Chronique Livre :
TERRES BRÛLÉES de Éric Todenne

Publié par Psycho-Pat le 19/03/2020
Quatre Sans… Quatrième de couv…
« C’est de ces cultures nourricières qu’avaient jailli la jalousie, la rancœur, la malveillance et l’intolérance. À l’instar des hommes, elles s’étaient lentement desséchées, craquelées, pour devenir arides et infécondes. C’étaient ces terres brûlées qui avaient fini par dévorer les cœurs et les âmes. »
Le commissariat de Nancy subit une inspection générale. Andreani et son partenaire Couturier héritent du dossier Rémi Fournier, simple en apparence : retrouvé asphyxié, l’homme aurait succombé à une crise cardiaque lors de l’incendie de son pavillon. Les plus hautes instances policières les somment de clore cette affaire, et vite. Mais pour quelles raisons ?
L’instinct d’Adreani le pousse une nouvelle fois à mener sa propre enquête. Commence alors un voyage dans le temps où il devra fouiller dans les souvenirs purulents laissés par les deux guerres mondiales, notamment en Moselle.
Manipulation, délation, nationalisme et antisémitisme : Andreani et Couturier pourraient bien faire face à l’enquête la plus complexe de leur carrière.
L’extrait
« Sans entrain, Andreani franchit le seuil de la brigade et grimpa l’escalier qui menait à son bureau. Celui qui avait eu l’idée géniale d’y poser de la moquette, gris clair de surcroît, n’avait sans doute jamais mis les pieds dans un commissariat de sa vie. Croyait-il que les flics avaient le temps d’essuyer leurs groles avant de pénétrer dans les locaux ? Que le type en état d’ébriété qu’on amenait en cellule de dégrisement attendait d’arriver au-dessus du lavabo pour gerber leurs tripes ? Que celui qui débarquait pour porter plainte, le nez explosé, pissait de l’encre effaçable ? Le pire, c’était cette odeur omniprésente de chien mouillé, de mégot et de graisse froide – fast-food au menu quotidien – qui finissait irrémédiablement par imprégner les vêtements.
Les lieux étaient déserts. Pas un chat dans les couloirs, personne en train d’en griller une au coin fumeurs ou de squatter la machine à café, écrans d’ordinateurs orphelins. Il se dirigea vers son bureau, mais en passant devant la salle de réunion où avait eu lieu sa première rencontre avec Francesca Rossini, la psy, il distingua la voix d’ours qui lui était familière. Il posa sa main sur la poignée de la porte, inspira profondément, retint sa respiration et entra sans frapper.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
L’ambiance était lugubre. Le patron avait gardé la nouvelle sous le coude : le ministère de l’Intérieur leur collait sur le dos une inspection. Berthaud n’avait rien à se reprocher, et son service enregistrait des résultats supérieurs à la moyenne nationale, mais il savait que, comme partout, quelques cadavres traînaient dans les placards. Ceux dont il avait la connaissance, ceux dont il aurait préféré ne rien savoir, mais surtout, ceux qu’on aurait enterrés en espérant qu’ils ne remonteraient jamais à la surface. L’efficacité et la surcharge de travail quotidien imposait de prendre quelques libertés avec la procédure officielle, mais il était de notoriété publique que l’Inspection générale de la police nationale, l’I.G.P.N., adoptait une orthodoxie des plus rigoureuses en la matière.
- Alors, vous allez me faire le ménage le plus rapidement possible. Et quand je dis faire le ménage, je ne veux pas voir la moindre toile d’araignée au fond de vos tiroirs. Je me suis bien fait comprendre ?
Personne ne broncha. Chacun mesurait la charge de travail que cette inspection surprise représentait. Il allait falloir remettre de l’ordre dans tous les dossiers des deux dernières années, vérifier que chaque rapport, chaque pièce à conviction, chaque compte-rendu avaient été correctement archivés. On allait devoir rédiger un topo exhaustif sur chaque affaire en cours, comme s’il n’y avait déjà pas assez de paperasse. Et il faudrait se tenir à tout moment à la disposition de ces messieurs du ministère pour répondre, « avec zèle et obligeance » avait précisé Berthaud, à toutes les questions qui leur passeraient par la tête. » (p. 24-25)
L’avis de Quatre Sans Quatre
Branle-bas de combat au commissariat de Nancy ! Même suspendu, le lieutenant Andreani est invité à venir aider ses collègues, l’heure est grave. Suite au suicide du chef de la brigade des Stups, l’Inspection générale des services, l’I.G.S., a décidé de passer au crible les procédures, protocoles et enquêtes en souffrance du lieu. Un inspecteur a été délégué à cette tâche ingrate, le bien-nommé Detravers, chercheur de petites bêtes patentés et redoutable inquisiteur, le commissaire Berthaud est à deux doigts de la crise de panique. Andreani et son adjoint Couturier se voient confier le passage en revue de tous les dossiers un peu oubliés au fond des armoires, fautes d’éléments probants, ou faute de zèle du policier qui en avait la charge, parfois un peu des deux.
Le premier dossier à tomber entre les mains du duo ne semble pas très prometteur et pourrait tout aussi bien être classé dans la foulée. Pourtant il excite la curiosité d’Andreani, ce qui n’est jamais bon puisque celui-ci ne renonce jamais avant d’avoir obtenu toutes les réponses à ses questions. Experts en assurances et médecin légiste sont formels, Rémi Fourier, un Parisien, adopté dans sa prime enfance, est bel et bien décédé d’une crise cardiaque sans doute provoquée par l’incendie de son pavillon de Laxou, dans la banlieue de Nancy. Andreani a beau examiner les rapports, interroger ceux qui ont mené les investigations, rien ne paraît donner prise à de nouvelles recherches. Pas de quoi décourager le lieutenant ; malgré les instructions claires de sa hiérarchie, il fouine dans le passé de ce Fournier et découvre son patronyme d’origine, Silberman, Isaac Silberman, dont la famille est originaire d’un petit village de Moselle, Ebersvillier.
Situé juste sur la frontière franco-allemande, le bourg est passé au gré de l’histoire aux mains des Allemands, puis des Français, tout au long des XIXe et XXe siècle. À tel point que le monument aux morts porte les noms des combattants des deux armées face à face dans les tranchées. Les voisins, parfois même cousins, se sont canardés allègrement selon le camp dans lequel ils avaient été enrôlés.
Un fait particulièrement troublant s’y est déroulé soixante ans avant que le lieutenant et son adjoint se mettent à enquêter : la mère biologique de Rémi Fournier, Sarah Silberman, y est décédée dans un incendie - tiens donc - décrit comme accidentel par les gendarmes ayant mené les constatations. Tous les autres membres de la famille Silberman, de confession juive, avaient déjà disparus au cours de la seconde guerre mondiale, victimes de l’Holocauste. Nul ne sait, ou ne veut dire, comment la petite Sarah, enfant à cette époque avait survécu…
Les éléments s’accumulent, le dossier prend de l’ampleur, il y a manifestement de quoi ouvrir une instruction. Pourtant, loin d’être ravis des initiatives d’Andreani, Detravers et Berthaud lui intiment l’ordre de laisser tomber, de se contenter d’évoquer un malheureux incendie accidentel accompagné d’une crise cardiaque, les coïncidences, parfois…
Ce qu’il ne va, bien entendu, pas faire. En plus de l’indispensable Couturier, qui ne partage pas toujours les théories aventureuses de son collègue mais s’emploie efficacement à répondre à ses interrogations, le lieutenant sera aidé par le patron de son restaurant favori, philosophe d’une grande culture armé d’un solide bon sens, surnommé le Grand Sérieux, et de la psychologue Francesca Rossini, avec qui Andreani va entamer une drôle de valse-hésitation/séduction, ce qui ne sera pas de trop pour démonter un à un tous les rouages d’une histoire de jalousie, de rancœur et de haine irrationnelle, vieille comme le monde… ou presque.
Après la guerre d’Algérie dans Un travail à finir, le duo Éric Todenne poursuit son exploration des répercutions actuelles d’anciens conflits sur la vie de gens ordinaires. Il envoie, dans Terres brûlées, leur flic préféré et ses collègues et amis, démonter un à un les mécanismes monstrueux qui mènent au nationalisme, à la xénophobie, à l’antisémitisme afin de justifier des crimes ayant pour seule origine la jalousie et la rapacité. Attention, rien n’est manichéen ici, les personnages, même très secondaires, sont complexes, présentent de nombreuses facettes rendant toute simplification péremptoire impossible. Le microcosme villageois dans lequel se déroule une bonne partie de l’enquête fait vite société, on y retrouve, incarnées dans tel ou telle, les contradictions et les forces antagonistes pouvant engendrer des monstres comme le nazisme.
Terres brûlées avance pas à pas, prend le temps d’étayer la démonstration, de mettre au jour l’enchaînement des faits et la genèse de la haine, laisse ses personnages se révéler sans hâte, donnant ainsi toute sa force au récit. Une histoire ordinaire, des gens ordinaires, des mauvais penchants ordinaires formant, en définitive, une affaire extraordinaire et remarquablement écrite. Andreani, plein de doutes, d’obstination, d’hésitation, rentre, avec ce polar, dans la catégorie des grands flics de la littérature noire.
Un village coupé par la frontière franco-allemande, un siècle d’histoire et de guerres, de quoi forger des haines encore vivaces et des vengeances fatales. Un formidable polar !
Notice bio
Éric Todenne est un pseudonyme qui cache deux auteurs : Éric Damien et Teresa Todenhoefer. Après l’excellent Un travail à finir (Viviane Hamy – 2018), qui avait pour cadre la guerre d’Algérie, ils continuent de se pencher sur les liens et l’impact que peut avoir l’histoire collective sur les destins personnels.
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous sont évoqués : Curtiss Mayfield, Thomas Demenga, Miles Davis – Kind of Blues, Charly Mingus – Burned Lands, John Coltrane – A Love Supreme…
Sarah Vaughan – Too Soon Too Sad
Charles Bradley – Confusion
Gerry Mulligan & Paul Desmond – Body and Soul
Georges Brassens – Le Boulevard du Temps qui Passe
Bill Evans – What Kind of Fool Am I ?
Bill Evans – What Are You Doing for The Rest of Your Life ?
TERRES BRÛLÉES – Éric Todenne – Éditions Viviane Hamy – collection Chemins Nocturnes – 312 p. mars 2020
photo : Dirk Schumacher pour Pixabay