Chronique Livre :
TRAFIQUANTS & ASSOCIÉS de Sebastian Rotella

Publié par Psycho-Pat le 03/05/2018
Le pitch
Des migrantes africaines massacrées dans un motel à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Un groupe financier au pouvoir sans limites. Une femme en fuite avec des documents qui pourraient bien signer l’arrêt de mort du groupe, ou le sien…
À la solde de la firme sans scrupules, des tueurs professionnels se lancent à sa poursuite, talonnés par le duo d’enquêteurs formé par Valentin Pescatore et Leo Méndez. S’ils n’ont pas les mêmes méthodes – plus musclées pour Pescatore, plus cérébrales pour Méndez –, ces deux-là ont la même ténacité et la même aversion pour les cartels de la drogue et pour les entreprises qui au grand jour lessivent leur argent sale.
L'extrait
« La première menotte s'était refermée sur le premier poignet quand il entendit une chasse d'eau. Dans une sorte de réaction-retard au ralenti, il se tourna pour voir la Rana émerger des toilettes. La Rana comprit en une seconde. Ses yeux s'agrandirent, sa bouche s'ouvrit. Et avant que Pescatore ait eu le temps de lui ordonner de ne rien faire qu'il pourrait regretter, il fit quelque chose qu'il eut à regretter.
La Rana chargea de toute la vitesse de ses courtes jambes, sa tête chauve baissée. Ne voulant pas lâcher son prisonnier, Pescatore parvint au dernier moment à rentrer les épaules et à pivoter sur lui-même, minimisant l'impact. Le placage le jeta à terre et renversa une table. Tandis qu'ils s'empoignaient, il perçut tout un vacarme de cris, d'injures, de corps entrant en collision, de meubles fracassés.
Pescatore était en meilleure forme de la Rana. L'envie de frapper montait en lui depuis des jours. Il ne lui fallut qu'une seconde pour chevaucher son assaillant et le marteler de coups de poings. Il acheva la Rana d'une dernière châtaigne entre les deux yeux. Du coin de l'oeil, il vit Porthos occupé à faire un massacre en moulinant des bras : des coups sourds, suivis de chutes pesantes. Quant à Chiclet, il était courbé sur une table, les menottes pendant à son poignet, le canon d'un pistolet dans l'oreille. Athos lui maintenait la tête clouée sur la table avec son arme, visiblement prêt à lui en fourrer le canon jusqu'au fond du crâne. » (p.23)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Deux affaires qui n'ont, a priori, rien à voir entre elles, si ce n'est le Mexique, font entrer en action deux enquêteurs ayant autrefois participé à un même groupe de lutte contre le crime, le groupe Diogène. Des personnages déjà présents dans les précédents romans de Sebastian Rotella, Triple crossing et Le chant du converti.
Premièrement, un massacre terrible, une tuerie au cours de laquelle des migrants ont été exécutés dans un hôtel, mexicain et Valentin Pescatore, enquêteur pour le compte de la Homeland Security, qui tente d'en retrouver une survivante, afin d'éventuellement la faire témoigner, mais avant-tout pour lui sauver la vie. Deuxièmement, une fusion d'entreprise douteuse, entre une multinationale américaine particulièrement opaque, Blake Group et une société mexicaine.L'entreprise est soupçonnée de corruption et de pratiques illicites, c'est ce que s'efforce de démontrer le journaliste indépendant Leo Mendez à ses risques et périls. Blake père cultive tout un réseau d'influence dans tous les rouages de l'administration qui empêche la justice et la police de travailler efficacement. Blake fils est un sale type ayant plusieurs fois échappé à des inculpations pour agressions sexuelles ou violence grâce à l'entregent paternel.
Deux dossiers très différents donc, si ce n'est que la rescapée de la boucherie, digne des cartels de la drogue et très inhabituelle pour des passeurs de réfugiés, est peut-être une jeune Érythréenne, Abrihet, fuyant dans le sens USA-Mexique. Apparemment, elle a été victime de mauvais traitements par le fils Blake et est repartie vers la frontière après avoir dérobé une clé USB contenant des documents compromettants. Les deux compères, le journaliste et l'enquêteur, décident d'unir leurs forces afin de tenter d'établir des liens entre les sujets qui les préoccupent et de confondre la famille Blake, protégée par de hauts responsables politiques américains. Mais ils sont loin d'être les seuls sur les traces de la jeune femme et leurs vies sont tout autant menacées que la sienne.
Ils se lancent alors dans un périple périlleux qui les mènera de Lampedusa à Naples, du Mexique aux États-Unis ou au Brésil. Tous les coups sont permis, tous les coups seront utilisés pour les freiner dans leurs investigations et tenter de les éliminer. Eux et ceux qui pourraient gêner la fusion en cours ou s'attaquer à Blake Group. Pescatore et Mendez entrent en terrain miné, chaque pas peut être fatal, leurs ennemis sont pratiquement intouchables et ne reculent devant aucune bassesse ni aucun crime. Les sbires mafieux qu'ils emploient ne sont pas plus tendres, les vies ne valent rien si elles risquent de gêner leur activités comme les deux amis s'emploient à le faire.
Comme toujours chez Sebastian Rotella, l'intrigue et ses développements mêlent scènes d'action, dignes des meilleurs thrillers, et descriptions presque journalistiques du milieu dans lequel évoluent ses héros. Il fait pénétrer son lecteur dans l'univers ignoble des passeurs, des trafiquants de chair humaine, catégorisant ceux et celles qu'ils transportent suivant les bénéfices qu'il est possibles d'en tirer, lui explique les routes, les dangers, la violence qui attend les miséreux qui essaient de parvenir aux États-Unis.
Une immigration méconnue à la frontière USA-Mexique provenant, bien sûr, principalement d'Amérique centrale et du Sud, de Cuba, mais aussi, moins connu, d'Afrique et du Moyen-Orient. Cette pratique génère des profits considérables, comparables à ceux réalisés par le trafic d'armes et la prostitution. Pour les heureux candidats, ayant échappés aux dangers multiples du voyage, s'offre, une fois la frontière franchie, une vie de misère : surexploitation, salaires dérisoires, voire aucun paiement en échange de leur travail, abus sexuel sans possibilité de porter plainte... Un enfer un peu différent que celui qu'ils ont fui, mais un enfer tout de même, dans lequel ils ne sont plus rien, ont perdu leurs repères, leurs familles, leurs amis et sont à la merci des rapaces qui les attendent au pays de cocagne.
Mafia et haute finance se donnent la main dans ce roman. Criminels, fournisseurs de main d'oeuvre à bas coût, d'homme de main sans état d'âme, et ceux qui utilisent ces pauvres gens ou sous-traitent les parties les plus sanglantes de leurs business coopèrent. Pescatore et Mendez sont des enquêteurs obstinés, méthodiques, mais ne sont pas des super héros désincarnés. Loin d'avoir toutes les solutions, ils tentent sans cesse de protéger ceux qui en ont besoin et à progresser dans sur les diverses pistes qui s'ouvrent devant eux. Le premier pris dans les tourments d'une vie sentimentale compliquée, le second tiraillé entre sa passion du journalisme d'investigation et son épouse et ses enfants qui le réclament auprès d'eux. La difficulté est d'autant plus grande qu'une faisceau de présomption ne suffit pas pour s'attaquer à Blake Group, sa puissance de nuisance est telle qu'il en faut plus que sur tout autre dossier.
Trafiquants & associés est une photographie atroce du monde tel qu'il est aujourd'hui, de l'humain réduit à l'état de marchandise, des capitalistes libéraux qui s'engraissent sur cette ignominie. Les premiers de cordée qui pendent les autres à la corde qui traînent derrière eux. Un drame universel, qui va malheureusement s'aggravant, déjà décrit à de nombreuses reprises dans les polars, ne serait-ce que l'excellent Les chemins de la haine, par exemple, d'Eva Dolan (Liana Levi), paru en début d'année, explique une situation dramatique identique en Angleterre.
Il va en falloir des Pescatore et des Mendez pour rendre justice à tous ces gens noyés, battus, violés, volés, maltraités, injuriés, expulsés comme des criminels par tous les pays vers lesquels ils se tournent afin de fuir des périls, souvent de morts imminentes pour faits de guerres, ou plus lents, comme la faim, l'emprisonnement et la torture. Sebastian Rotella, outre ses valeureux enquêteurs, fait vivre Abrihet, survivante de la terrible dictature qui ensanglante son pays, qui parvient à surmonter sa peur et à ne pas céder à l'immonde fils Blake. Qui trouve la force de fuir, de se cacher, de trouver des solidarités et de résister. Une belle héroïne, fière, fragile et forte, sa recherche demandera bien des efforts et fera prendre de nombreux risques à Pescatore et Mendez. Entre les pressions politiques et les bandits qui les traquent, aidés par la puissance financière de Blake Group, le suspense, intense, ne cèdera qu'à la toute fin du roman.
Sebastian Rotella écrit juste et bien, il connaît son sujet, use de son intrigue pour dévoiler l'ensemble des aspects de la problématique, aussi à l'aise dans ses côtés juridiques que policiers, les intrications entre les différents acteurs qu'à décrire la puissance hallucinante des groupes financiers intouchables. Le lecteur est aux côtés des personnages principaux, embarqué dans l'aventure, intime aussi bien avec le journaliste qu'avec Pescatore, partageant leurs doutes, leurs peurs, leur détermination, espoirs et déceptions. Entre deux fusillades, deux poursuites, deux désillusions, ceux-ci s'interrogent sur le sens de leur combat, le sens de leur existence et de leur engagement qui les éloignent si souvent de ceux qu'ils aiment, mettant même leurs proches parfois directement en danger lorsqu'ils s'attaquent, comme c'est le cas ici, à des puissances sans limite de moyens et sans morale. À noter l'excellente traduction de Françoise Bouillon.
Un très grand polar, empli d'action, de suspense, d'émotions, une autre réalité des phénomènes migratoires, d'autres contrées que l'Europe, mais les mêmes vautours dans le sillage des réfugiés : finance et mafia.
Notice bio
Sebastian Rotella, grand reporter, vit aux États-Unis. Spécialiste des questions de terrorisme international, de crime organisé, de sécurité et d’immigration, il a été finaliste du prix Pulitzer en 2006 pour ses reportages internationaux. Il travaille actuellement pour ProPublica. Il est l'auteur de trois romans aux éditions Liana Levi, salués par la critique et les libraires, Triple Crossing (2012, 10/18 2013), Le Chant du converti (2014, 10/18 2015) et Trafiquants & associés (2018).
La musique du livre
Outre la sélection ci-dessous, vous trouverez également au fil des pages : Romeo Santos – So Nasty, Astor Piazzolla, La Tosca – E lucevan le stelle
Virginia Rodrigues - Negrume da Noite
Bruce Springsteen – Death in my Hometown
Carlos Santana et Juanes – La Flaca
Mana – Somo Màs Americano
Bruce Springsteen – We Take Care of our Own
Santana – Gitano
TRAFIQUANTS & ASSOCIÉS – Sebastian Rotella – Liana Levi – 354 p. mai 2018
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Françoise Bouillot
photo : frontière USA-Mexique (Wikipédia)