Chronique Livre :
SANTA MUERTE de Gabino Iglesias

Publié par Psycho-Pat le 26/04/2020
Quatre Sans Quatrième… de couv…
Austin, Texas. Tu t’appelles Fernando, et tu es mexicain. Immigré clandestin. Profession ? Dealer. Un beau jour… Non, oublie « beau ». Un jour, donc, tu es enlevé par les membres d’un gang méchamment tatoués qui ont aussi capturé ton pote Nestor. Pas ton meilleur souvenir, ça : tu dois les regarder le torturer et lui trancher la tête. Le message est clair : ici, c’est chez eux.
Fernando croit en Dieu, et en plein d’autres trucs. Fernando jure en espagnol, et hésite à affronter seul ses ennemis. Mais avec l’aide d’une prêtresse de la Santería, d’un Portoricain cinglé et d’un tueur à gages russe, là oui, il est prêt à déchaîner l’enfer !
L’extrait
« Quand tu traverses la frontière, tu ne sais pas ce qui va t’arriver, alors tu te démènes comme jamais tu ne t’es démené, tu pries la Santa Muerte pour qu’elle te vienne en aide et tu fais des choses répréhensibles en te disant que ce n’est pas grave, parce que tes ancêtres étaient là avant la frontière, et de toute façon, personne n’est vraiment clandestin parce qu’on ne peut pas être clandestin quand on est tous coincés sur la même planète pourrie. Tu essayes d’oublier tout ce qu’il y a eu avant, de te convaincre que la famille, les filles, les copains, les rires, la peur, les cadavres, l’argent et les années n’ont jamais existé, et tu te concentres sur gagner de l’argent, survivre et rester invisible. Et le moyen le plus simple de rester invisible, c’est de se trouver face à des milliers de gens qui n’en ont rien à foutre.
Travailler à la boîte de nuit te permet de gagner du pognon tout en te cachant au vu et au su de tous. La plupart des immigrés mexicains optent pour des boulots harassants qui payent que dalle parce qu’ils ont peur de la migra et qu’ils se disent que bosser en public est le meilleur moyen de se faire expulser. Conneries ! Toi, tu fais ce que t’as à faire et tu apprends même à en profiter un peu, parce que tu peux payer tes factures, que tu as plein de cachetons à la maison, que tu possèdes une voiture, un flingue et un iPod rempli de bonne musique, et que tu as plus qu’assez de fric pour remplacer celui que les autres enculés de mareros t’ont piqué.
Parfois, quand tu traverses la frontière, tu te retrouves à aller au travail alors que la veille au soir, des tarés t’ont kidnappé pour te faire assister à une décapitation. Ça te fait bizarre d’être là et, chaque fois que tu penses au moment où tu vas retrouver ta voiture après que les derniers fils à papa auront regagné leur studio ou leur résidence universitaire, tu serres un peu les fesses mais tu te dis que la vie continue. Parce que le truc, avec la vie, c’est que le temps se glisse entre les faits et les souvenirs et, alors que les souvenirs font leur apparition, les faits s’estompent et trouvent leur place dans un espace rempli de photos, de squelettes, de monstres fantasmés et de trucs que des gens t’ont dits. Ça calme un peu la peur. Ensuite tu penses au Russe qui arpente la ville au volant de sa bagnole, tel un prédateur en chasse. Tu penses à son flingue crachant la justice, à une tête heurtant lourdement le bitume et à un filet de sang s’écoulant dans le caniveau. Rassuré par cette image et par l’idée que la Santa Muerte assure tes arrières, tu distribues les doses, tu empoches les billets que tu ranges ensuite dans la petite boîte derrière le comptoir, puis tu gobes quelques cachets et tu marches jusqu’à ta voiture sans te retourner toutes les deux secondes, en te demandant quand tu recevras enfin l’appel t’informant que la mort a rempli sa mission. » (p. 77-78)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Fernando, il en a vu dans sa vie passée, quand il vivait dnas la fourmilière de Mexico, là où les meurtres, viols, tabassages fleurissaient à chaque coin de trottoir. C’est même pour ça qu’il en est parti, pour venir à Austin (Texas), l’air devenait trop malsain pour lui. Mais rien ne pouvait le préparer au spectacle que lui offrent ce soir-là les quatre gangsters du MS13 qui l’ont kidnappé quelques instants plus tôt. Déjà le voyage dans le coffre de la vieille bagnole américaine fut douloureux et angoissant, sans compter le gnon reçu derrière le crâne, alors, lorsqu’il découvre Nestor, son collègue, dealer également, ligoté sur une chaise, le visage tuméfié, à peine conscient, il comprend que ses ravisseurs ont un message à lui faire passer. Pour qu’il s’imprègne bien de l’importance de ce message, leur chef, Indio, un type tatoué jusqu’entre les sourcils, se livre sur son infortuné ami à une séance de torture abominable, qui se termine en apothéose par la décapitation de Nestor. Leur revendication est simple, le gang veut récupérer le centre d’Austin pour écouler sa came, et reléguer Guillermo, le patron de Fernando, dans les quartiers les moins rentables de la ville…
Terrorisé, autant par les faces noires d’encre de ses ravisseurs que par leur brutalité sanglante, Fernando se précipite chez son patron afin de lui présenter les exigences du gang. Même si sa peau est en jeu, il se doute que celui-ci n’abandonnera pas son meilleur territoire pour si peu… Guillermo, obèse sédentaire, confiné par habitude, cohabite avec Consuelo, une prêtresse de la santeria qui a un faible pour le jeune dealer, une sorte de tendresse maternelle, la seule forme d’amour qu’il peut espérer de ce côté-ci de la frontière. Elle lui a inculqué les principes de sa mystique, lui a appris à prier, tente de prédire son avenir et de lui donner dans soutiens divins afin de le préserver. Autant le boss ne prend pas réellement au sérieux les revendications territoriales du MS13, autant la vieille femme s’inquiète de voir son protégé auréolé du noir de la mort.
La décision finale de Guillermo est limpide : Fernando doit éliminer ces concurrents et, principalement, cet Indio qui l’a provoqué. Plus qu’une bagarre de gang, Fernando semble se trouver coincé dans une guerre de cartels. Guillermo est prêt à convoquer le tueur à gages de son frère aîné, celui qui gère en réalité leur business, afin de venir en aide au jeune homme. En quelques pages, le roman est lancé, la suite raconte les tentatives de Fernando pour se débarrasser des quatre affreux salopards qui ne lâcheront pas l’affaire sans avoir obtenu satisfaction, et par la même de venger Nestor.
Rien ici n’est taillé dans la dentelle, la violence exsude de chaque mot, transpire même lorsqu’il n’est pas spécialement question d’elle. La langue est aussi furieuse que le style est évocateur de l’enfer dans lequel évolue Fernando. Tout cela serait sans grand intérêt, sauf pour les amateurs de gore, si derrière cette histoire de guerre de gangs ne pointait pas la condition des migrants sud-américains ayant réussi à traverser le Rio Grande. Certes d’une rive à l’autre du fleuve, la monstruosité change de forme, de costume, mais il n’existe pas de paradis d’un côté et de géhenne de l’autre, pour Fernando et ses congénères. La seule différence pour le dealer est qu’il gagne plus d’argent depuis qu’il est au Texas, le reste n’a guère changé. À bien y regarder, l’aspect roman noir de suie, hémoglobine sur l’évier et tortures en rafale, n’est pas le plus important du récit de Gabino Iglesias. Sous la crudité du langage, l’atrocité de certaines scènes, la folie sadique des personnages, se cache un récit politique et social décrivant le destin de milliers de gens, servant de petites mains aux mafias, ou aux grands propriétaires qui les exploitent dans les plantations.
Fernando croit aux esprits, aux malédictions de la santeria, au mal incarné dans Indio, le tortionnaire de Nestor, capable de toutes les sorcelleries. Il est à la fois un affranchi texan et un petit paysan mexicain écrasé par ses superstitions. On ne sait si c’est la peur qui le pousse ou un courage irraisonné, la pulsion suicidaire de celui qui ne peut en aucune façon revenir en arrière, repartir au Mexique. En finir là, debout, plutôt que de mourir là-bas, piteux, vaincu. Un choix d’antihéros qu’il assume parfaitement, avec une très grande lucidité. D’autres formidables personnages viennent le seconder : un tueur russe aussi pétri de croyances que Fernando, mais bien évidemment pas les mêmes, encore que, et un flingueur texan dingue, qui n’aime rien tant que balancer des pruneaux sur tout ce qui bouge avec son pistolet façon canon de 155…
Pas une pause, pas un instant pour souffler du début à la fin, de l’action par paquets de douze, des cadavres qui s’amoncellent, des esprits maléfiques qui rôdent, mais, surtout, des phrases qui dévalent la pente et ravagent tout sur leurs passages de superbe manière, comme s’il fallait écrire plus vite que la mort violente inéluctable…
Loin d’être un roman noir anecdotique, bien saignant, Santa Muerte fait immanquablement penser au très beau Gabacho d’Aura Xilonen (éditions Liana Levi 2017), ces mêmes torrents de mots qui crachent la peur, l’oppression et l’espoir fou, l’angoisse de l’arrivée dans un pays qui aurait dû être un refuge, ou même, l’exil en moins, à Mictlán de Sébastien Rutés (La Noire - Gallimard 2020). Des personnages forts, des losers magnifiques, prêts à gagner à la moindre opportunité, malgré la mort aux trousses et un destin qui semble implacable.
Excellent polar, dur, cru, réaliste, roman politique et social de l’exil des Latinos au Texas, des capacités de résilience extraordinaires de ces damnés de la terre…
Notice bio
Gabino Iglesias est un écrivain, professeur, journaliste et critique littéraire d’origine portoricaine. Après la publication de son premier roman, Gutmouth, en 2012, il s’essaye à son genre de prédilection : le roman noir. Mais il ne souhaite pas se laisser enfermer dans des normes génériques, et Santa Muerte (Zero Saints) naît de cette volonté de s’affranchir des codes de la littérature de genre. Parmi les thèmes chers à l'auteur, on relève l’altérité, la frontière, ainsi que le mal du pays.
En plus de son activité d’écrivain, Gabino Iglesias est rédacteur en chef des critiques littéraires pour le magazine Pank et journaliste pour LitReactor. Il est également professeur au lycée et enseigne la littérature en ligne dans le cadre du Master de création littéraire proposé par l’université Southern New Hampshire.
Gabino Iglesias vit à Austin, au Texas.
La musique du livre
Roberto Roena - Mi Desengaño
Los Tigres del Norte – La Granja
Fugges - How Many Mics
Lightnin’ Hopkins - Woke Up This Morning
Stevie Ray Vaughan & Double Trouble - Pride and Joy
SANTA MUERTE – Gabino Iglesias – Sonatine Éditions – 177 p. février 2020
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Szczeciner.
photo : tombe mexicaine - Emma pour Wikipédia