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Chronique Livre :
SON AUTRE MORT de Elsa Marpeau

Chronique Livre : SON AUTRE MORT de Elsa Marpeau sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans... Quatrième de couv...

Alex mène une vie rangée dans la campagne nantaise jusqu'à l'arrivée, incognito, du célèbre écrivain Charles Berrier dans le gîte rural qu'elle tient avec son mari.

Une nuit, son hôte tente de la violer. Paniquée, voulant se défendre, Alex le tue accidentellement et dissimule le corps. Pour protéger sa famille, elle décide de chercher au plus vite qui, dans l'entourage de Charles Berrier, aurait eu intérêt à ce qu'il disparaisse.

Elle s'infiltre donc dans l'entourage de l'écrivain, mais l'étau se resserre à mesure que le cercle devient plus intime...


L'extrait

« En temps normal, Antoine déposait les filles à l’école en se rendant à Nantes, au lycée Clemenceau où il enseignait. Dans la mesure du possible, Alex évitait les interactions avec l’école, les parents d’élèves, le personnel enseignant, qui l’effrayait tout particulièrement. Sa scolarité, du primaire au lycée, ne lui avait laissé que des souvenirs de combats et de cruauté. On la disait trop sensible.
Ses filles semblaient mieux armées qu’elle pour affronter cet univers brutal. Elle préférait néanmoins ne pas être témoin des conflits quotidiens auxquels elles se livraient et qu’Alex trouvait insurmontables.
Elle ne se rappelait plus depuis combien de temps elle les craignait. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne. Elle se revoyait à six ans, ravie parce qu’une « grande » de CM1 l’avait prise sous sa protection. Pourtant elle n’était pas battue, pas même harcelée. Alors de quoi fallait-il être protégée ?
Elle craignait la cruauté des autres - physique mais surtout mentale. Elle ne comprendrait jamais ceux qui n’ont pas peur, ceux qui n’y pensent pas, ceux qui ont confiance. Derrière chaque visage, elle imaginait l’abîme de noirceur. La main de celui qui appuie sur le bouton pour déclencher la décharge électrique dans l’expérience de Milgram. Quelle confiance ? Confiance en quoi, si n’importe qui, soumis à un ordre, est prêt à vous torturer jusqu’à la mort ? Depuis la découverte de la Solution finale, de Dachau, d’Auschwitz, de Buchenwald, de Ravensbrück, de Belzec, de Sobibor, de Treblinka, qui pouvait encore croire en l’humanité ? Une espèce qui non seulement massacre toutes les autres, mais se détruit elle-même doit être évitée à tout prix. Il ne s’agit pas de cultiver son jardin, mais d’y dresser des murs, des barricades, pour se mettre à l’abri.
Aucune bête aussi féroce. Aucun animal plus cruel. » (p. 18-19)


L'avis de Quatre Sans Quatre

« Malheur à ceux qui pensent, ils ne savent plus créer. »

Après Et ils oublieront la colère et Les corps brisés, Elsa Marpeau remet sur le métier son thème favori de l’appropriation du corps des femmes. Celles humiliées et tondues de la Libération, puis la conductrice de rallye blessée en rééducation, handicapée, font place ici à une quarantenaire agressée qui prend ni plus ni moins la place de l’homme qui l’a agressée et qu’elle a tué dans un réflexe de défense. Alex va entrer en Charles Berrier comme on entre en religion, elle va se couper de sa famille, se fondre dans son ombre, penser à sa place, le faire vivre à distance et, sommet de la supercherie, créer en son nom. Elle, l’épouse effacée, fragile, présentant des antécédents psy dépressifs, va enfiler les habits du grand auteur le temps de dénicher un coupable idéal à son meurtre.

Alex et Antoine tiennent une maison d’hôtes dans la région de Nantes. Lui est professeur, ils ont deux filles, une encore dans l’enfance, l’autre adolescente, et Alex est heureuse ainsi. Elle écrit des nouvelles, n’ayant jamais trouvé le courage de s’engager dans un roman par une sorte d’humilité prude, qu’elle ne cherche pas à faire publier non plus. Alex se passionne pour un fait divers sanglant de la région nantaise, l'affaire Dupont de Ligonnès, une tuerie dont le principal suspect échappe toujours aux recherches. Elle a commencé à rédiger un texte à ce sujet mais la suite des événements va l'interrompre.

Un hôte se présente, malgré le pseudonyme dont il a usé pour s’inscrire, Alex reconnaît le célèbre auteur, Charles Berrier, dont elle a lu tous les livres et qu’elle admire. Le bonhomme, un géant roux tonitruant, s’installe. Un peu trop. Il compte rester un mois ou deux afin de venir à bout de son dernier ouvrage. Il séduit Antoine, le flatte, prend ses aises, enfume le couple par sa verve et son appétit gargantuesque pour la vie. Il l’entraîne dans un tourbillon auquel leur vie calme ne les a pas habitués.

Le soir du quarantième anniversaire d’Alex, il profite de sa légère ivresse pour tenter de la violer près de l’étang. Elle résiste. Il meurt. Début de l’affaire. Comment ne pas être impliquée dans sa disparition ?, se demande la jeune femme. En laissant croire qu’il est vivant, le temps de trouver un moyen de l’éloigner virtuellement de sa maison et de dénicher un coupable dans son entourage. Elle récupère son téléphone et son ordinateur sur lequel est enregistré l’ébauche de son dernier roman. En lisant les pages, Alex s’aperçoit que l’écrivain était en train de les piller, de les transcrire au sein de l’intrigue. Pas seulement les paysages, mais aussi ses traits, ses états d’âme, sa personnalité. Le viol avait commencé bien avant les gestes déplacés

Sans rien avouer à Antoine, elle part pour Paris, change de coiffure, le look, d’identité, devient pour tous, l’assistante de Charles Berrier, son seul contact avec le monde puisqu’il ne peut souffrir aucun dérangement durant la rédaction de son futur best-seller. Nous ne sommes pas loin de l’arroseur arrosé, Berrier voulait la pénétrer, c’est elle qui va entrer par effraction dans son univers, jusque dans sa demeure, dans sa famille la plus proche et tous ceux qui comptent dans sa vie.

Alex va devenir à la fois Charles et son assistante particulière, jouer sur les deux tableaux avec inventivité, réussissant l’exploit d’être crédible auprès de ceux qui ont l’habitude de côtoyer l’auteur. Les nouvelles technologie fournissent un terrain rêvé et des possibilités infinies pour donner l’apparence de la vie à un mort. Il peut twitter, poster des coms, des sms, arguer de difficultés de connexion pour refuser les appels ou les vidéos, Alex va démontrer des facultés d’adaptation hors du commun au cours de situations, parfois très chaudes, dans lesquels il est impossible de reconnaître la jeune femme un peu effacée du début du roman.

Les travers de notre époque sont passées au crible : la violence des réseaux sociaux, la recherche du buzz à tout prix, les mauvaises excuses expliquant les messages inqualifiables de certains, la superficialité des contacts, jusqu'au sein de la famille. Une société un peu folle et fausse dans laquelle n'importe qui peut insulter, provoquer le scandale et en tirer des bénéfices.

Souvent drôle, plein de suspense, de rebondissements totalement inattendus, Son autre mort analyse avec profondeur et talent la part de vol, de viol de l’autre dans la création, mais aussi la part de fausseté des nouveaux rapports humains, la possibilité relativement aisé de se substituer à un être sans que quiconque ne s’en aperçoive. Alex, devenue Léonore, Léo, rencontre l’éditeur/beau-père de Charles, sa femme, sa maîtresse, use de leurs travers, les manipule, pour poursuivre sa quête de l’assassin idéal, passant de l’un à l’autre, pesant leurs mérites et leurs inconvénients, pressée par un détective privé qui l’inquiète puisqu’elle ne sait pas exactement ce que celui-ci recherche.

Comme toujours avec Elsa Marpeau, en plus d’une excellente intrigue, originale, parfaitement maîtrisée, ce roman présente plusieurs étages de lecture pour qui veut bien s’y pencher. Il parle de création, d’appropriation - même si, pour une fois, c’est une femme qui s’empare de la personnalité d’un homme, et pas n’importe lequel -, de manipulations, de mensonges et des vérités qui s’y cachent, des sentiments, des ressorts de la création de l’être humain tel qu’il est.

Son autre mort est un remarquable polar, recelant sous des dehors presque de comédie à l’italienne, des trésors de réflexions pertinentes sur l’art et la nature humaine.


Notice bio

Elsa Marpeau est née en 1975, elle a grandi à Nantes, s'est installée à Paris et a vécu à Singapour. Son autre mort est son sixième roman à la Série Noire, après Les yeux des morts, prix Nouvel Obs – Biblio Obs du roman noir 2011, Black Blocs (2012), L'expatriée, prix Plume de Cristal 2013 au Festival International du film policier de Liège, Et ils oublieront la colère, en 2015 et Les corps brisés en 2017.


La musique du livre

Léo Ferré – Le Chien

Daniel Guichard – Chanson pour Anna


SON AUTRE MORT – Elsa Marpeau – Éditions Gallimard – collection Série Noire – 275 p. mars 2019

photo : Pixabay

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