Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
SANS LENDEMAIN de Jake Hinkson

Chronique Livre : SANS LENDEMAIN de Jake Hinkson sur Quatre Sans Quatre

Le pitch

Billie Dixon sillonne les États-Unis des années 1940, s’efforçant de vendre des films dans les salles de cinémas des petites villes du Midwest. Elle apprécie son boulot et le contact avec les clients.

Jusqu’à ce que dans un bled paumé de l’Arkansas, un prédicateur fanatique s’en prenne à elle, bien décidé à bouter hors de la ville tout ce qui ressemble à du cinéma. Billie aimerait bien le convaincre de changer d’avis, mais les choses se compliquent encore lorsqu’elle commence à se sentir attirée par Amberly, l’épouse du pasteur.

Un désir qui va la conduire à s’emmêler dans un filet de mensonges et de supercheries, jusqu’à l’inévitable point de non-retour.


L'extrait

« Il contempla sa cigarette et dit :
Billie, le truc, c’est qu’on n’a vraiment pas besoin d’un autre foutu scénariste. Ce qu’il nous faut, c’est un homme de terrain.
- C’est quoi le boulot d’un homme de terrain ? Demandai-je.
- Eh bien, certains des petits cinémas qui se trouvent au cul du loup ne peuvent pas se payer les grands films de série A. Ils ne passent que le plus bas du bas de gamme, parfois des années après la sortie. La plupart du temps, on leur fait parvenir nos films par le biais de distributeurs qui leur vendent des lots ou par un système d’échanges, mais certains sont si petits ou dans des bleds si loin de tout qu’il faut qu’on envoie quelqu’un sur place pour leur fourguer la marchandise directement. C’est là que l’homme de terrain entre en jeu. Son boulot, c’est de placer les merdes du studio aussi loin que possible, dans les coins les plus reculés.
- Vous embauchez pour ce poste ?
- J’ai une possibilité pour la distribution sur un secteur du Sud. Ça consiste à trimbaler notre came jusqu’au fin fond du Missouri, de l’Arkansas et du Tennessee, et à essayer de convaincre le propriétaire de la salle locale qu’il fait une bonne affaire sur un chef-d’œuvre de cinquante minutes comme Thundering Gunslingers. Ces bouseux se contentent généra- lement de ce qu’on leur donne. Les horaires sont violents, et le salaire est scandaleux. J’ai jamais eu une dame sur un poste pareil, mais vous avez du cran et de la personnalité.
Il regarda sa montre.
- Et en plus, si je trouve quelqu’un pour ce job avant midi, je peux m’en aller et commencer à boire.
Ce n’est pas exactement le boulot que j’avais en tête quand je suis entrée dans ce bureau.
J’eus droit à un rire de toutes ses moches dents.
- Bienvenue au club. Mais si vous voulez un job dans le cinéma, c’est tout ce que j’ai à vous proposer.

Ma belle carrière à Hollywood.
Enfin, c’était le cas – avant.
Avant que je me retrouve mêlée à cette sale affaire dans l’Arkansas. Je me souviens de m’être dit ce matin-là, en quittant Kansas City, que mon boulot – ma vie, en fait – ne pouvait guère être pire. Quand j’y repense maintenant, ça me fait rire. Ça me fait vraiment rire. » (p. 17-18)


L'avis de Quatre Sans Quatre

« -Vous devriez éviter l’Arkansas. Une fille seule dans ce coin-là, vous pourriez bien avoir des ennuis. »

La claque dans les dents de début d’année, ça devient une tradition chez Gallmeister, pourvu que ça dure ! Après le sublime Soleil rouge de Matthew McBride en janvier 2017, voici Sans lendemain, tout aussi époustouflant. Accrochez-vous, respirez un bon coup et suivez Billie Dixon des néons trompeurs de Hollywood à la boue, puis la glace de Stock’s Settlement, patelin perdu de l’Arkansas. Elle était pourtant prévenue par un propriétaire de cinéma de Kansas City. Nous sommes en 1947 et c’est encore moins simple qu’aujourd’hui d’être une femme libre.

Une fille avec un prénom de mec, William, affublé d’un père courant d’air qu’elle n’a jamais vraiment vu et abandonnée par sa mère sur le perron de sa grand-mère paternelle, accusée d’avoir mis au monde l’enfant de salaud qui lui servait de fils, sommée de solder sa dette en élevant la petite Billie. L’enfant s’en est sortie vaille que vaille, elle bosse pour une minable boîte de production qui fourgue des films de piètres qualités aux salles des villages reculés du pays. Une sorte de représentante, livrant à travers le pays des navets juste bons à ravir les péquenots du Midwest avec des stars au rabais et des scénarios approximatifs.

« Je vais vous dire, là-bas, c’est un autre monde, Billie. C’est là que le Midwest s’arrête et que le Sud commence, et elle est pas jolie la transition. »

À Stock’s Settlement, il y a un os de taille à la diffusion des nanars de Billie : le pasteur. Celui-ci, un héros de la récente seconde guerre mondiale, revenu aveugle d’une île du Pacifique reprise de haute lutte aux Japonais, a une lecture très personnelle et intégriste de la bible et il refuse que ces images diaboliques pervertissent les âmes de sa communauté. Le frère Obadiah Henshaw était parti en jeune homme conquérant et plein de projets d’avenir, il est revenu austère, atrabilaire et paranoïaque, voyant dans tout ce qui l’entoure l’oeuvre du Malin. Il est l’époux d’une femme sublime, Amberly que Billie rencontre lors de sa visite au presbytère au cours de laquelle elle tente vainement de faire revenir le pasteur sur sa prévention contre le cinéma.

Entre Billie et Amberley, ça fait tilt immédiatement, comme une explosion violente, sexuelle, pulsionnelle, irrépressible. La jeune vendeuse de films porte des pantalons, a les cheveux courts et, depuis toujours, préfère les femmes, même si elle se comporte avec elles comme le pire des mecs qu’elles ont connu, passant de l’une à l’autre sans accorder la moindre attention à leurs sentiments en les quittant. Amberley, c’est le fruit défendu, le défi ultime, il la lui faut absolument. Billie, pour Amberley, c’est la liberté, la fin de la tyrannie conjugale, un espoir d’ailleurs et d’autre chose que les mornes après-midi avec les paroissiennes et l’austère demeure où elle habite. Bref, elles représentent l'une pour l'autre, une forme de libération, du désir ou de liberté, tout ce contre quoi la morale intransigeante et la tradition ont été établies, tout ce qui maintient des communautés comme celles de Stock’s Settlement immuable depuis des lustres et confère aux mâles le pouvoir.

Sauf que le fameux fruit défendu n'a jamais la même saveur une fois débarrassé de sa gangue d'interdits et à disposition, sauf que c'est le larcin sacrilège qui est excitant, sauf que l'adrénaline retombée, la réalité reprend ses droits...

Billie s’en est bien tirée jusqu’ici, quelques égratignures lors de descentes de police, quelques séjours au poste, l’homosexualité est un délit grave, même à Hollywood, mais rien de sérieux. Sa rencontre avec Amberley va l’emporter dans une cavale bien plus périlleuse. Cette relation, c’est la pierre sur les rails qui fait dérailler un train lancé à folle allure et plus rien ne pourra plus jamais permettre de le contrôler, leur premier baiser, la balle qui jaillit du canon d’un revolver, irrattrapable. Dans ce monde d’hommes, régit par eux, verrouillé par une religion du péché et de la damnation, elles n’ont pas leur place, aucune femme n’a sa place d’ailleurs, hors de l’église et de la cuisine, point de salut, point d’existence même puisqu'elle obérerait grandement la vie éternelle...

Et pourtant ! Pourtant, il n’y a que des personnages féminins dans ce magnifique roman très très noir. En plus des deux héroïnes, on y découvre Lucy Harrington, une “sacrée femme” selon Billie, faisant office de shérif du bled. Enfin pas vraiment, il faut sauvegarder les apparences, officiellement, c’est son frère Eustace qui a le poste. Muet ou mutique, on ne sait pas, ce colosse semble totalement ahuri et obéit au doigt et à l’oeil à sa soeur qui, toujours officiellement, est sa secrétaire, une femme ne pouvant prétendre incarner la loi.

Sans lendemain est un vrai roman de hard boiled, de durs à cuire en robe évoluant au milieu de rednecks pétrifiés dans les certitudes et leurs petites lâchetés, engoncés dans la morale préfabriquée et leur suffisance de mâles. Forts en gueule, des prétentions, du pouvoir, mais aucun charisme et pas d’épaisseur, à l'exception d'Eustace, le bras armé de Lucy qui n'est pas encombré du même fardeau d'ineptie. Ils suivent le cours de la vie tel qu’il est prévu de le faire, sans marcher à côté des clous, sans faire de bruit, avec leurs petites ambitions et leurs mièvres prétentions, quand ils ne sont pas juste là pour remettre le couvercle sur Billie, Lucy ou Amberley et leurs rêves en invoquant la loi, Dieu ou ce qui les fera rentrer dans le rang.

« - Monsieur, si je pouvais penser une seule seconde qu’il y avait vraiment un dieu au ciel, eh bien, je lui lécherais les bottes pendant toute une journée pour qu’il me sorte du pétrin dans lequel je me trouve. Mais je ne peux pas le croire. Pas même l’espace d’une seconde. »

Sans lendemain déroule un scénario sombre, captivant, acide, servi par une écriture sobre et juste, qui touche droit au but en peu de mots, dans un style qui rappelle irrépressiblement les très grands classiques du genre. Le grand duel entre Lucy et Bille est une merveille de tact, de sensibilité, ces deux femmes jouent leur rôle à la perfection.

Elles auraient pu être amie, sans doute plus, mais pas en ce monde, pas avec les poids du passé de Billie, pas avec la loi des hommes et celle, supposée, d’un Dieu qui plombe la réalité et exclut tout débat. En ce monde, Lucy est cantonnée au rôle de cerveau de son débile de frère.

C’est une ode à la liberté et au prix qu’il en coûte de ne pas marcher droit, d’avoir des désirs non conformes à la norme, de ne pas lécher les bottes de l’oppresseur toute son existence.


Notice bio

Jake Hinkson a été finaliste du Grand Prix des Littératures Policières. L’Enfer de Church Street a été lauréat du Prix Mystère de la Critique (Meilleur roman étranger) et séléctionné parmi dix meilleurs polars par le magazine Lire.


La musique du livre

Il n'y en a pas, quelques très vagues évocations, mais Anthropology, composé par Charlie Parker et Dizzie Gillespy, titre phare du Be-bop, enregistré en 1946, à l'époque du récit donc et qui est une forme de résistance à l'oppression d'une minorité également, m'a semblé tout à fait approprié


SANS LENDEMAIN – Jake Hinkson – Éditions Gallmeister – 222 p. février 2018
Traduit de l'américain par Sophie Aslanides

photo : projecteur 35 mm - Pixabay

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