Quatre Sans Quatre

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Chronique Livre :
TU ME MANQUERAS DEMAIN de Heine Bakkeid

Chronique Livre : TU ME MANQUERAS DEMAIN de Heine Bakkeid sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Ancien enquêteur de la police des polices, Thorkild Aske vient de sortir de prison. Il a mal au ventre et les canaux lacrymaux détruits. L’agence pour l’emploi lui laisse entrevoir un brillant avenir d’intérimaire dans un centre d’appels.

Son psychiatre lui parle de la disparition d’un jeune homme, le fils d’un couple d’amis, qui s’est rendu sur une île pour rénover un phare et le transformer en hôtel. À contrecœur, Thorkild accepte de partir à sa recherche.

Dans l’extrême Nord, les tempêtes d’automne font rage, et on dit qu’en cette saison il n’est pas rare de voir des êtres surnaturels voguer sur l’eau. Sur l’îlot du phare battu par les vents et les brisants, Thorkild s’aperçoit bientôt qu’il n’est pas seul.

Il a perdu sa réputation. Va-t-il perdre sa vie ?


L’extrait

« Ce que je vois le matin dans le miroir tient de l’ignoble fantôme de l’outremonde. J’ai le teint blafard, gris de manque de soleil et de carence en vitamines. De petits yeux, soulignés de cernes violacés et surmontés de paupières bouffies qui ne se relèvent jamais qu’à moitié.
Je me lave le visage et passe mes doigts mouillés sur la cicatrice en demi-lune à côté de mon œil, je suis la ligne jusqu’au relief dentelé au milieu de ma joue, j’en effleure chaque creux, chaque arabesque. La douleur se manifeste presque aussitôt.
« Je ne peux pas. » Je le chuchote au visage dans le miroir, tout en me débattant avec le pilulier qui contient mes médicaments du matin. « Il devrait le savoir. Je ne suis pas prêt. »
Après avoir pris mes cachets, je m’habille, vais à la fenêtre, écarte la couverture suspendue et regarde dehors : c’est une sale journée, il ne fait ni beau ni mauvais, tout est d’un léger gris bleuté, comme si la lumière du ciel refusait de s’allumer complètement.
Je vais me retourner lorsque j’aperçois un homme à vélo, en t-shirt moulant et cycliste, un casque sur la tête. Il pédale vers l’immeuble, s’arrête devant l’entrée, lève les yeux vers ma fenêtre et prend son téléphone. Solidement bâti, Ulf Solstad mesure autour d’un mètre quatre-vingt-quinze et il a le crâne presque chauve. À l’arrière de sa tête court un chenal d’épais cheveux roux rassemblés en queue-de-cheval, qui n’est pas sans rappeler la coiffure des samouraïs.
Lâchant le pan de couverture, je recule vers le canapé. Mon portable se met à sonner.
« Bonjour, Thorkild, articule Ulf, le souffle court, lorsque je finis par répondre. Anniken Moritzen m’a appelé tout à l’heure. Elle dit qu’elle vient de recevoir un message de toi.
- Oui... » Je m’affale sur le canapé, essayant de me concentrer sur les picotements de ma joue, de les faire passer en premier dans le cortège de mes souffrances, pour qu’ils prennent le contrôle du moment présent. « Je ne peux pas y aller.
- Pourquoi ?
- Ça ne sert à rien.
- Parce que ?
- Arne dit que leur fils est mort.
- Il a sans doute raison.
- Bon sang... Alors, qu’est-ce que vous attendez de moi, nom de Dieu ?
- On le fait pour Anniken, explique calmement Ulf. Un jour, quelqu’un va retrouver son fils. Vilain et tout boursoufflé après un long séjour dans l’eau à se faire grignoter par les crabes et les poissons. Mais ça reste son gamin, tu comprends ? Et je peux t’affirmer qu’elle n’est pas en mesure d’affronter ce qui va venir. Toi, tu parles la langue de la police, tu connais les procédures dans ce genre de situations, le cours des choses. C’est sans doute avant tout une façon de se montrer à elle-même qu’elle n’abandonne pas. Personne ne peut laisser tomber avant de savoir, Thorkild. Avant d’avoir essayé toutes les voies. Tu n’es pas d’accord ? » (p. 43-44-45)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Nom : Thorkild Aske. Né en 1971 à Skuflavik (Islande) de nationalité norvégienne par sa mère. Son père, islandais, fervent combattant de la cause écologique, en lutte perpétuelle contre les usines d’aluminium et les prospections d’énergies fossiles, est demeuré sur son île lorsque la famille est retournée en Norvège. Aske est un ancien policier, spécialiste des techniques d’interrogatoire, formé aux USA, banni définitivement des forces de l’ordre et de l’Inspection générale de la police où il exerçait. Une sale histoire d’accident de la route, il était au volant alors que son état lui interdisait de conduire, une jeune femme en était morte...

Thorkild sort de prison, il a bénéficié d’une remise de peine suite à une tentative de suicide. C’est un homme ravagé par la culpabilité, borderline psychologiquement, qui présente une forte addiction aux antalgiques et aux psychotropes. Sa joue, blessée dans l’accident comme en témoigne sa cicatrice, le fait toujours souffrir, du moins en est-il persuadé, alors il a tendance à augmenter considérablement les doses prescrites par son psychiatre Ulf Solstad, ancien codétenu, qui le suit.

Déprimé, flirtant avec la psychose, Aske espère pouvoir se réinsérer, sans trop y croire, et commence à déchanter lorsque le pôle emploi norvégien n’imagine son avenir qu’à un poste dans un call center, ce qui ne l’enthousiasme guère. Ulf lui propose alors de partir dans le nord du pays, sur une île déserte, difficilement accessible, afin de retrouver un jeune homme disparu, Rasmus, un Danois, fils d’un couple d’amis, seul habitant du lieu où il était en train de réhabiliter le phare et quelques bâtiments pour en faire, un « hôtel-aventure ».

Les quelques éléments recueillis par la police portent à croire que Rasmus s’est noyé au cours d’une sortie avec son bateau et que le but réel de l’enquête, selon Ulf, serait de trouver son corps, bien que sa mère garde toujours l’espoir d’une autre issue et ne veuille entendre parler que de découvrir où peut se cacher, ou être retenu, son fils. Après bien des atermoiements, convaincu par Ulf d’accepter la mission, et pour échapper à son avenir téléphonique, Thorkild se rend sur place. Commence alors un des meilleurs récits noirs de ces dernières années !

Heine Bakkeid nous entraîne dans un enchevêtrement de rêves, d’hallucinations, de rebondissements, de faits réels bien délicats à distinguer des créations de l’esprit de Thorkild, ou des effets secondaires des traitements qu’il avale sans aucun respect pour les posologies. Hantés par le spectre de Frei, la jeune femme morte dans l’accident qui l’a conduit en prison, influencé par les légendes locales, telle celle du Draug, équivalent norvégien de l’Ankou breton, celui qui vient chercher les vivants pour les emmener au royaume des morts, traumatisé par quelques scènes dont il est bien difficile de démêler le réel de l’onirisme ou du délire, l’ancien policier fait face, et n’abdique pas, malgré la météo dantesque, la peur et les visions d'horreur qui l'assaillent.

Sans cesse en déséquilibre, le personnage d’Aske est fascinant. Ex-flic cabossé, lézardé, ayant voulu se pendre aux tuyauteries de la douche de sa prison, comme pour se rincer de ses fautes, largué dans le monde étrange et insulaire de l’extrême-nord, île déserte où il croise une noyée sans visage, puis, pêle-mêle : médium, homme-grenouille venant récupérer celle-ci, des flics et des politiciens pas vraiment francs du collier, des prostituées russes : du vrai bon thriller, la folie et le délire en plus. On sait tout de Aske, de ses images mentales dérangeantes, mais aussi de son usage compulsif de laxatifs à haute dose, afin d’expulser sans doute ce qui l’empoisonne de l’intérieur. Sans succès d’ailleurs puisqu’il faudra aller jusqu’à une séance de lavement dans un hôpital qui débloquera les intestins du détective amateur, mais peut-être également la situation. Son dernier rempart, celui auquel il se raccroche sans cesse : sa science de l’interrogatoire, ce sera son talisman, même si lorsqu’il doit s’en servir, ce ne sera pas à son avantage...

L’intrigue, somme toute basique de la disparition sur une île, nous emmène dans un univers à part entière, avec ses propres règles et ses incohérences. Le tour de force est dans l’écriture, la construction du récit qui magnifie le tout. Un style tour à tour dramatique, drôle, ironique, cynique, passant sans transition des hallucinations de Thorkild à des scènes de suspense ou d’action - et servie par la superbe traduction de Céline Romand-Monnier, traductrice de Jo Nesbø ou Jørn Lier Horst.

D’un bout à l’autre de ce récit, déconcertant (dans le bon sens du terme), singulier, le lecteur est balloté au même titre que Thorkild, anti-héros absolu, naviguant en permanence entre la psychose et une réalité glauque, guidé vaille que vaille par son psychiatre déjanté. Premier volume d’une série, très réussi, j’attends la suite avec impatience !

Thriller norvégien époustouflant, aux confins de la folie et des terres habitables, un personnage très original dans une intrigue palpitante, ce roman a tout pour plaire !


Notice bio

Heine Bakkeid est né en 1974 en Norvège. Il a grandi entre les eaux brumeuses et les sommets les plus spectaculaires de Scandinavie. Tu me manqueras demain est son premier roman policier.


La musique du livre

Leonard Cohen - You who wish to conquer pain

Taylor Dayne - Tell it to my heart

Barry White - Never Gonna Give You Up

John Grant - Why Don't You Love Me Anymore

Buena Vista Social Club - Dos Gardenias

TU ME MANQUERAS DEMAIN - Heine Bakkeid - Éditions Les ARÈNES - collection Equinox - 454 p. octobre 2020
Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier

photo : Phare dans le nord de la Norvège - Michelle Maria pour Pixabay

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