Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
RIEN DANS LA NUIT QUE DES FANTÔMES de Chanelle Benz

Chronique Livre : RIEN DANS LA NUIT QUE DES FANTÔMES de Chanelle Benz sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans… Quatrième de couv…

« Le passé n'est jamais mort. Il n'est même pas passé. » (William Faulkner)

Voici trente ans que Billie James n'a pas remis les pieds dans le Mississippi. Un sacré tempérament, quelques dollars en poche et son chien Rufus au bout de sa laisse, elle débarque à Greendale et s'installe dans une bicoque décrépite où vécut autrefois son père. Ce dernier, poète noir de renom, est mort de manière accidentelle alors que Billie n'avait que quatre ans. La petite fille était présente au moment du drame, mais n'en a conservé aucun souvenir.

Alors que les voisins font preuve d'un comportement étrange, que des rumeurs circulent, laissant soupçonner une tout autre vérité quant à la mort du père de Billie, celle-ci mène son enquête, aidée par son oncle et un drôle d'olibrius universitaire. Ensemble, ils vont exhumer de lourds secrets, dévoilant peu à peu l'histoire de ses origines mais aussi, en toile de fond, celle d'un pays marqué par les blessures toujours à vif de la ségrégation.


L’extrait

« Lola remonte le trottoir défoncé, se frayant un chemin entre les éclats de verre, les ordures emmêlées dans les mauvaises herbes. Un panache de fumée se déverse dans le ciel ; quelqu’un qui brûle des feuilles. La rue a l’air sauvage et dévastée. Peut-être l’a-t-elle toujours été, mais on dirait que cette fois elle a renoncé pour de bon. Lola se dirige vers l’épicerie du coin de la rue, où elle peut fumer. Mémé ne sait toujours pas. Ne trouve pas cela convenable pour une dame. C’est une chose qu’on a dû lui dire lorsqu’elle était femme de ménage chez une Blanche fortunée de l’autre côté de la voie ferrée, car pour Lola, quand on est Noir dans le Delta, autant faire tout ce qu’on peut pour adoucir la vie.
Elle s’adosse au mur du magasin et allume une cigarette. Lorsqu’elle venait ici, enfant, il y avait des gens dans la rue. Eux jouaient à chat perché et au ballon, tandis que les adultes échangeaient des ragots sur leurs vérandas. À présent, on dirait que tout le monde a fui le quartier et que les rares survivants de Dieu sait quelle apocalypse s’aventurent de temps à autre au milieu de la rue, avec tout ce qu’ils possèdent dans un sac à dos. C’est sans doute idiot de vouloir que cet endroit soit pareil qu’autrefois, comme si c’était mieux avant, quand elle n’était qu’une gamine et n’avait pas conscience de tout ce qui se passait. Mais à l’époque, le système des peines planchers n’existait pas, le crack non plus, il y avait plus d’emplois et aucun de ses cousins n’était en prison. Ses oncles disent qu’avant, tout le monde avait toujours un peu d’argent en poche. Aujourd’hui, les gens ont à peine de quoi se payer un plein d’essence et le premier élevage de poissons-chats se trouve à une bonne heure et demie de route. Elle tire une dernière bouffée, puis éteint sa cigarette en l’écrasant contre le mur et la glisse dans sa poche.
À l’intérieur, elle déambule sur le linoléum des allées en pente – il y a une fuite quelque part et l’eau dévale vers la porte d’entrée. Elle enjambe l’étroit ruisselet marronnasse et ouvre le frigo pour attraper une bouteille de Coca, deux litres. Derrière la caisse est affichée une photo prise pendant un défilé de Mardi Gras, avec une reine noire au centre, tout en diadème et dents blanches. À coup sûr, elle s’est fait blanchir les dents et a porté un appareil, peut-être même un masque facial. À moins qu’elle ait été comme ça naturellement.
C’est juste des dents, répètent sans arrêt ses copines – ça et aussi que son mec est hyper sexy. Expression que Lola ne supporte pas. Aucune d’elles n’a grandi avec une mère comme la sienne, dont le seul souci était de satisfaire son homme. Avec un beau-père répétant à tout bout de champ : C’est ma maison ici. Tu manges dans mes assiettes, tu te douches avec mon eau chaude, tu dois traiter avec respect tout ce qu’il y a ici ou bien je te colle une raclée. Une mère qui ne disait jamais rien, qui restait plantée là à la fermer, et qui la réconfortait ensuite quand Lola ne pouvait plus s’asseoir. » (p. 21-22-23)


L’avis de Quatre Sans Quatre

2003 : partie de Philadelphie où elle vit depuis près de trente ans, Billie arrive à Greendale, dans le Delta du Mississippi. Sa grand-mère est morte et lui laisse un piètre héritage : 5000 dollars, un taudis de planches, du moins ce que les termites en ont abandonné, et un chien, Rufus. Billie est la dernière de la lignée, sa mère, une artiste, blanche, est décédée d’un cancer, son père, Cliff James a été victime d’un accident fatal, aux circonstances inconnues, juste avant qu’elle et sa mère ne partent vers le nord. Billie avait quatre ans, elle ne se souvient pas, possède pour toute mémoire ce qu’on lui a raconté, c’est-à-dire pas grand-chose. À Greendale, pour toute famille, il lui reste son oncle Dee, le frère de son père, et sa cousine Lola.

Si son irruption dans la petite ville ne se passe pas trop mal, peut-être en partie du fait que sa peau claire peut la faire passer pour une Hispanique, la situation va vite évoluer dès que Billie commence à poser des questions sur la mort de son père. Cliff James était un écrivain engagé, combattant des droits civiques, militants de la cause afro-américaine, dont les recueils de poésie n’ont jamais trouvé l’audience qu’ils auraient méritée. Son décès serait-il lié à la lutte qu’il menait ? Ne serait pas un accident ? Billie, qui n’a jamais connu réellement le racisme du Sud, n’écoute ni les conseils de son oncle, ni ceux de sa cousine et se lance dans une enquête qui va très vite lui valoir l’hostilité de nombre d’habitants de Greendale. Un homme va lui venir en aide, un universitaire afro-américain, le professeur Melvin Hurley, un intellectuel original, quelque peu à côté de la plaque bien souvent, passionné par l’œuvre de son père et tentant depuis des années de rédiger une biographie du poète…

La plus grande énigme qui se pose à Billie survient lorsqu’on lui apprend qu’elle a disparu durant deux jours au moment de la mort de son père. Elle n’en garde aucun souvenir et ne trouve guère de détails dans les réponses vagues données par les témoins de l’époque et leurs attitudes étranges. Peu à peu le passé de sa famille lui apparaît à travers ce qu’il en subsiste : cette cabane où elle loge et qui jouxte le terrain de l’ancien « propriétaire » de ses ancêtres esclaves sur la plantation, la résignation de son oncle et de sa cousine, les silences qui pèsent des tonnes… Sa condition de femme noire dans un région raciste, toujours tentée par la ségrégation, s’infiltre dans son esprit, les fantômes du passé sont à l’œuvre, la réinscrivent dans sa lignée, lui remettent en perspective sa place dans l’histoire. La jeune femme blanche de Philadelphie, à force de se heurter à l’hostilité, au mutisme ou aux mensonges de ceux qu’elle côtoie va s’acharner encore plus à découvrir ce qui est arrivé réellement à son père et prendre conscience du lourd passé de lynchages, d’esclavagisme, d’injustices et de crimes dont a été victime sa famille et, plus largement, sa communauté.

Son absence de trente ans l’a immunisée contre la résignation apeurée dont font preuves Dee, Lola et les autres, la présence du professeur Hurley, ne va en rien la pousser à comprendre l’étendue des dangers auxquels son enquête l’expose à chacune de ses avancées. Billie avance, dans l’atmosphère lourde du Sud, là où les regards sont fuyants, les mots blessants, les menaces toujours suivies d’effet.

Chanelle Benz écrit juste, on ressent les doutes et les lacunes de Billie dans son nouvel environnement, celui qu’elle a quitté avec les yeux d’une petite fille de quatre ans et qu’elle retrouve avec cette énigme entourant la mort de Cliff. La jeune femme n’a d’autre choix que de se réapproprier sa famille, de parcourir les souvenirs la liant à sa mère, jusqu’à cette maladie qui l’a enlevée à elle, à son père, elle en possède si peu, et, ce faisant, intégrer son arbre généalogique et les atrocités qui courent encore sur les branches et les étouffent tel le lierre dont il est vain de vouloir se débarrasser. Parfois naïve, candide, comme si elle n’avait jamais entendu parler des horribles coutumes du Sud lorsqu’un Noir ne « savait pas rester à sa place », mais aussi intrépide, courageuse quand il s’agit de regarder la réalité en face. Il existe des plaies qui ne se refermeront sans doute jamais dans la communauté afro-américaine, les ignorer ne les rend pas moins vénéneuses.

Morceau par morceau, Billie va reconstituer un puzzle dont les pièces ont été soigneusement cachées, modifiées, redécoupées. Partant de sa disparition, de son propre cas, elle va élargir ses recherches, fouiller des zones que personne ne veut voir remettre au jour, des relations de domination insupportables mais toujours présentes, Billie James va redevenir elle-même, entière, propriétaire de son histoire.

Un superbe roman, tout en émotions et en clair-obscur, une terrible violence sous-jacente, une jeune femme métisse confrontée aux non-dits du Sud du Delta et à l’histoire de l’esclavage de sa famille…


Notice bio

Chanelle Benz, britannique et antiguaise d’origine, vit et enseigne aujourd’hui à Memphis, Tennessee. Elle est diplômée de l’université de Syracuse, où elle a eu pour mentor l’écrivain George Saunders, qui a salué en elle « une nouvelle voix sidérante sur la scène de la fiction américaine », et a également étudié l’art dramatique à l’université de Boston. Après un premier recueil de nouvelles, Dans la grande violence de la joie (Seuil, 2018), elle signe avec Rien dans la nuit que des fantômes son premier roman.


La musique du livre

Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Charlie Parker, Aretha Franklin, Ida Cox, Sun Ra, Isley Brothers, The Detroit Emeralds…

The Jackson Five – Rockin’ Robin

Betty Wright - Clean Up Woman

Sara Martin with King Olivers Orchestra - Death Sting Me Blues

Mattie Delaney -Tallahatchie River Blues


RIEN DANS LA NUIT QUE DES FANTÔMES – Chanelle Benz – Éditions du Seuil – collection Cadre vert - 317 p. mars 2020
Traduit de l’anglais par David Fauquemberg

photo : Cabane dans le Delta - Bill Badzo pour Visual Hunt

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