Chronique Livre :
TOUT N'EST PAS PERDU de Wendy Walker

Publié par Psycho-Pat le 13/05/2016
photo : Pixabay
Le pitch
Jenny Kramer est une jeune fille traumatisée de quinze ans. Gravement. Elle a été victime d'un viol particulièrement abominable et sévèrement blessée. Jenny a reçu un traitement nouveau qui a effacé tous ses souvenirs de l'agression et de l'agresseur. La mémoire est effacée, mais pas le stress, pas le mal-être. Elle va donc entamer une thérapie avec Alan Forrester, thérapeute dans la petite ville de Fairview, Connecticut.
Un à un, tous les acteurs de ce drame vont venir dans le cabinet du psychiatre et lui conter cette sordide affaire, leur vision, leur vécu et même leur vie. Tous leurs petits et grands secrets. Et il s'en passe des choses dans une petite ville de province ! Tom, le père de Jenny, est fou de colère, il ne pense qu'à trouver le violeur, lui faire payer, Charlotte, sa mère, est plus réservée, elle n'en a pas moins de zones d'ombre à confier et espère rebâtir sa famille.
Forrester collabore dans la mesure où le secret professionnel le lui permet avec la police. Il compile tous les témoignages, en sait plus que quiconque sur cette agression...
L'extrait
« Le viol a duré près d'une heure. Il semble impossible qu'ils aient pu le savoir. Quelque chose dans la coagulation du sang aux points de pénétrations, et dans les divers stades d'ecchymoses dans son dos, ses bras et son cou, en fonction de la manière dont il l'a maintenue. Durant cette heure, la fête s'est poursuivie. Elle devait la voir depuis l'endroit où elle était étendue, les lumières éclatantes dans les fenêtres, leur vacillement quand les corps se déplaçaient dans les pièces. C'était une grosse fête, avec presque tous les élèves de seconde, plus une poignée de jeunes de troisième et de première. Le lycée de Fairview était plutôt petit, même pour une banlieue du Connecticut, et les séparations entre niveaux qui existaient ailleurs y étaient moins marquées. Les équipes sportives étaient mixtes, de même que les clubs de théâtre et de musique, et ainsi de suite. Certains cours ignoraient même les frontières entre classes, les meilleurs élèves en maths et en langues étrangères passant directement au niveau supérieur. Jenny Kramer n'avait jamais suivi de cours de niveau avancé, mais elle s'estimait intelligente, et dotée d'un sens de l'humour féroce. C'était aussi une bonne athlète – natation, hockey sur gazon, tennis. Mais pour elle, aucune de ces choses n'avait eu d'importance avant que son corps arrive à maturité. »
L'avis de Quatre Sans Quatre
Que reste-t-il des faits quand la mémoire vient à manquer ? Comment vivre avec ce malaise du vol d'une partie, certes terrifiante, mais essentielle de sa vie ? Toutes ces questions et les possibles réponses donnent le vertige est sont le prétexte pour Wendy Walker à bâtir un thriller ébouriffant. Ce premier roman donne le vertige par la précision de la construction, la finesse de l'analyse et l'ajustement minutieux des différents éléments donnant un récit impossible à quitter tant il réserve de surprises et de suspense.
Le narrateur, Alan Forrester, le ton badin, sûr de lui et de son savoir, déroule son récit, assemble les pièces. Sa propre vie va bientôt être intimement mêlée à l'affaire. C'est toute une machinerie complexe de manipulations, de mensonges, d'arrangements avec la réalité qui va peu à peu se mettre en place. Ce psy est un virtuose, il excelle à jouer les illusionnistes bienveillants, empathique, au discours rassurant, aux suggestions toujours justes et opportunes.
La mémoire, comme la nature, a horreur du vide et peuple vite ses manques de tout ce qui peut lui être proposé. Dans ce roman, tout le monde a peur, est en colère, souffre. Chacun se laisse mener par ses émotions primaires, celles-ci ne sont pas l’apanage de la - ou les - victimes, si l'on inclut la famille totalement détruite par le drame. D'où l'importance de ce fameux traitement, inventé pour l'occasion, mais rien ne dit qu'il ne sera pas disponible bientôt, et des questions éthiques qui se poseraient avec son emploi. Peut-on priver quelqu'un de ses souvenirs, de son vécu, pour son bien ? Peut-on laisser des gens créer notre mémoire « après-coup », en accepter tous les risques de manipulations et de suggestions ?
Et que faire des marques et cicatrices ? Même si sa boîte noire est vide, Jenny a été marquée, elle sent sous ses doigts ce stigmate mais ne peut le relier à rien de vivant en elle. Ce mal imprimé en elle est à la fois rassurant et traumatisant. En fait, peu importe, la blessure à fleur de peau est là comme une trace de pas sur le sable sans âme qui vive à l'horizon. Une énigme à part entière même si elle n'est que la moindre des plaies subies.
Ce thriller pose un vrai problème et l'habille d'un scénario magistral qui intrigue tout du long sans jamais en laisser deviner l'issue. Tout est possible quasiment tout le temps, le puzzle se modifie sans discontinuer, Forrester arrange les pièces, les parents, Jenny, la police apportent chacun leur tour des indices, des idées, des sensations, des certitudes vite oubliées ou transformées en doute. Il est si tentant de modeler un passé qui apparaît vierge, selon ses besoins ou ses envies, de justice, de reconstruction, d'oubli... Tous à leurs obsessions personnelles, les acteurs de ce récit n'auront de cesse de les faire triompher, créant un malaise qui ne fait que s'amplifier du début à une fin assez surprenante...
Non, tout n'est pas perdu, reste la souffrance d'un être désert d'image mais pétri de blessures qui ne correspondent à aucun souvenir... Un jeu subtil et mortifère entre réalité et déconstruction psychologique. Avant même sa parution, ce roman a été remarqué et est encours d'adaptation par la Warner Bros. et l'équipe de production de Gone Girl, de David Fincher.
Notice bio
Wendy Walker est avocate spécialisée dans le droit de la famille dans le Connecticut aux États-Unis. Tout n'est pas perdu est son premier roman publié en France.
La musique du livre
Un seul titre, clairement identifié, présent dans les souvenirs de Tammy, Let's Dance sortant d'un jukebox, David Bowie.
TOUT N'EST PAS PERDU – Wendy Walker – Sonatine Éditions – 341 p. mai 2016
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Fabrice Pointeau