Chronique Livre :
SEULES LES BÊTES de Colin Niel

Publié par Dance Flore le 10/07/2018
L’écrivain
Colin Niel est un écrivain français, ingénieur agronome, qui a travaillé en Guyane à la création du Parc amazonien pendant plusieurs années. Il a écrit trois romans ayant pour cadre la Guyane, dont Obia, tous primés. Seules les bêtes, son avant-dernier roman, n’en fait pas partie mais il a reçu le prix Landerneau Polar ainsi que le prix Polar en Séries. Son dernier roman sera bientôt chroniqué par mon comparse Psycho-Pat, gardez l’oeil ouvert !
Qu’est-ce que ça raconte ?
Une femme a disparu. Une femme riche, même : une rareté dans ce pays des causses, rural, décharné, tragique.
Comme un puzzle, les cinq voix racontent l’enchevêtrement de circonstances qui mène à cette disparition, l’amour bien sûr, la solitude surtout, héroïne funèbre de ce récit.
Allez, parce que c’est vous, un petit extrait
« C’était une journée sans visite, j’ai fait des courses et réglé deux-trois choses en ville, des occupations pour lesquelles je n’avais pas besoin de trop réfléchir. Et le soir, j’ai repris la route vers les hauteurs enneigées de ma montagne. Jusqu’à ce hameau qui m’avait vu grandir et que j’imaginais ne quitter qu’à ma mort, avec ses bâtisses trapues aux murs de granit, sa fontaine taillée dans la roche. Je me suis garée dans la pente, face au fleuve de brouillard gris qui serpentait dans la vallée, engloutissant le moindre village. A la maison, j’ai posé mes affaires en soupirant, et pas très longtemps après j’ai fait cuire deux saucisses et des pommes de terre à l’eau dans le silence de la cuisine.
Michel est arrivé un peu plus tard, quand le dîner était prêt. J’avais le dos tourné, je l’ai entendu retirer sa combinaison dans l’entrée et marcher vers la salle de bains pour se doucher. Sans dire un mot. Quand il est venu s’asseoir à la grande table en bois qui barre la pièce d’une fenêtre à l’autre, il avait les cheveux mouillés et sous son pull il portait son tee-shirt des Jeunes Agriculteurs, celui qu’il mettait après les journées difficiles. Il a coupé un bout de saucisse, l’a mâché un moment. Et seulement après, il a demandé :
- Ça va ?
- Oui, ai-je répondu comme si c’était un jour comme un autre.
J’ai parlé parce que c’est ce que je fais de mieux, j’ai dit où j’étais allée, qui j’avais vu, ce que j’avais acheté. Michel a haussé les sourcils pour dire Je vois. J’ai fixé son visage mat, ses sourcils réunis en une ligne d’une tempe à l’autre, ses yeux dont je n’ai jamais su dire la couleur.
- Et toi ? Ta journée ?
Le poing serré autour du couteau, il a haussé les épaules.
- Les vêlages.
Les vêlages, c’est tout. Il n’a pas détaillé. Pas besoin, il savait que je savais. Parce que ce métier je le connais comme si je l’avais pratiqué, qu’il a rythmé ma vie depuis l’enfance. Les vêlages, ça voulait dire qu’il dormait peu, passait l’essentiel de son temps dans l’étable à veiller sur les vaches, à nettoyer les crèches, à étaler le foin. De temps en temps il descendait dans la vallée pour voir ses clients et régler les problèmes techniques. C’était une période difficile pour lui. Alors non, il n’avait pas besoin d’en dire plus pour que je comprenne. Sauf pour entretenir la conversation, pour moi, pour nous, ça n’aurait pas fait de mal. A la fin du repas, il s’est essuyé la bouche, il a posé sa serviette et s’est levé pour porter son assiette à l’évier.
- J’y retourne, a-t-il dit doucement. J’ai de la paperasse.
Puis il est sorti de la pièce pour gagner le bureau qu’il s’était aménagé dans le bas de la maison et auquel on accède par l’extérieur. Là où il remplissait ses formulaires et compilait ses bilans sur l’ordinateur. Moi je suis restée là, face au mur du salon et aux photos encadrées de mes neveux à la plage, toute seule avec ce silence devenu trop familier. » (p. 14 et 15)
J’en dis quoi ? Ça :
Une femme, assistante sociale, Alice. Elle connaît la région comme sa poche, c’est là qu’elle est née. Fille de paysans, elle s’est mariée à Michel, qui a repris la ferme, les vaches laitières, les aubrac, et qui a ainsi fait le bonheur de son beau-père. Il est vieux maintenant, le beau-père, perdu devant la fenêtre dans son établissement pour vieillards dont on ne sait plus bien quoi faire. Quand sa fille vient le voir, tous les dimanches, ce n’est pas elle qui fait briller son regard, non, c’est la perspective d’avoir des nouvelles de son exploitation. Il continue à donner des directives et des conseils à son gendre qui sait pourtant très bien s’y prendre.
Autant Michel est reclus et solitaire, autant Alice passe son temps à sillonner les routes pas toujours faciles, surtout en hiver, pour aller rendre visite aux exploitants de son secteur. Aux couples qui s’entre-déchirent pour des soucis d’argent ou des désirs discordants d’enfants, le manque de temps, le manque de disponibilité pour l’autre, et puis les papiers à remplir, les demandes à faire, de plus en plus complexes, souvent incohérentes, qui demandent le temps et l’énergie qu’ils n’ont plus, une fois le soir venu.
Elle en a vu des misères et des solitudes, elle sait combien la vie est rude et usante, quelquefois jusqu’à la corde accrochée à la poutre.
Entre Michel et Alice, le temps des bavardages et des projets à deux est révolu. Tout est silence désormais, repas vite faits avalés à la hâte, les yeux fixés sur le mur, quelques mots jetés sur la table de la cuisine, en vrac comme des osselets dont elle n’a qu’à trouver elle-même l’arrangement, si elle en a envie. Ni pauvres ni riches, ni particulièrement maltraités par la vie, juste plus rien à faire ensemble, sans même qu’il y ait de raison à cela. L’amour n’est pas nécessaire à une vie à deux, alors ils continuent, bon an mal an. Et puis pas le temps de trop réfléchir, trop de travail. Tant mieux peut-être. Sans doute, finalement.
Pour son boulot, elle rencontre Joseph, le type si seul avec ses brebis, un type qui a vu mourir ses parents, et qui s’est soudain retrouvé tout seul, sans femme, sans enfants, sans même savoir comment faire pour rencontrer quelqu’un. Parler aux autres ? C’est juste qu’il n’a pas appris à le faire. Un type si seul que parfois il devient dingue, qu’il voit les meubles bouger tout seuls et qu’il entend des voix. Même la compagnie de ses brebis et de son chien Guillaume, parfois, ça lui pèse. Guillaume, drôle de nom pour un chien ! C’est celui du fils des voisins qui les ont persécutés, ses parents et lui, pour la possession de terres, un type qui s’est drôlement mieux débrouillé que lui, qui vient de temps en temps dans sa grande baraque montrer à tout le monde combien de fric ils valent, lui et sa femme. Guillaume Ducat, le mari d’Evelyne Ducat, la femme qui a disparu. Le chien Guillaume. Un hommage un peu particulier.
Joseph, il a cette boule d’angoisse dans le ventre qui grossit tout le temps, qui le rend un peu fou, qu’il ne domine plus vraiment. Il n’a jamais réussi à établir de liens avec les autres, sauf avec sa mère, étouffante, omniprésente, qu’il entend encore la nuit lui parler à l’oreille. Quand les gars de son âge sortaient en boîte, avaient des copines, et puis des mômes, lui restait seul, s’isolant de plus en plus auprès de ses parents, de sa mère, puis de plus personne. La seule personne qui a vécu chez eux, qui se serait bien vue s’installer auprès de Joseph est vite repartie soulagée de ne pas avoir cette femme-là comme belle-mère. Fin de l’épisode.
Arrive Alice, qui met de l’ordre dans ses papiers et du bavardage dans sa semaine, et puis qui se donne à lui, sans bien comprendre pourquoi, peut-être simplement qu’elle en avait envie, ou bien qu’elle avait envie de voir autre chose que cette tristesse dans ses yeux. Lui ne cesse de se demander ce qu’elle peut bien lui réserver comme rôle dans sa vie à elle, pourquoi elle fait ça. Mais il prend le cadeau, résigné à être un enjeu à la con dans une histoire qui lui échappe totalement.
Et pourtant, malgré elle, petit à petit, Alice tombe amoureuse, mais amoureuse de qui ? D’un homme dont elle ne sait rien, dont elle ne tire pas trois mots, qui ne demande rien, qui n’offre rien qu’une étreinte furtive, malhabile, à peine satisfaisante. Mais qui, au moins, lui donne l’impression d’être désirée.
Plus Michel se retire en lui-même et ignore Alice, plus elle a besoin de Joseph. Mais un jour, il ne veut plus la voir, et si brutalement qu’elle en reste sonnée. Elle insiste, mais il n’y a rien à faire ; Joseph est une porte fermée à double-tour.
Evelyne Ducat, la disparue, est une femme dont on entend parler, et pas en bien, le genre de femme sur le compte de laquelle beaucoup de rumeurs circulent. Elle est belle, fine, mince, bien nippée et bien coiffée. Pas trop le genre à s’éclater en cambrousse, même si elle adore randonner. Plutôt le genre à venir de temps en temps se mettre au vert dans l’immense baraque - avec des baies vitrées offrant un spectacle sur la montagne de toute beauté - que son mari a fait construire. Il paraît qu’Evelyne est très infidèle à son mari, et qu’elle aime autant les hommes que les femmes… Une femme comme ça, finalement, sa disparition n’attriste personne et ne surprend guère plus. Ajoutez à ça ses randonnées fréquentes et solitaires et les chutes mortelles qu’on peut faire, sur le causse… On a bien retrouvé sa voiture, mais rien de plus.
Cinq voix. Cinq personnes qui, sans se connaître, ont toutes un rapport avec cette affaire, ont toutes oeuvré à ce que disparaisse Evelyne Ducat. Insondable mystère de l’autre dont le déchiffrement se refuse obstinément.
Maribé, la jeune femme, petite bourgeoise qui renie son milieu et qui, lassée de ses échecs sentimentaux et déboires professionnels, va vivre une passion à laquelle elle ne sait plus faire face et Michel, bien sûr, qui cache un secret car le taiseux a sa part d’ombre, bouche fermée mais coeur battant : le regard vide était un regard en dedans. Et Armand, dingue de Monique, la plus belle fille du monde, décidé à toutes les arnaques s’il y a assez de fric à se faire pour qu’elle le choisisse, lui, rien que lui. C’est pas parce qu’il est africain qu’il n’a pas compris comment ça marche, un Blanc, un Français en plus. Faut lui donner de l’amour, beaucoup d’amour, parce que c’est ce qui fait plonger la main des hommes vers leur carte de crédit…
Cinq solitudes qui cognent fort dans le coeur et dans la tête, qui rongent la vie qu’on se fabrique autour du vide pour faire comme si, comme les autres. Comment font-ils, les autres ?
SEULES LES BÊTES - Colin Niel – Éditions du Rouergue – collection Rouergue Noir - 212 p. janvier 2017
photo : Vaches aubrac sur les Causses - Wikipédia