudiés de la société, leurs envies, leur volonté farouche d'exister malgré tout et de s'y construire un univers qui tienne debout et leur garantit ce qui leur semble le minimum de dignité.
Bref, Puerto Apache est un très grand roman noir, un superbe polar et une image ciselée de la sauvagerie de notre monde, des impasses inouïes où il conduit les hommes et les femmes dont il ne veut plus, ne s'en préoccupant que lorsqu'il y a encore un tout petit quelque chose à leur pressurer, à leur arracher. Ne ratez pas la visite de la communauté autogérée par le Rat, ses arcanes et sa vie secrète, c'est une révélation !
Notice bio
Juan Martini est né en 1944 à Rosario. Exilé en Espagne pendant la dictature militaire, il revient en Argentine en 1984. Éditeur et auteur, il a publié une quinzaine de romans. Il vit actuellement à Buenos Aires où il dirige des ateliers d'écriture.
La musique du livre
Asphalte égale bien évidemment, comme à chaque publication, une playlist choisie par l'auteur en fin d'ouvrage. Huit titres, quatre de Gilda, quatre de John Lennon, pas de jaloux...
Gilda est omniprésente, c'est la chanteuse préférée de la femme du Rat, elle accompagne ses brefs passages chez lui avec La Puerta ou Nos Iremos en Tres.
Hors playlist, une référence à Indio Solari, artiste bien connu en Argentine, Roxana Porchelana.
Autant finir sur Lennon et Imagine, ça donne l'impression qu'il y a un futur et que tout est possible...
PUERTO APACHE – Juan Martini – Asphalte Éditions – 215 p. octobre 2015
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Julie Alfonsi et Aurélie Bartolo