Chronique Livre :
SOEURS de Bernard Minier

Publié par Psycho-Pat le 05/04/2018
Le pitch
Mai 1993. Deux sœurs, Alice, 20 ans, et Ambre, 21 ans, sont retrouvées mortes en bordure de Garonne. Vêtues de robes de communiantes, elles se font face, attachées à deux troncs d’arbres.
Le jeune Martin Servaz, qui vient d’intégrer la PJ de Toulouse, participe à sa première enquête. Très vite, il s’intéresse à Erik Lang, célèbre auteur de romans policiers à l’œuvre aussi cruelle que dérangeante.
Les deux sœurs n’étaient-elles pas ses fans ? L’un de ses plus grands succès ne s’appelle-t-il pas La Communiante ?… L’affaire connaît un dénouement inattendu et violent, laissant Servaz rongé par le doute : dans cette enquête, estime-t-il, une pièce manque, une pièce essentielle.
Février 2018. Par une nuit glaciale, l’écrivain Erik Lang découvre sa femme assassinée… elle aussi vêtue en communiante. Vingt-cinq ans après le double crime, Martin Servaz est rattrapé par l’affaire. Le choc réveille ses premières craintes. Jusqu’à l’obsession.
Une épouse, deux sœurs, trois communiantes… et si l’enquête de 1993 s’était trompée de coupable ?
Pour Servaz, le passé, en resurgissant, va se transformer en cauchemar. Un cauchemar écrit à l’encre noire.
L'extrait
« Martin Servaz coupa le moteur de sa Fiat Panda, ouvrit sa portière, descendit sur le gravier de l'allée bordée de platanes centenaires et inspira. Combien de temps depuis la dernière fois ? Un mois ? Deux ? Il la sentit. La boule. Au creux de son ventre... Comme ces boules de poils que recrachent les chats. Il l'avait chaque fois qu'il venait ici et elle ne cessait de grossir au fil des ans.
Il se mit en marche vers l'ancien corps de ferme inondé de soleil. Il faisait chaud. Très chaud. Ça ressemblait davantage à un suffocant après-midi d'été qu'à un mois de mai et la sueur collait son tee-shirt à son dos.
Il avait essayé de joindre son père avant de partir, depuis le téléphone de la fac, mais le vieux n'avait pas répondu. Il était peut-être en train de faire sa sieste – ou de cuver son vin. Martin aperçut la Renault Clio paternelle garée à sa place habituelle, près de la grange, là où des engins agricoles rouillaient depuis plus de dix ans. Son père n'avait pas été agriculteur, mais prof de français.
Un prof sobre et apprécié de ses élèves.
Cela, c'était avant que deux individus s'introduisent chez lui, violent sa femme et la laissent pour morte. Aujourd'hui, l'élégant professeur de français mince et fringant comme un jeune homme ressemblait à un de ces pauvres diables qui visitent à intervalles réguliers les cellules de dégrisement de la gendarmerie – là où Martin lui-même avait été le chercher à plusieurs reprises. L'un des gendarmes était un ancien camarade d'école. Tandis que Martin s'orientait vers des étuds littéraires, son ami avait choisi la voie plus considérée de la maréchaussée. Il avait pris un air profondément compatissant quand Martin était apparu pour récupérer son paternel. Sans doute imaginait-il ce qu'il aurait éprouvé si ça avait été le sien : l'empathie n'est souvent qu'une forme détournée de l'autoapitoiement. » (p. 31-32)
L'avis de Quatre Sans Quatre
« Le fan est un gourmet dévoyé qui préfère la boîte au camembert », du moins est-ce ainsi que le définissait Marcel Gotlib dans une de ses Rubrique-à-Brac, Bernard Minier nous livre, avec Soeurs, un récit bien plus terrifiant que cet aphorisme, sur les liens pernicieux qui peuvent s'établir entre un auteur de thrillers à succès et ses afficionados. Une histoire qui s'étire sur plus de vingt-cinq ans puisqu'elle inaugure la carrière du jeune Martin dans un groupe de la brigade criminelle, dirigé par un flic de choc, Léo Kowalski, dit le Ko. Servaz va apprendre avec lui les bases de son métier, celles qui lui servent encore aujourd'hui, ainsi que les aspects moins reluisants de la profession qu'il se gardera bien de reproduire tout au long de sa carrière.
Pour une première enquête, il est servi : deux jeunes filles, Ambre et Alice, vêtues d'aube de communiantes, assassinées et déposées le long de la berge de la Garonne dans une mise en scène digne de Seven. Une scène, justement, décrite dans un best seller dont l'auteur, Erik Lang, connaissait les victimes. Il est gardé à vue, interrogé, rudoyé, toute l'équipe est certaine de son implication, pourtant un coup de théâtre l'oblige à relâcher cet homme, sans pour autant effacer les doutes qui persistent bien longtemps après. Toute la première partie de Soeurs est occupée par les investigations relatives aux deux jeunes femmes, la rouerie de l'auteur incriminé et aux questionnements divers du jeune Martin.
Servaz, à cette époque, est marié à Alexandra, sa fille Margot a deux ans. Son couple bat de l'aile et le suicide encore récent du père du flic le fragilise. Son côté rigoriste quant à la procédure et à la façon de se comporter vis-à-vis des suspects ne tardent pas à le mettre au ban du groupe et il n'est plus être en mesure d'apporter ses opinions et ses idées à son chef qui l'a pris en grippe. Ce qui ne l'empêchera pas de réaliser la carrière que l'on sait et que l'on suit depuis Glacé, le premier opus de Bernard Minier où il apparaît.
2018 : Rétrogradé capitaine suite à sa dernière aventure, Nuit (XO Éditions 2017), Martin Servaz est appelé sur une scène de crime particulièrement étrange. Une femme, morte dans des circonstances vraiment exceptionnelles, vient d'être découverte par son mari qui n'est autre que le célèbre auteur qu'il comptait bien coincer vingt-cinq ans plus tôt. Sauf que, cette fois, c'est lui qui mène le jeu, qu'il est assisté par sa fidèle équipe, Vincent Espérandieu et Samira Cheung et que personne ne viendra le contraindre à laisser tomber. Maintenant célibataire, il s'occupe de son fils, Gustav (cf Nuit) et il va mener presque une double enquête : celle du passé et celle d'aujourd'hui qui le mèneront toutes deux dans le milieu des fans de l'écrivain.
Martin Sevraz sans Julian Hirtmann, son Moriarty personnel, je peux vous le dire après avoir lu ce roman, fonctionne tout aussi bien. Certes, l'ombre du tueur suisse plane ici ou là, ne serait-ce que par la présence de Gustav ou dans les rêves du policier, mais il a là un adversaire à sa mesure en la personne d'Erik Lang. Soeurs aborde sous bien des aspects la question de l'identité, de l'identification, de la fascination jusqu'à en perdre l'esprit. Qui dit identité, dit bien entendu filiation également, anamnèse, genèse et l'ensemble des événements qui font d'un homme, ou d'une femme, un être humain doté d'une personnalité unique. Au coeur de l'action et des intrigues, il intègre avec habilété les événements fondateurs de chacun des protagonistes, plus qu'aucun autre flic de trhiller, Martin Servaz enquête sur l'humain et accepte d'y confronter sa propre part d'ombre et d'entirer des leçons. Bernard Minier est sur son terrain, ces thèmes traversent son œuvre et le scénario qu'il a mis en place dans Soeurs lui permet de dérouler des intrigues connexes, complexes et fort révélatrices de ses réflexions sur la notoriété, le travail de l'écrivain et ses relations à son lectorat.
Soeurs est un formidable thriller aux multiples mystifications, mensonges, manipulations qui laisse son lecteur pantois. Les rapports ambigus sont poussées à l'extrême, tordues pour nourrir de la dose de suspenses, rebondissements et coups de théâtre nécessaire au genre les diverses énigmes posées à Servaz. De ce côté-là, pas de problème, vous aurez du mal à reprendre votre souffle d'un paragraphe à l'autre, un coups fourrés en cachant un autre, vingt-cinq ans d'histoire, ça en fait des possibilités ! Et l'auteur sait à merveille les exploiter. Au fil des pages, on trouve quelques clin d'oeil savoureux laissant à penser que Bernard Minier ne se désolidarise pas totalement de l'odieux Lang dont le premier roman s'intitule Le cheval décapité (Glacé), le second Triangle (Le cercle), référence évidente à ses propres ouvrages, et dont l'éditeur est YP (XO).
En-dehors des crimes proprement dit, en relation évidemment avec les titres de Lang, c'est toute l'étrange comportement de ces fans qui en viennent à mettre de côté leur propre existence pour ne plus la peupler que des fantasmes de leur auteur favori. Voilà pour le fond, reste l'enquête, comme à l'accoutumée passionnante, sinueuse, complexe, les allers-retours permanents entre hier et aujourd'hui, la nostalgie de Servaz, ses intuitions fulgurantes, tout son petit monde que nous avons tant de plaisir à retrouver à chaque nouvel épisode, font de Soeurs un des meilleurs volumes publié à ce jour par l'auteur, avec N'éteins pas la lumière.
Martin Servaz, fin lettré, sait pertinemment et tire profit de cet étrange paradoxe qui veut que, si les auteurs sont des menteurs, la vérité se trouve dans les livres. Il suffit de savoir lire et relier les faits entre eux. Le dénouement est apocalyptique, flamboyant, Bernard Minier y brûle tous ses vaisseaux, il est coutumier du fait, la « happy end » n'est pas sa tasse de thé, la nôtre non plus.
Servaz, serpents, suicides, sosies, sœurs, sensationnel, stupéfaction, servilité, sabordage, sexe, sentiments, suspense, stupeur, une allitération en s présente tout au long du roman à laquelle viendra très prochainement s'ajouter, je n'en doute pas, succès !
Notice bio
Bernard Minier est né en 1960 à Béziers. Il travaille un temps dans l'administration des douanes tout en participant à plusieurs concours de nouvelles. Glacé paraît en 2011chez XO éditions et rencontre un très grand succès couronné de nombreux prix littéraires dont le prix Polar du Festival de Cognac. Son deuxième roman, Le Cercle, est publié en 2012 et met de nouveau en scène Servaz et Ziegler dans une nouvelle intrigue tout aussi passionnante, suivra l’étincelant N'éteins pas la lumière en 2014, tous chez le même éditeur. Une putain d'histoire, publié en avril 2015, a été une première incursion sur le territoire américain, son premier thriller sans Servaz et son équipe qui reprennent du service dans Nuit (XO Éditions 2017).
La musique du livre
Également cités : Nirvana, Guns N' Roses, 4 Non Blondes, U2, la jeunesse de Martin Servaz...
Creedence Clearwater Revival - Born on the Bayou
Gustav Mahler – Le Chant de la Terre – Kathleen Ferrier evig
The Cure - A Night Like This (1993)
Arcade Fire – Everything Now
Donna Summer – I Feel Love
SOEURS – Bernard Minier – XO Éditions – 460 p. avril 2018
photo : Pixabay