Chronique Livre :
TOTAL LABRADOR de Jean-Hugues Oppel

Publié par Psycho-Pat le 12/03/2019
Quatre Sans... Quatrième de couv...
Quel lien existe-il entre les éliminations ciblées des ennemis de l’Amérique par drone, la soif de vengeance d’un homme trahi par ses supérieurs et la nomination à la tête de la CIA par un clown mal peigné d’une nouvelle directrice sachant ce que torturer veut dire ? Une femme, apparemment.
Lucy Chan, analyste à la CIA fraîchement promue officier, est confrontée au classique dilemme de la cause à défendre et des moyens à employer pour le faire.
L'extrait
« Les occupants de la salle de téléguidage contemplent une section de la Torkham Highway, la route nationale N5 qui relie le Pakistan à l'Afghanistan. D'après les coordonnées, le MQ-9 Reaper évolue en vol de jour à haute altitude, hors de portée des roquettes ennemies, dans le secteur de la passe de Khyber. Un excellent repère à ne pas dépasser. Au-delà, la violation de l'espace aérien pakistanais serait trop manifeste ; l'erreur de navigation difficile à prétexter, même si le MQ-9 est pour ainsi dire indétectable – tant que son électronique de combat n'allume pas un objectif avant d'ouvrir le feu. L'appareil sans pilote a décollé d'une des bases américaines dispersées dans la région, mais toutes côté afghan.
- La cible est à l'écran, véhicule en mouvement, Labrador 3. Confirmez.
- Je confirme, Central. Cible à l'écran, véhicule faisant mouvement, clair et visible.
- Agrandissez
Mackenzie agrandit l'image d'une simple pression du pouce sur un bouton-pressoir de sa mannette de commandes.
Zoom avant/raccord cut.
La cible en mouvement est une voiture. Grosse, longue et noire. Une Mercedes. La formidable qualité des images permettrait presque de compter les moucherons écrasées sur le pare-brise. Le véhicule roule plutôt lentement pour son gabarit et l'état correct de la route dégagée. Il doit être blindé. Leroy sourit. Le blindage est insuffisant pour neutraliser la puissance destructrice d'un missile Hellfire, cela se voit au premier coup d'oeil vidéonumérique.
La cible se dirige vers le poste frontière de Torkham sans ralentir, Central.
Suivez, Labrador 3. » (p. 36-37)
L'avis de Quatre Sans Quatre
« Tout ce qui n’est pas interdit est permis. »
« Mission de merde, classe A », comme le dit lui-même l’agent de la CIA envoyé dans une clinique pour éléphants du Laos afin d’y neutraliser des éléments d’une cellule d’Al Quaïda y ayant trouvé refuge. Tout tourne mal, il est blessé, l’hélico qui doit l’exfiltrer fait demi-tour avant de le récupérer, il se retrouve seul en territoire hostile, trahi, lâché par ses supérieurs, sans aucune explication. C’était il y a des années. Mais voilà que l’élimination totale des membres d’un poste de l’agence de renseignement américaine en Allemagne, et les messages soigneusement laissés sur place, font penser à la sous-directrice, Daby Owens, une femme aux multiples talents, dont ceux de « mentir, tricher et couvrir ses traces », sans oublier l’utilisation des pires méthodes de tortures et de manipulations pour parvenir à ses fins, que l’agent en question n’est pas mort, qu’il leur envoie un signal et qu’il faut y répondre. Celui-ci, en plus de tuer tout ce qui bougeait au bureau de la CIA, s’est emparé d’un fichier hautement compromettant qu’il devrait se faire un plaisir de divulguer.
La personne idéale pour accomplir ce job très délicat, c’est Lucy Chan. Une analyste toute en finesse, justement en train de bidouiller les cours du cobalt en République Démocratique du Congo. Owens en fait son envoyée très particulière, avec pour mission de retrouver la trace de l’espion trahi et de négocier, ou pas, mais de ramener le fichier subtilisé. Parallèlement, on assiste aux manoeuvres d’un groupe de pilotes de drones tueurs, ultra secret, s’entraînant à des missions de plus en plus furtives, et de moins en moins légale, dépassant, et de loin, tout ce que l’Agence a l’autorisation d’effectuer aussi bien sur le sol américain qu’en territoire allié.
Comme dans 19 500 dollars la tonne, son précédent roman, Jean-Hugues Oppel utilise une sorte de lanceur d’alerte, un imprécateur ayant créé une webradio pour lancer des anathèmes, pas vraiment bien documentés, contre le monde la finance et les rouages du capitalisme libéral. Celui-ci commence à se faire quelque peu connaître sous le nom de Hashtag La Vista Bébizes, un candidat idéal pour servir de paravent à une magouille des services secrets.
Opérations financières bidons, intox, manipulations, tout est bon pour déstabiliser l’ennemi. Encore faut-il savoir qui il est réellement puisque tout le monde trace sa propre stratégie dans ce roman, utilise les autres comme des pions. Servir sous le même drapeau ou le même sigle ne signifie aucunement que l’on est pas concurrent. Les rares à conserver un sens de l'honneur, de la droiture et du devoir ne sont pas placés en haut de la chaîne alimentaire...
Lucy Chan passe un cap dans cette aventure, elle devient agent de terrain, se forme aux techniques de combats, aux mille et une façons de détruire l’adversaire, de s’infiltrer en n’importe quel lieu sans se faire remarquer. On ne peut pas lui reprocher sa sensiblerie, Chan n’est pas perturbée par quelques cadavres, mais elle est d’une loyauté absolue envers Owens et ne reculera devant aucun danger pour mener à bien sa mission.
Jean-Hugue Oppel décrit un monde où l’on se dit que nous n’aimerions pas vivre, avant de nous apercevoir que c’est le nôtre. Une société où les militaires vaporisent sans risque ce qu’ils considèrent comme ennemi depuis le fauteuil de leur bureau, dans laquelle tout ce qui n’a pas été explicitement interdit est vite considéré comme autorisé, et la liberté individuelle un vain mot. Lucy Chan est l’élément humain, celle qui pense qu’il est encore, toujours, possible de négocier, de permettre à l’adversaire de sauver la face. Dans sa hiérarchie, de plus en plus, on a tendance à la simplification extrême, une fois éliminé, vitrifié, l’autre ne pose plus de problème.
Total Labrador est captivant à plus d’un titre. L’intrigue, les intrigues, complexes, fines, tortueuses, le suspense, les rouages des agence d’espionnage et des marchés de matières premières, l’utilisation à des fins répugnantes des voix qui s’élèvent pour s’opposer à leurs comportement.
Et puis il y a l’écriture de Jean-Hugues Oppel, un vrai régal de sobriété efficace, un style rare et juste, mélange de drôlerie - oui, oui, malgré le sujet - il y en a, noire, bien sûr, et de cynisme de ses personnages. Il fait avancer ses protagonistes comme un maître d’échec, implacable, sachant d’avance le résultat final, parvenant toutefois à le masquer en parfait illusionniste. Le lecteur sait qu’il y a un loup, que ça ne va pas se passer comme tout tend à le démontrer, mais se fait avoir tout de même, du grand art. Sans compter les voyages, cette histoire sillonne la planète en tous sens, et tous les continents.
Un roman noir explosif, époustouflant, documenté, le genre de livre qui traîne encore longtemps dans un coin de la tête une fois achevé parce qu’on y découvre une partie de la vérité d’aujourd’hui, et qu'elle n'est pas rassurante...
Notice bio
Jean-Hugues Oppel est l’un des grands noms du thriller politique français. Il est également auteur de romans noirs, romancier pour la jeunesse, scénariste... Son roman Six-Pack a été adapté au cinéma. Il a été le lauréat du Grand Prix de littérature policière et du prix Mystère de la critique. Publié par François Guérif aux éditions Rivages noir, il a rejoint La Manufacture de livres en 2017 et a publié 19500 dollars la tonne.
La musique du livre
Elvis Presley - If I Can Dream
Ludwig Van Beethoven – 5° Symphonie
The Doors - Riders on the Storm
TOTAL LABRADOR – Jean-Hugues Oppel – Éditions La Manufacture de Livres – 296 p. février 2019
photo : drone Predator - Visual Hunt