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Chronique Livre :
SEULES LES PROIES S'ENFUIENT de Neely Tucker

Chronique Livre : SEULES LES PROIES S'ENFUIENT de Neely Tucker sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Washington D.C. suffoque sous le soleil d’août et la capitale fédérale semble désertée par ses habitants. Sullivan Carter se rend au Capitole pour couvrir les débats législatifs.

Alors qu’il traverse la crypte, une fusillade éclate. L’ancien reporter de guerre retrouve ses vieux instincts et se rapproche au plus près du danger. Dans un bureau, il découvre le corps d’un représentant de l’Oklahoma, des pics à glace enfoncés dans les orbites.

Quand l’équipe d’intervention de la police arrive sur les lieux, le tireur a déjà disparu. Mais lorsque paraît l’article de Sullivan, le meurtrier – Terry Running Waters, Amérindien au casier judiciaire bien rempli – prend contact avec lui…

Sullivan décide alors de suivre sa propre piste, en marge de l’enquête officielle, qu’il estime bâclée.


L'extrait

« Les hurlements l'empêchaient de compter les coups de feu. Ça tirait de partout. Bon Dieu, ce vacarme. Amplifié par les escaliers en marbre, le sol en pierre, les colonnes, renvoyé en écho dans les longs couloirs. Des femmes. C'était surtout des femmes qui criaient, mais quelques hommes aussi ; d'une voix grave et enragée, ils braillaient qu'ils avaient été touchés.
La femme en face de lui, dans la crypte du Capitole, saignait abondamment. Elle avait pris une balle dans la poitrine et s'était mise à hurler. Elle n'émettait plus désormais qu'un gémissement. Le sang qui se répandait au sol était devenu plus sombre et formait une immense flaque marron qui ne cessait de grossir.
Les tirs avaient la cadence d'une arme automatique, pop pop pop. Devenus sporadiques, lointains, ils ressemblaient davantage à des échos qu'à des détonations. Il n'avait aucune idée du nombre de tireur présents dans le bâtiment, ni de l'endroit où ils se trouvaient.
Sully Carter, à l'abri derrière l'une des doubles colonnes en grès qui formaient la ceinture extérieure de la crypte, regarda vers le centre de la pièce circulaire, puis vers les murs. Dix, peut-être une douzaine de personnes tapies derrière les colonnes ou sous les présentoirs. Certaines étaient blessées, d'autres restaient cachées. Aucune ne prononça un mot. Toutes respiraient bruyamment et semblaient devenues des passagers d'un avion sans pilote.
Et merde !
Il souffla et se mit à ramper vers la femme blessée. Elle était allongée sur le dos. Il s'agenouilla et lui prit la main. Sa respiration était pénible à cause de l'effort et de l'adrénaline. Elle pr »sentait deux blessures, sur le haut du torse et à l'abdomen. Le sang en jaillissait comme une rivière. Elle ouvrit les yeux lorsqu'il exerça une pression sur sa main, mais seule une faible lueur y brillait. » (p. 11-12)


L'avis de Quatre Sans Quatre

Neely Tucker aime les minorités opprimées et, moi, j'aime la façon dont il s'empare de ces sujets par le biais de son journaliste cabossé, Sullivan Carter. Après le peu de cas fait par la police et la justice des meurtres de prostituées, sujet traité dans La voie des morts, puis les cicatrices à vif des marchés aux esclaves abordées avec À l'ombre du pouvoir, Sully s'attèle, dans ce dernier opus, à la maladie mentale et ses traitements à la fin des années 50 aux USA.

Cela commence fort mal pour Sully puisqu'une fusillade éclate dans le Capitole alors que le reporter y est présent. Des morts, des blessés, du sang, une femme qui agonise à ses côtés, le voilà replongé dans ses cauchemars les plus sombres. Ceux des théâtres des guerres qu'il a couvertes, celui de la mort de celle qu'il aimait en Bosnie, victime d'un shrapnell, sans parler de ses propres séquelles : sa jambe abimée qui le fait boiter bas et les nombreuses cicatrices ornant son visage. Caché dans un réduit, il est le seul à avoir aperçu le tireur, le seul témoin du meurtre de Barry Edmonds, représentant de l'Oklahoma, qui a eu droit à un traitement spécial : un pic à glace enfoncé dans chaque œil.

Malgré le traumatisme, il en tire un papier sensationnel. Un reporter sur place pendant une tuerie, c'est un scoop de première que son rédacteur en chef entend bien exploiter au maximum. À peine savourées les félicitations de son boss, Sully, qui, côté vie sentimentale, tente de revivre une histoire avec Alexis, une photographe promue au siège du journal à Washington, avec qui il a déjà entretenu une liaison, endure les reproches de sa sœur, inquiète de savoir son fils, hébergé par Carter le temps de ses études, en danger dans la capitale. Il faut dire que la sœur et son mari sont des évangélistes fanatiques effrayés par la grande Babylone du vice que représente D.C..

Pourtant, c'est un autre appel qui va modifier le cours des événements : Terry Running Waters téléphone à Sully et se présente comme le tireur du Capitole. Un marginal, habitant une réserve sans être réellement membre de la communauté indienne, fragile psychologiquement. La police se rue sur cette piste. Les Amérindiens ont été tant maltraités qu'une vengeance sur un représentant du Congrès semble tout à fait plausible, surtout que ce Waters n'a pas l'air d'être sain d'esprit. Une sorte de vagabond, un peu dingue, inutile d'aller chercher plus loin puisqu'il faut être fou pour massacrer des gens

Carter ne partage pas l'enthousiasme des flics. Pour lui, les motivations du tueur sont plus complexes. Le criminel a quelque chose à dire. Lors de leurs conversation, Waters appuie sur leurs points communs, laisse planer des silences lourds de sens... jusqu'à ce que Terry tire sur le reporter alors qu'il dîne en compagnie d'Alexis. Arrêté lors de cette fusillade, Waters va multiplier les déclarations énigmatiques et adopter un comportement des plus étranges qui va conduire le juge à exiger une mise en observation à l'hôpital psychiatrique.

Quel peut être ce message à faire passer ? Sully sait que la clé du mystère réside dans la réponse à cette question, ce qui va l'amener à partir vers l'Oklahoma sur les traces de la jeunesse de Terry. La campagne profonde américaine recèle bien des secrets et Sully sera vite totalement désarçonné par les bribes de vérité glanées chez les voisins de Waters.

Peu à peu, toutes les pistes vont le ramener vers Saint Elisabeths, l'immense hôpital psychiatrique dans lequel le tueur est en observation. Une histoire de fous dans laquelle ce ne sont pas les patients qui se permettent les actes les plus délirants...

La masse des internés en psychiatrie a toujours été du pain béni se prêtant à toutes les expérimentations, y compris les plus farfelues, et les plus dommageables pour les sujets traités. Les familles, trop heureuses, la plupart du temps, d'être débarrassées de leurs membres atteints de psychoses, d'addictions ou d'autres désordres étaient prêtes à faire confiance au premier pseudo-scientifique tenant un discours assuré devant elles. Ce que découvre Sully Carter au cours de ses investigations n'est, hélas, pas du domaine de la fiction, et encore ne se concentre-t-il que sur un seul traitement alors qu'il en fut inventé des dizaines, souvent aussi nocifs. Sur de roman, plane l'ombre d'un personnage tout à fait réel, le docteur Walter Freeman, un médecin spécialiste des lobotomie transorbitales, dont la fin de carrière est racontée dans Les Incurables de Jon Bassof (Éditions Gallmeister – 2018), et ce serait une excellente idée de le lire dans la foulée de Seules les proies s'enfuient.

Neely Tucker raconte les expériences menées par le corps médical avant l'irruption sur le marché des premiers neuroleptiques, et cela fait froid dans le dos. Sully, bringuebalé de tous côtés dans cette histoire où il est bien difficile de savoir qui est qui, va devoir user de ses contacts dans la pègre et dans l'administration afin de retrouver la piste à travers les années, et parvenir à pénétrer dans la forteresse que semble constituer cet hôpital au passé bien glauque.

Par un parallèle habile, Neely Tucker place son reporter dans une situation un peu identique à celle de l'assassin. Sa relation avec Alexis est fragile. La jeune femme, prudente, cohabite avec lui mais garde certaines distances, le maintient en observation. Les démons de l'alcoolisme ne se sont pas encore tout à fait éloignés et elle craint une rechute pour Carter tant cette intrigue l'obsède.

Sully Carter est un beau personnage, attachant, fragilisé par la vie et son métier, tentant toujours de voir derrière les évidences. En dehors du thème des traitements passés des maladies mentales, ce roman est un vrai bon thriller au suspense savamment distillé et aux nombreux rebondissements.Les protagonistes secondaires y sont particulièrement travaillés et tissent à eux tous un portrait corrosif de la faune de Washington DC.

Ce thriller ne se limite pas à cette fine analyse des mœurs passées de la psychiatrie, certaines scènes, particulièrement l'entame et le dénouement, auraient tout à fait convenues à John McClane/Bruce Willis des films Die Hard et ne dépareraient aucune super production hollywoodienne. Fusillades, explosions, suspense, rebondissements, ce roman le plus survitaminé de la série des Sullivan Carter, en parlant de folie, justement, le final en est hallucinant.

Un thriller intelligent, percutant, dans lequel Sully Carter poursuit son exploration des vices cachés de la capitale américaine et du sort peu enviable des minorités.


Notice bio

Journaliste – dont quinze ans passés au Washington post – Neely Tucker a été chargé de couvrir entre autres les attaques terroristes du 11 Septembre, le tsunami de 2004 en Asie du Sud-Est, et un grand nombre d'affaires judiciaires de premier plan. Correspondant à l'étranger durant huit ans, il a écrit des reportages sur plus de cinquante pays d'Europe, d'Afrique, d'Asie et du Moyen-Orient, fréquemment dans des zones de conflit. Seules les proies fuient est son troisième roman à paraître en France, après La Voie des Morts (2015) et À l'ombre du pouvoir (2017), tous deux à la Série Noire.


La musique du livre

Johnny Cash - Mr Garfield

Glen Campbell – Galveston

Dave Brubeck – Campton Race

Dean Martin - Gentle on My Mind

Glen Campbell - Rhinestone Cowboy


SEULES LES PROIES S'ENFUIENT – Neely Tucker – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 357 p. novembre 2019
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Sébastien Raizer.

photo : le Dr. Walter Freeman et le Dr. James W. Watts prépare une lobotomie - Wikipédia

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