Chronique Livre :
Sauve-toi ! de Kelly Braffet

Publié par Psycho-Pat le 14/04/2015
photo : Black Sabbath en concert en 1981 (Wikipédia)
L'extrait
« « Tout le monde en ville pense que tu viens d'une famille de meurtriers. Ils pensent que je viens d'une famille d'intégristes. J'ai jamais pu l'ouvrir sans que mon père soit là à surveiller tout ce que je disais. Ça fait tellement longtemps qu'on met des mots dans ma bouche que je ne sais même plus lesquels sont à moi. » Elle secoua la tête, faisant danser sa lame de rasoir, puis se tourna vers lui, les yeux barbouillés de mascara, bien sérieux tout à coup, les traits de son visage comme un dessin à la plume. « Écoute, oublie mon nom. Oublie le tien. Donnons-nous des nouveaux noms. Soyons des gens nouveaux. »
Il n'était pas sûr de comprendre de quoi elle parlait. « Ça changerait rien du tout.
- Ça changerait tout au contraire. T'as jamais eu envie d'effacer toute ta vie, tout ce que tu as fait jusqu'à présent ? Moi, si. Je voudrais être quelqu'un que je n'ai même jamais rencontré. » » (Dialogue entre Layla et Patrick)
Le pitch
John Cusimano a merdé. Et pas qu'un peu ! En un sens, il a passé le niveau olympique du merdage toutes catégories : il a tué un gosse avec sa voiture en rentrant une fois de trop bourré d'une virée chez Jack, l'abreuvoir local de Ratchetsburg, patelin proche de Pittsburgh. Son cadet, Patrick, un taiseux de 28 ans, a appelé les flics et John croupit en taule pour un bout de temps.
Patrick partage avec John la faculté de se mettre dans la mouise et de se regarder s'enfoncer sans sourciller. Sa dénonciation aurait pu lui valoir des félicitations, sauf que, bien qu'ayant vu la dent et le sang du petit Ryan sur la calandre de la voiture dans le garage, il lui a fallu 19 heures pour se résoudre à téléphoner aux flics. Les copains de John et Mike lui en veulent d'avoir balancé et les autres d'avoir tant tergiversé. Il s'est mis toute la communauté à dos.
Il partage la maison familiale avec son ainé Mike, leur mère est morte d'un cancer, ce qui n'a pas arrangé la tendance certaine de John à picoler minutieusement après le boulot à l'entrepôt. Mike, assez semblable à John, vit en couple avec Caro, une superbe serveuse paumée, levée chez Jack. Caro et Patrick vont rapidement jouer un jeu trouble qui va singulièrement compliquer la vie de la maisonnée.
Pour couronner le tout, Layla Elshere, adolescente rebelle et gothique de 17 ans, fille du responsable d'une communauté de catholiques intégristes commence à tourner autour de Patrick. Elle se pointe à l'improviste quand il bosse chez Zoney, un magasin de station-service. Il travaillait comme Mike et John à l'entrepôt mais ne supportait plus les réflexions des autres employés sur son père et le fait qu'il l'avait dénoncé. Coincé entre Caro, Layla, sa culpabilité et le vide sur lequel s'ouvre son avenir, il va assez vite perdre le peu de repères qu'il possédait.
Dans le même temps, Verna, sœur de Layla et ado modèle de piété et d'obéissance est confronté au harcèlement des autres élèves dans son nouveau lycée. Elle ne trouve un peu de paix qu'auprès de la bande de copains bizarres de sa soeur menée par un mec vraiment étrange et angoissant se faisant appelé Justinien.
Tout est en place pour un de ces drames sordides dont l'Amérique a le secret. Une vraie tragédie avec des personnages qui se heurtent continuellement à des murs, des papillons de nuit sur des ampoules brulantes...
L'avis de Quatre Sans Quatre
Quel enfer ! Cette petite société de Ratchetsburg colle carrément les jetons et les tensions qui la traversent, agitant les personnages comme du petit bois dans un torrent, créent un malaise irrépressible. Patrick, Caro, Mike, Layla, Verna sont des molécules dans une soupe primitive. Ils se frottent, s'attirent, se repoussent, quasiment sans volonté propre, guidés par des forces qui les dépassent. Ils baisent sans envie, ou sans trop savoir dans quelle nouvelle galère cet acte les mènera, s'aiment sans y croire ou sans oser demander l'avis de l'aimé, parfois puérils, parfois désespérés comme frappés de déréliction. Le jus de la soupe est à base de bière, de beaucoup de bière bue mécaniquement parce qu'il n'y a rien d'autre à faire et qu'on a toujours fait comme ça ici.
Les parents de Layla et Verna d'abord, archétypes d'intégristes catho, poussant leurs filles à exhiber fièrement leur virginité et leur perfection à la face du monde, les manipulant outrageusement, sans oublier de vendre les bondieuseries qui permettent leur opulence. Anciens metalleux repentis, ils n'en sont que plus stricts. Layla a échappé à tout contrôle, ils mettent encore plus la pression sur la pauvre Verna déjà épuisée des tourments subis à l'école. La réputation et l'attitude de sa sœur ayant rangé aux oubliettes toute chance d'intégration. Pour tous, elle est la salope bis, la mijaurée qui cache son jeu, Layla est hors d'atteinte à cause de ses amis, c'est Verna qui paiera la note des lourds contentieux existants.
Quant à Mike, Caro et Patrick, trois paumés réunis par hasard, indécis, torturés, la cohabitation est ce qui pouvait arriver de pire. Un triangle maudit, par essence, ne pouvant déboucher que sur un drame. Tous blessés, aucun ne peut assumer les autres, ils se pansent mutuellement mais tellement maladroitement que les plaies ne peuvent que s'infecter encore plus. Kelly Braffet a entouré son roman d'une atmosphère irrespirable, la survie ne pourra venir que d'une brutale adaptation, un renoncement sacrificiel qui, peut-être, permettra une rédemption. Lapidaires ou vifs, les dialogues sont prenants, essentiels, le lecteur y sent profondément l'incompréhension qui règne, la renonciation ou la peur de l'espoir.
Un roman noir foncé aux reflets mortifères magnifiquement écrit et traduit. Des protagonistes qui ne dépareraient pas une œuvre de Tennessee Williams, des individus acculés, brisés s'appuyant sur des cannes bancales pour avancer en aveugle sur un fil, des salauds magnifiques et obscurs. Du rock trash et lourd en toile de fond, les basses qui martèlent le tempo comme les coups que prennent Layla, Patrick et consorts, aspirés par des destins trop forts pour eux auxquels ils n'ont jamais rien compris. Indéniablement un bijou ! Un livre qui a toute sa place aux premiers rangs des grands romans américains parce que seule l'Amérique peut produire les conditions d'une telle tragédie. À lire absolument si vous aimez les tourments terribles des âmes abîmées par l'existence servis par un vrai talent d'écrivain.
Notice bio
Kelly Braffet, née en 1976, vit à New-York. Elle est accessoirement la belle-fille de Stephen King, ce qui n'a rien à voir avec son talent. Sauve-toi !, son troisième roman, est le premier traduit en français par l'excellente Sophie Bastide-Foltz que j'avais eu le plaisir d'interviewer à propos du thriller-événement Je suis Pilgrim l'année dernière. Sauve-toi ! a été très remarqué lors de sa sortie aux États-Unis en 2013.
La musique du livre
Du lourd ! Ma musique dans un roman très noir, j'en ai rêvé, Kelly Braffet l'a fait ! et quelles références ! Que du bon et de quoi faire une playlist extraordinaire pour tout le temps de lecture du livre. Il a fallu choisir, dura lex, sed lex.
En exergue, Kelly Braffet a placé un vers de la chanson de Led Zeppelin, Going to California : « Je crois que je suis en train de couler », qui reflète parfaitement l'ambiance du roman.
Layla de Eric Clapton, c'est la chanson qui a donné le prénom de l'ainée des Elshere. Black Sabbath parce que ce groupe traverse les générations, le père de Verna et Layla en était fan, Patrick également, Paranoïd s'impose dans ce climat glauque généralisé.
Megadeath entendu par Caro lorsqu'elle emprunte la voiture de Patrick, une musique un peu datée qui lui fait se souvenir de ses années de lycée, À tout le monde colle pas mal à l'atmosphère du roman. Great White pour finir qui passait sur le jukebox du café où Mike avait « levé » Caro, Once bitten twice shy...
Sauve-toi ! - Kelly Braffet – Rouergue Noir – 325 p. avril 2015
Traduit de l'américain par Sophie Bastide-Foltz