Chronique Livre :
SATANAS de Mario Mendoza

Publié par Psycho-Pat le 11/02/2018
Le pitch
Bogota, années 1980. Lasse de vivre d’expédients, María décide de prendre sa revanche sur la société en dépouillant les clients des clubs chics de la ville.
Artiste à succès, Andrés découvre que ses portraits prédisent les maladies dont ses modèles vont souffrir. Prêtre dans un quartier populaire,
Ernesto voit sa foi mise à rude épreuve quand son chemin croise celui d’un assassin refusant tout repentir. Qui peut bien relier ces trois âmes tourmentées qui errent dans les rues de la capitale colombienne ?
La réponse, c’est Campo Elías, vétéran du Vietnam hanté par ses souvenirs de guerre et obsédé par le thème du double maléfique. L’ancien soldat ne connaît qu’une seule façon de régler ses problèmes : la violence. Et il n’hésitera pas à y recourir.
L'extrait
« « D’abord, je veux que tu saches qu’on te respecte. Ce que je vais te proposer, c’est du business et rien d’autre. Tu ne nous intéresses pas à titre personnel, et ni Alberto ni moi ne profiteront de la situation. C’est clair ?
- Oui, affirme-t-elle en se calmant soudain, baissant la garde.
- C’est pas un prétexte pour t’aborder, ni rien de tout ça, poursuit Pablo d’une voix suave et posée. On a besoin d’une personne de confiance pour commencer à travailler, quelqu’un d’intelligent, de dégourdi, qui a envie de se faire du fric, quelqu’un comme toi.
- Qu’est-ce qu’il faut faire ? demande-t-elle avec une lueur dans les yeux.
- Il y a beaucoup d’argent en jeu, Maria, pour de bon.
- C’est une histoire de drogue ?
- Non.
- Vraiment ? Parce que moi, je ne veux pas faire la mule. Je préférerais mourir.
- Ça n’a rien à voir avec ça.
- S’il y a beaucoup d’argent, c’est que ce doit être illégal ! dit-elle, sa bouteille de soda à la main.
- C’est facile, Maria. L’argent, c’est les riches qui l’ont ; ils l’accumulent ils le planquent et ils ne laissent aucun d’entre nous s’en approcher. on peut travailler honnêtement toute notre vie, on aura jamais un radis. Le système est conçu pour qu’ils soient encore plus riches, pendant que nous, on est de plus en plus pauvres. il n’y a pas moyen de se constituer un capital sans contourner quelques règles.
- Vous voulez faire des cambriolages ?
- Non, ne t’inquiète pas, on n’est pas des gens violents ni agressifs. Et encore moins des assassins.
- Alors ? » » (p. 17-18)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Apocalypse Now sauce colombienne…
Et si en lieu et place des explosions, des sauterelles, pluie d’étoiles et tout le toutim annoncé, le règne du chaos n’a débuté que modestement en 1986 à Bogota ? Un quartier comme il en existe partout dans le monde avec sa vendeuse de boissons chaudes, ses petits arnaqueurs, un peintre parfois quelque peu halluciné par ses oeuvres, un prêtre doutant de plus en plus de sa vocation et un ancien du Vietnam vivotant avec une mère qu’il déteste… Normal quoi, pas de quoi même enquêter ou soupçonner le drame qui s’annonce.
Dans ce roman, rien se semble relier les différents personnages principaux, ceux dont Mario Mendoza révèlent les cheminements par chapitres alternés. Rien, si ce n’est le père Ernesto, un brave homme, un curé ayant cédé à la tentation de la chair - et pas qu’une fois - prenant enfin conscience que toute résistance est vaine et qu’il lui est impératif de mettre fin à son sacerdoce pour pouvoir vivre avec la belle Irène et ne plus se mentir à lui-même et à l’Église.
Seulement voilà, le peintre s’aperçoit que ses toiles sont prédictives, que ses portraits annoncent le mal qui va emporter ses modèles, Maria, la si jolie vendeuse de tisane s’acoquine avec les deux arnaqueurs mais finira également en victime, Ernesto voit se multiplier dans son sillage les signes maléfiques de possession qu’il n’est plus en mesure de combattre, il est défroqué, ce n’est plus à lui d’intervenir même s’il semble le seul à qui l’on fasse appel…
Et puis il y a la violence pure, le guerrier qui est parvenu à s’extirper de la jungle vietnamienne, qui a appris là-bas qu’on pouvait prendre du plaisir à tuer sans discernement simplement parce que c’était possible : Campo Elías. Une boule de muscle, de nerfs, de vérité sans un gramme d’hypocrisie. Il est le digne fils de la vieille pourrie d’ulcères et de croûtes qui l’a mis au monde avec qui il vit dans un misérable appartement. Il la hait, imagine constamment de la faire disparaître, prend même l’avis d’assassins professionnels mais renonce devant le coût. Il n’y a que lui qui peut faire le boulot. Lui le tueur dont il est issu.
Le trait de génie de Mendoza est sans conteste son habileté à maquiller, sous des dehors aux parfums de fantastique, des horreurs quotidiennes et banales ne devant rien à une quelconque intervention démoniaque. Sous le couche de fard, il est aisé de retrouver tel ou tel archétype de notre société, comme il est facile de reconnaître derrière les plaies suintantes et l’odeur de pourriture de la mère de Campo Elías cette même société. Celle qui est si corrompue que ses enfants dénués d’empathie ne sont plus que violence pure.
Des archétypes vous dis-je ! L’artiste, celui qui voit derrière les apparences, anticipant dans ses oeuvres la décomposition de ses sujets, du prêtre abandonnant une Église lui interdisant l’accès à l’amour des femmes mais inopérante à contrer l’avancée du mal, confite qu’elle est dans l’apparat et les soucis de hiérarchie, Maria, la belle et vertueuse jeune fille, obligée de prêter la main à une arnaque pour payer ses études, ses acolytes... Tous, tous autant qu’ils sont, personnages attachants de ce roman, symboles vivants des tares de notre quotidien fait de rapacité et d’individualisme, d’accaparement des richesse par un petit nombre, laissant les autres réduits à user de pauvres expédients pour vivre à peu près, en renonçant toutefois à leurs valeurs et leur éthique.
Mendoza ne fait pas de cadeau à ses protagonistes, pas plus qu’il ne faut en attendre de l’existence sous l’idéologie dominante du capitalisme libéral. La rédemption est une chimère, une illusion transitoire qui se paie cash au moment où l’on s’y attend le moins. L’ultra-violence aveugle d’un Campo Elías, tel un virus secrété par la sanie de la société, se charge d’anéantir l’espoir…
Satans est une fable moderne et cruelle, une histoire de petits cochons qui se essaient de se mettre à l’abri de l’amour pour échapper au loup solitaire qui ne pense qu’à les avaler et réduire à néant le peu de beauté qu’ils ont apporté à ce monde. Un conte pessimiste, fort bien écrit, traduit, pensé, traduit, une vision terrible, acide, décapante de notre réalité. Oui, la Colombie, c’est loin, mais réfléchissez-y, chercher dans votre entourage des Ernesto, des Maria, des Pablo, je ne doute pas que vous en trouviez.
En attendant, ce roman très très noir est d’une lucidité et d’une acuité absolue en plus d’être un réel plaisir de lecture !
Notice bio
Mario Mendoza est né en 1964 à Bogota. Ancien journaliste et professeur de littérature, il se consacre maintenant à l’écriture. Très populaire en Colombie, il est l’auteur d’une vingtaine de livres : romans noirs, jeunesse, non-fiction… Satanas a remporté le prix Biblioteca Breve en Espagne.
La musique du livre
Comme pour chaque parution des éditions Asphalte, une playlist, choisie par l’auteur, figure en fin d’ouvrage. Une sélection parmi les 12 titres proposés :
- Jethro Tull - Minstrel in the Gallery
- Jethro Tull - Locomotive Breath
- Popol Vuh - Aguirre
- Lostetitfellas - El Club de la Resistencia
- Kraken - Vestido de Cristal
- Alabama Shakes - Future People
SATANAS – Mario Mendoza – Asphalte Éditions – 291 p. février 2018
Traduit de l'espagnol (Colombie) par Cyril Gay
photo : Bogota - Pixabay