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Chronique Livre :
SADORSKI ET L'ANGE DU PÉCHÉ de Romain Slocombe

Chronique Livre : SADORSKI ET L'ANGE DU PÉCHÉ de Romain Slocombe sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Paris, mars 1943. Une femme est arrêtée dans un bistrot du 10e arrondissement. Elle aurait franchi la ligne de démarcation munie de faux papiers, pour un trafic de métaux précieux. L’inspecteur principal adjoint Léon Sadorski voit dans cette enquête une parfaite occasion de s’enrichir. Mais il a d’autres soucis, notamment protéger Julie, la lycéenne juive réfugiée chez lui depuis la rafle du Vél’d’Hiv.

C’est alors qu’une affaire de lettre anonyme et d’adultère le conduit sur les plateaux du cinéma français de l’Occupation : parmi les jeunes actrices d’un drame tourné dans un couvent de dominicaines, l’inspecteur va rencontrer son « Ange du péché » et se transformer en criminel…


L'extrait

« L’IPA Sadorski retire en grommelant les pieds de son bureau avant d’écraser sa cigarette sur la pile de mégots du cendrier déjà plein. À la 3° section de la direction générale des Renseignements généraux et des Jeux, le mercredi est traditionnellement consacré à la paperasse et au classement des fiches, mais aujourd’hui le chef du « Rayon juif » n’est pas d’humeur à travailler. Arrivé chez lui à pied et très en retard, il a emprunté l’escalier F pour prendre son service vers 9h40 au deuxième étage de l’aile nord de la caserne de la Cité. Cette courte matinée du 3 mars s’est passée à relire Le Petit Parisien de la veille, à fumer gauloise après gauloise dans la pièce 516 en ruminant des soucis divers, à se divertir en ajoutant au crayon bleu sur les fiches de youpins ramassés pour des motifs banals - défaut d’insigne juif ou carte d’identité périmée - des indications qui garantissent aux israélites concernés un internement immédiat à Drancy, suivi de déportation dans les plus brefs délais, ou de fusillade au mont Valérien à la prochaine représaille pour le personnel allemand agressé par des terroristes, comme cela a été le cas dernièrement avec deux officiers de la Luftwaffe flingués sur le pont des Arts près du Louvre. Les assassins courent toujours, la police va compenser de nouveau en tapant sur les becs-crochus. Les Autorités occupantes réclament des crânes juifs en « expiation » et le successeur du commissaire principal Lantelme, le commissaire Maurice Lang, n’y voit pas d’inconvénient. Sadorski repose son crayon, bâille, soulève le combiné du téléphone, incendie l’opératrice par principe avant de lui demander son propre numéro, Archive 27.62. » (p. 19-20)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Pour faire connaissance avec l’inspecteur principal adjoint Léon Sadorski, héros de 14-18, blessé de guerre, patriote partisan de Pétain, mais peu friand des Allemands qu’il trouve « bêtes », antisémite forcené, érotomane complexe, policier d’élite qui ne rechigne pas à faire main basse sur le fruit de ses perquisitions ou sur l’argent des Juifs qu’il arrête, je vous conseille de consulter les chroniques relatives aux deux premiers tomes de ses aventures, L’affaire Léon Sadorski et L’étoile jaune de l’inspecteur Sadorski, deux magnifiques et indispensables romans pour ceux qui souhaitent comprendre l’Occupation et fort utiles à l'analyse de notre société actuelle et de certaines de ses dérives.

À voir, en couverture, le visage en clair-obscur d’une si jolie nonne sous le voile austère, les mains jointes en une pieuse prière, les yeux tournés vers les cieux, on se dit que ça y est, enfin, pour le dernier tome de sa trilogie, l’inspecteur principal-adjoint Léon Sadorski, chef du Rayon juif à la 3° section de la direction générale des Renseignements généraux et des Jeux a trouvé la voie de la rédemption. Cet antisémite indécrottable, ce fonctionnaire fielleux d’un régime putride va s’engager au côté de la Résistance ou sauver quelques Juifs de la déportation. Après en avoir tant envoyé attendre les trains de la mort à Drancy, il aura été touché par quelque grâce et changé de camp. Oubliez ça tout de suite, ce brave salaud de Léon ne saurait déroger à sa ligne de conduite. Fidèle à lui-même il échafaude les plans les plus tordus pour son propre bénéfice ou afin de ne pas trop compromettre l’avenir.

« Depuis Stalingrad, les plus futés à Vichy ont compris que la défaite allemande est devenue une certitude, seule la date reste inconnue : d’ici un an, deux, trois ? »

Nous sommes au printemps 1943, les nouvelles du front russe ne sont pas bonnes pour la Wehrmacht, malgré la propagande, les Parisiens savent que pour la première fois, Hitler baisse la tête. Partout bruissent rumeurs de débarquement ici ou là, d’actes de résistance, les troupes d’occupation et la Gestapo fusillent des otages à tour de bras sans parvenir à museler la fraction (peu nombreuse) du peuple s’opposant à eux et aux ignobles fascistes du gouvernement de Vichy, bien aidées par la police française qui va au devant de ses désirs, elles multiplient les rafles, arrêtent, trient, déportent avec une ardeur jamais atteinte. Les bombardements alliés se multiplient également, la faim rôde dans Paris et le marché noir fleurit, les lettres de dénonciations abondent sur les bureaux des autorités. C’est l’une d’elle, révélant un trafic entre la zone non-occupée et les patrons d’un bistrot de la capitale qui va mettre l’IPA Sadorski en chasse. Trafic d’argent, d’or peut-être entre des Juifs ayant fui à Lyon et une sale bande de profiteurs de guerre, voilà qui devrait lui fournir une belle opportunité de gains importants.

« Le bluffeur juif, sale con, fainéant, il ne saura même pas quoi en faire du communisme quand il l’aura… » (Louis-Ferdinand Céline Les Beaux Draps)

Ce ne sont pas les soucis qui lui manquent à Léon. Sa hiérarchie demande toujours plus d’arrestations, ce qui n’est pas pour lui déplaire mais ça ne laisse guère de temps pour le reste, il ne doit pas négliger son épouse, Yvette, qu’il aime et désire gâter ni la très jeune Julie Odwak, l’adolescente juive qu’il a recueillie chez lui après l’arrestation et la déportation de ses parents, qu’il compte bien déflorer le plus rapidement possible. La situation devient, au cours de ce troisième opus, vite étouffante, un nervi de la Gestapo fouinant un peu trop près de l’appartement des Sadorski à la recherche de la jeune Juive, un collègue de Léon semble même au courant, une riche femme, informée pour Julie, le fait même chanter afin d’obtenir sa coopération. Entre son métier officiel, ses petits arrangements, le danger toujours présent de la découverte de Julie par les Allemands ou d’autres flics, Sadorski ne sait plus où donner de la tête et, comme souvent dans ces cas-là, pare au plus pressé et commet des erreurs.

« Le chef du Rayon juif est conscient qu’il reste à la plupart d’entre eux moins de jours à vivre que de doigts à leurs mains, ça ne le retient pas de les brutaliser. Au contraire. Il les hait pour leur malheur, pour leur infortune quasi indécente. Même la Sainte Vierge ne peut rien pour eux. »

La banale enquête du début sur le petit trafic va prendre de grandes proportions à cause des magouilles de Léon et des événements qu’il n’a pas les moyens de contrôler, cette affaire et toutes celles évoquées dans ce roman permettent, comme à l’accoutumée, à Romain Slocombe de nous livrer un récit d’une précision stupéfiante sur la vie dans la capitale en ces temps troublés, les décisions politiques iniques des autorités françaises ou allemandes, l’antisémitisme dominant y compris dans une bonne partie de la population, la collaboration dans ce qu’elle avait de plus abjecte ou le courage de ceux qui osaient défier nazis et vichystes.

Dans ce roman, les pas de l’IPA parcourent aussi bien les salles du commissariat réservées aux flics tortionnaires que les champs de courses, les grand magasins, le métro, le camp de Drancy ou les plateaux de cinéma, où se tournent le deuxième film de Robert Bresson, Les anges du péché, avec Jany Holt, Mila Parély, Silvia Monfort, une véritable incursion dans la réalité des tournages de l’époque et des contingences auxquelles ils devaient faire face, entre censure et interdiction de faire tourner des acteurs ou actrices juives, couvre-feux, restrictions de pellicule et imprévisibilité des transports.

Aux abois, Sadorski va devoir prendre des risques fous, abuser tous ceux qui lui font confiance, se dévoiler plus que dans les deux premiers volumes. Au fil des pages, le lecteur en vient presque, parfois, à le trouver sympathique, à imaginer qu’il a été touché par telle ou telle scène de torture ou la sincérité d’un engagement, par le chagrin d’un être ou le courage un peu naïf d’un jeune, jusqu’à ce que ce même lecteur s’aperçoive que Léon a systématiquement un coup d’avance et que sa sollicitude cache en permanence une ruse bien tordue. Mais, à force de tirer sur la corde, coincé de toutes parts, Léon va franchir des limites qu’il n’aurait pas dû dépasser, se transformer lui-même en criminel (les Juifs et les communistes, nombreux à son palmarès, ne comptent pas), peu à peu, la construction fragile qu’est son petit monde se va se lézarder, prendre l’eau, Yvette, Julie, lui-même, plus personne n’est à l’abri, même en se fabriquant de toute pièce une solide réputation de résistant, l’avenir de Sadorski s’assombrit de plus en plus…

Drancy

camp de Drancy (Wikipédia)

Sadorski et l’ange du péché est un très grand roman noir, érudit, édifiant, les deux pieds dans notre monde actuel, malgré les trois-quarts de siècle qui nous sépare des années où sévissait le chef du “rayon juif”, il suffit de remplacer bien souvent youpin par migrant ou gauchiste pour que les propos tenus dans ce livre retrouvent toute leur actualité brûlante, l'ennemi intérieur a encore de beaux jours devant lui. Cette trilogie est à la fois un travail de mémoire et un travail d’éveil des consciences, une oeuvre forte, puissante, dérangeante, troublante qui sait superposer humanité et inhumanité dans les mêmes personnages, dans des êtres somme toute ordinaires mis dans des situations extraordinaires où le crime devint la loi, où la rapacité devint la règle, une période tant souhaitée par les élites financières de l’époque, les premiers de cordée de la première moitié du vingtième siècle - la divine surprise de juin 40 pour le patronat français ou ce qui est relaté brillamment par Éric Vuillard dans L’ordre du jour (Actes Sud), prix Goncourt 2017, en ce qui concerne les industriels allemands. Une fois la haine excitée, il n’y a plus de bornes, plus de limites à la folie des hommes et des filous criminels comme Léon Sadorski fourmillent et se régalent alors en toute impunité.

Un peu triste que l’aventure s’achève, j’avais pris goût à attendre le mois d’août pour avoir des nouvelles de Léon et pouvoir m’horrifier de ses dernières indignités. Un personnage rare, de ceux dont on ne sait si on les hait absolument ou si une forme d’attachement ne finit pas par naître de leur outrance même et de leur banalité si humaine dans leurs abjections… Il faut saluer le grand mérite de Romain Slocombe, en plus de son talent de conteur hors pair, bien évidemment : avoir su rappeler que les paroles prononcées et les actes, même bénins, d'intolérance absurde perpétués par le plus anodins des quidams, sont toujours, partout, de tous temps, complices des plus grands génocides. La concierge antisémite a participé activement à la Shoah, au même titre que le soldats SS ou le flic collabo, voilà de quoi il est question ici.

Quel bouquet final pour cette trilogie, le meilleur de la série, riche, acide, du suspense et de l’action à toutes les pages, l’ombre de Sadorski planera encore longtemps sur le roman noir français !


Notice bio

Romain Slocombe est né en 1953 dans une famille franco-britannique. Il est l'auteur d'une vingtaine de romans, dont Monsieur le Commandant (Nil, collection Les Affranchis) sélectionné pour le Goncourt et le Goncourt des Lycéens 2011, comme l'a été L'affaire Léon Sadorski paru aux éditions Robert Laffont dans la collection La Bête Noire en août 2016, premier tome de la trilogie consacrée à l'inspecteur principal adjoint Léon Sadorski, responsable du « rayon juif » des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris. Succès confirmé avec le deuxième opus, L'étoile jaune de l'inspecteur Sadorski, paru en août 2017, toujours dans la même collection.


La musique du livre

Tout commence par une rengaine entendue dans la rue Sainte-Marthe au début de cet aventure, un accordéoniste joue et chante, J'm'en balance, appartenant au répertoire de Félicien Tramel, paroles de André Berthomieu et musique de Georges van Parys, malheureusement, je n'ai pas trouvé trace d'un seul enregistrement. (merci à Romain Slocombe pour ces précisions)

« Ici-bas il y a des gens
Qui trouvent tout difficile
Et s'usent le tempérament
À se fair'de la bile...
Ils s'occupent des cancans,
S'font du mauvais sang
Moi je n'suis pas comme eux... »

Outre la sélection ci-dessous, vous croiserez de nombreux artistes ou titres d'oeuvres ou de chansons au cours du roman. La vie artistique et mondaine n'était pas morte pendant l'Occupation, elle se portait même plutôt bien, et de nombreuses stars de l'époque eurent quelques soucis à se faire à la Libération. Des résistants de 45, les meilleurs, comme disait Pierre Dac, puisqu'ils ont résisté cinq ans à l'envie de faire de la résistance...

La musique classique apparaît lors d'une scène de perquisition de la Gestapo au domicile de la mère de la protégée de Sadorski, un policier allemand découvre des partitions qui le mettent en fureur (pas pu résister...), parmi celles-ci

- Piotr IlitchTchaïkovski - Klavier-Konzert N°1 en si bémol mineur
- Robert Schumann - Klavier-Konzert opus 54 en la mineur
- Johannes Brahms - Doppel-Konzert opus 102 en la mineur pour violon ou violoncelle
- Felix Mendelssohn - Symphonie N°3 en la mineur

« - Mendelssohn war ein jude ! hurle-t-il avant de déchirer et piétiner l’ouvrage. »

Alors juste pour le plaisir de le contrarier...

Parmi les artistes que l'on croise dans les soirées parisiennes : Charles Trenet, Maurice Chevalier, Luis Mariano, Lucienne Boyer...
Mention spéciale à Tino Rossi qui se montre « en compagnie du gangster corse Étienne Léandri, qui travaille pour la Gestapo du boulevard Flandrin... », on est loin du Petit Papa Noël...

On entend bien sûr : Lili Marleen ou Mistinguett - Paris, c’est une blonde, du jazz dont les soldats de la Wehrmacht sont friands, la plupart des titres sont francisés comme Charlie Shavers - Undecided (Indécision), Maceo Pinkard - Sweet Georgia Brown (Douce Georgette Brune), ou joués par le Hot Club du Mans : Sweet Sue, Tiger Rag...

Lors de l'embarquement dans des camions qui vont les emmener vers les camps de la mort, les hommes et femmes emprisonnés par la police française à Drancy entonnent La Marseillaise ou Le chant du départ, ultime et courageux défi aux salauds de flics et gendarmes français qui les ont livrés aux mains des nazis.

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SADORSKI ET L'ANGE DU PÉCHÉ – Romain Slocombe – Éditions Robert Laffont – collection La Bête Noire – 655 p. août 2018

photo : une scène de Les anges du péché, film de Robert Bresson (1943)

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