Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
TRAVERSER LA NUIT de Hervé Le Corre

Chronique Livre : TRAVERSER LA NUIT de Hervé Le Corre sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Louise a une trentaine d’années. Après la mort accidentelle de ses parents, elle a dérivé dans la drogue et l’alcool. Aujourd’hui elle vit seule avec son fils Sam, âgé de 8 ans, sa seule lumière.

Elle est harcelée par son ancien compagnon qui, un jour, la brutalise au point de la laisser dans un état grave. Il blesse aussi grièvement la meilleure amie de Louise. L’enquête est confiée au groupe dirigé par le commandant Jourdan, qui ne reste pas insensible à Louise.

Parallèlement un tueur de femmes sévit, pulsionnel et imprévisible, profondément perturbé.

Au cœur de ces ténèbres et de ces deux histoires, Jourdan, un flic, un homme triste et taiseux, qui tente de retrouver goût à la vie...


L’extrait

« Immobiles et sombres sous l’éclairage bleuté que la pluie pulvérise sur eux, soufflant de petits nuages de condensation vite dispersés par le vent traînard qui rôde le long des voies de tramway, ils attendaient là, une dizaine, transis, emmitouflés, et se tiennent à l’écart de l’homme inanimé gisant sous le banc. Ils affectent de regarder ailleurs, loin pour apercevoir l’approche d’une rame, ou bien scrutent l’écran de leur téléphone qui leur fait un visage blafard et creux. On est au mois de mars et depuis des jours le crachin fait tout reluire d’éclats malsains, de lueurs embourbées.
À 6h22 une femme a appelé le 17 pour signaler qu’un type était allongé par terre sous un banc d’une station de tramway près de la cité des Aubiers, et qu’il était en tee-shirt malgré le froid, et que son tee-shirt était couvert de sang, enfin, elle pensait que c’était du sang, et que l’homme ne bougeait pas, peut-être était-il mort, raison pour laquelle, a-t-elle ajouté, elle préférait prévenir la police.
Bientôt les yeux se tournèrent vers les gyrophares de la voiture de police et les silhouettes de trois flics qui en descendent, se découpant et dansant contre ces durs éclats désynchronisés. On les observe qui s’approchent de l’homme décidément inerte, tournant le dos à tout le reste, la tête posée sur son bras replié comme un qui fait une sieste sous un arbre, l’été, fatigué par la chaleur. À la femme qui se trouve le plus près, un policier demande si c’est elle qui a appelé et elle répond d’un air craintif que non en tirant plus bas sur son front le foulard mauve qui lui enserre la tête puis elle se détourne de la scène pour guetter si le tram pointe là-bas son phare blanc.
Un des flics pousse l’homme du pied, se penche vers lui.
- Bon, il respire.
Un de ses collègues resta en retrait, une main posée sur son arme dans l’étui. Le troisième est plus loin. Il regarde autour de lui, curieux peut-être, comme s’il découvrait le quartier, son béton dressé dans la nuit, ses angles droits, son peuple de travailleurs transis sous la bruine.
- Oh ! C’est la police. On se bouge ! Tu peux pas rester là. Le sang sur le tee-shirt a caillé. Taches brunes, traînées merdeuses.
Le flic braque sa lampe sur la tête du dormeur. Il tire une oreille et fait tourner vers lui un visage glabre, rond, une bouche boudeuse de bébé endormi. Il lui dit à nouveau de se bouger, de se réveiller. Police, il répète.
L’homme finit par déplier ses jambes et le policier se redresse vivement et recule d’un pas pendant que son collègue approche.
- Bon. On va pas y passer des heures. » (p. 7-8)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Trois personnages en quête de lueurs...

Louise Andreu n’a jamais eu de chance. Dès le départ, elle était faite pour subir. Elle a perdu ses parents trop jeunes, a tenté de se raccrocher aux branches à coups de came et d’alcool, un peu de prostitution aussi, pour gagner du pognon. Puis elle a eu Sam, Samir, son fils, huit ans aujourd’hui, et elle s’est reprise. Elle travaille comme aidante pour les personnes âgées, rien de trop pimpant, ses vieilles ne sont pas toujours agréables, voire franchement mauvaises, et puis ce n’est pas tous les jours évident d’être confrontée à la lente déliquescence venant avec l’âge... Mais pour Sam, elle peut tout endurer, tout supporter, sauf les coups de Lucas Poujaud, son ancien amant, de plus en plus violent à chaque fois que l’idée de la reprendre lui vient. Poujaud habite avec sa nouvelle compagne, c’est lui qui a quitté Louise, mais rien n’y fait, il a décidé qu’elle lui appartenait et invente n’importe quel prétexte pour venir chez elle exercer son emprise et déchaîner sa violence. Un soir, il dépasse toutes les bornes et va jusqu’à blesser d’un coup de couteau Naïma, la voisine et amie de Louise. Naïma avait appelé la police...

Le commandant Jourdan va s’occuper du cas de Louise. C’est un flic au bout du rouleau, cassé, usé par les scènes de crime atroces qui ne quittent plus ses pensées : des jeunes filles massacrées, des enfants assassinés par un de leurs parents et autres assassinats sordides. Il a l’impression de s’enfoncer de plus en plus dans un enfer sans fin, et de n’être plus utile à rien. Marlène, son épouse, va le quitter, il ne parvient plus à communiquer, ni avec elle ni avec Barbara, sa fille unique. Pas plus qu’avec ses collègues, ce qui le conduit à prendre des risques démentiels parce qu’il ne parvient pas à demander de l’aide. Malgré ses excellents états de service, ses quelques excès lors d’interpellations de criminels particulièrement odieux commencent à inquiéter son équipe et ses supérieurs. Jusqu’où pourrait-il aller ?

Un tueur psychotique sévit au même moment dans Bordeaux. Les meurtres de jeunes filles isolées, de prostituées dont il se rend coupable, sont autant de nouvelles blessures pour Jourdan. L’assassin possède sa propre logique, sa propre économie disséquée par l’auteur avec un très grande finesse.

Hervé Le Corre nous fait suivre pas à pas ces trois personnages, tant le parcours de Louise, du flic que du tueur, donnant à chacun une épaisseur, une chair, interdisant tout cliché. Ces trois êtres traversent une nuit infinie, sans espoir du moindre jour au bout de leur périple, tout juste peuvent-ils espérer y atteindre la fin de leur souffrance.

Si ses personnages et les événements auxquels ils sont mêlés sont d’une noirceur absolue, la société dans laquelle ils évoluent n’est guère plus réjouissante. En quelques phrases terriblement précises, Hervé Le Corre taille un costard sur mesure à cette police-milice de plus en plus violente qui constitue le dernier rempart d’un pouvoir incompétent et sans aucune empathie, ce qui révulse Jourdan et explique, en partie, son dégoût de lui-même :
« Jourdan a vu ses collègues de la BAC s’équiper avant de partir sur les manifestations, plaisantant et chahutant comme des petites frappes allant se battre contre une bande rivale. Il les a entendu espérer qu’il y aurait de la bagarre, qu’ils allaient en défoncer quelques-uns de ces bâtards jaunes. Pas de prisonniers ! a gueulé un brigadier avant de monter en voiture, approuvé par une clameur. Jourdan les a méprisés. Ils étaient à l’image de l’État qui les employait : dangereux et stupides, lâchés dans les rues comme des chiens de combat. »
Tout comme il dresse un terrible état des lieux des inégalités, de la misère poisseuse qui colle aux pieds des plus démunis à les empêcher d’avancer, des violences faites aux femmes et des faibles moyens mis en place pour y répondre.

Chez Hervé Le Corre, la vie a un côté sadique, elle prend un malin plaisir à vous faire tomber tout en bas, puis à glisser une étincelle d’espoir sous vos paupières, closes depuis longtemps afin de ne surtout plus y croire, histoire de faire battre encore un peu votre cœur, de susciter l’idée que peut-être... Avant de tout vous reprendre, de noyer vos bribes de bonheur dans des torrents de larmes et s’ils ne suffisent pas, la pluie qui tombe sans discontinuer tout au long du récit se chargera de finir le boulot et de nettoyer le terrain des traces d’espoir que vous avez pu y abandonner.

Trois destins tordus, trois vies de drames et de fureur que si peu de sourire auront adouci, trois vies qui n’incitent pas à chercher une impossible paix, tout juste, peut-être une forme de résignation qui permettra de moins souffrir...

Traverser la nuit est un immense roman noir, implacable, impitoyable, à la construction diabolique et aux personnages exceptionnels, de la grande littérature !


Notice bio

Hervé Le Corre débute à la Série Noire avec trois romans noirs remarqués, puis il publie chez Rivages L'homme aux lèvres de saphir (Prix Mystère de la critique) qui le révèle à un large public. Les Cœurs déchiquetés (Grand prix de la littérature policière). Il est l’une des grandes voix du roman noir français contemporain et a remporté la plupart des prix de littérature policière. Ses derniers romans Après la guerre, Prendre les loups pour des chiens et Dans l’ombre du brasier ont connu un large succès public et critique. Ils ont été traduits en plusieurs langues.


La musique du livre

Stealers Wheel - Stuck in the Middle with You

Bruce Springsteen - The River


TRAVERSER LA NUIT - Hervé Le Corre - Éditions Payot & Rivages - collection Rivages/Noir - 318 p. janvier 2021

photo : ninocare pour Pixabay

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