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UN OCÉAN, DEUX MERS, TROIS CONTINENTS de Wilfried N'sondé

Chronique Livre : UN OCÉAN, DEUX MERS, TROIS CONTINENTS de Wilfried N'sondé sur Quatre Sans Quatre

Wilfried N'sondé est un écrivain né en République du Congo. Il est également musicien et a vécu 25 ans à Berlin. Il a aussi enseigné la littérature à l'université de Berne. Il publie ses romans chez Actes Sud et a reçu plusieurs prix en particulier pour Le cœur des enfants léopards, 2007.


Voici de quoi il est question, en bref :

Nsaku Ne Vunda, né en 1583, est le premier ambassadeur du Kongo auprès du Vatican, émissaire du roi Alvaro II auprès du Pape Paul V, chargé de plaider contre l'esclavage. Ce roman retrace son voyage et sa destinée à la fois incroyable et émouvante, puisqu'il lui fallut quatre ans pour rejoindre le Pape, en 1608, et qu'il mourut très peu de temps après avoir enfin accompli sa mission.


Un extrait :

«  Les semaines passèrent. Si l'inclinaison de sa course donnait à la navigation du Vent Paraclet une certaine élégance, le déséquilibre permanent affolait ceux qui étaient enfermés dans ses parties basses. Des trois fosses déjà s'échappaient des odeurs de défécation, de sueur et d'urine. Le capitaine et ses subordonnés s'étaient habitués aux plaintes des esclaves, ils tournaient la tête et ne les voyaient pas quand certains montaient sur le pont pour la promenade, ils arrivaient même par moments à oublier leur présence. Mais cette pestilence-là, nul ne pouvait s'y soustraire, elle persistait et rappelait à tous qu'elle subsisterait tant que le drame de la soute continuerait. Des relents de putréfaction harcelaient les narines, collaient à la peau et aux beaux habits de Louis de Mayenne et de ses officiers. Les captifs partageaient ainsi leur calvaire avec leurs tortionnaires, leurs miasmes devinrent ceux de tous. Il n'importait plus de savoir quel statut avait chacun, ambassadeur, officier, marin ou bonne, nous étions tous égaux à baigner dans les effluves nauséabonds. Ce fut, je l'admets, une bien mince consolation, mais je me réjouis d'observer Louis de Mayenne contraint à plonger son nez dans la fange et les exhalaisons fétides de ses victimes. Son accès aux faveurs de la cour du roi de France passait par un détour dans la salissure et la honte. Il faisait les cent pas sur le pont, un mouchoir en soie devant la bouche, agacé, d'humeur détestable. S'il était une servitude qui contraignait ses hommes à lui obéir aveuglément, la sienne était d'être forcé de commander sans cesse. Il aboyait ses ordres d'un bout à l'autre du Vent Paraclet, il eut beau pester et vociférer contre les émanations infectes, elles s'obstinèrent, toujours plus fortes. Elles engloutirent tout le vaisseau.
Dans l'entrepont, des centaines de gorges emplies de désespoir râlaient en désordre, des lamentations incessantes. Les esclaves devenaient complètement déments, certains en périssaient. Les matelots attendaient que les rangs soient suffisamment clairsemés pour évacuer les dépouilles. Allongés sur trois niveaux d'étagères avec des baquets destinés à leurs besoins, les vivants furent maintenus, parfois plusieurs jours, dans une horrible promiscuité avec les cadavres : un pas de plus dans la descente vers le sordide. A côté des corps en décomposition , le trépas se présentait aux malheureux détenus dans toute son horreur. Il s'agissait de les briser un peu plus, de dérégler durablement leurs cerveaux, de les contraindre à accepter les lambeaux d'existence que leurs geôliers daignaient leur accorder comme un bien précieux, et d'anéantir le courage des plus résistants en les poussant à supplier leurs tortionnaires de les libérer de la présence des morts. Les dresser à implore. Transformer les bourreaux en maîtres, afin que dans l'horreur les otages apprennent à accepter leur condition. » (p. 86 - 87)


Ce que j'en dis :

Dès la naissance, Nsaku est marqué par le destin. Il naît lors d'une tempête effroyable et sa mère meurt peu après lui avoir donné la vie pendant que son père est tué pendant qu'il était parti chercher de l'aide pour sa femme. Rapidement recueilli, Nsaku se montre un enfant calme, serein et intelligent et il se tourne vers la religion. Ordonné prêtre, il revient en son pays auprès des siens. Il ne recherche aucun honneur, aucune gloire. Il en aura une, posthume, quand on lui élèvera une grande statue en marbre noir encore visible au Vatican.

Son pays ? Le Kongo « Le lieu où il ne faut pas se rendre », fondé par 9 femmes puissantes – femmes du prince défunt - qui décidèrent de vivre selon leurs lois à la fois justes, équitables et simples à l'embouchure du Niger, quittant une société qui les avaient humiliées et échappant ainsi au tyran qui a usurpé le pouvoir. L'esprit de ces neuf femmes flotte encore sur le Kongo, elles en sont l'âme et l'esprit car leur bravoure et leur travail rendit les lieux, au départ inhospitaliers, fertiles et capables d'accueillir la vie des leurs.

Afin de s'allier à d'autres clans, d'autres familles, et donc d'éviter guerres et querelles, on pratique le don de personnes. C'est un échange, une façon de sceller un pacte. Petit à petit, les pratiques évoluent, et l'esclavage naît qui déshumanise et réduit l'homme à une denrée comme une autre. Le premier roi avait été choisi pour sa parfaite droiture, et ceux qui lui succèdent deviennent vénaux et recherchent la puissance pour elle-même  et plus pour garantir la paix à leur peuple.

Le Kongo, fondé par des femmes qui se libérèrent courageusement et offrirent, au prix d'un labeur immense, un pays à leur peuple, devient donc, au XVIIème siècle, un lieu où l'on méprise son frère, où l'on livre sa chair à des rapaces sans humanité pour ce qu'elle peut rapporter. Les Portugais achètent les esclaves pour le commerce triangulaire, parce que la conjoncture économique rend la main d'oeuvre indispensable, et que l'obtenir pour un si bon prix et si facilement est une manne.

Escalves

Nsaku, ordonné prêtre, puisque le Kongo est largement christianisé, sillonne les provinces de son pays pour le comprendre et s'en imprégner. Il découvre une population laissée à l'abandon par le roi dont la cour ne veut que s'enrichir. Les gens vivent dans le dénuement et la peur d'être capturés pour servir d'esclaves, car on ne se contente plus de chasser les déviants et les malfaiteurs, les puissants vendent même les membres de leur propre famille. La vente d'esclaves est endémique et a le triple avantage de rapporter de l'argent facilement aux puissants, de maintenir de bonnes relations avec les Européens et surtout les Portugais, voire même de les faciliter et de rendre la population docile.

Le Kongo, dont le mythe fondateur si puissant est un cri de liberté et d'humanisme, sombre dans l’infamie : « Le contact avec les Portugais avait lentement mais sûrement mis en lumière les travers qui sommeillaient dans nos cœurs. »

Mais le roi Alvaro II souhaite que cette pratique cesse. Sans vouloir prendre le risque de l'imposer – la veulerie est une constante chez lui – il fait venir Nsaku à lui, dans son palais, et lui confie cette mission sacrée : rencontrer le pape Clément VIII au Vatican en tant qu'ambassadeur pour lui demander de condamner l'esclavage et en promouvoir l'abolition pure et simple. Alvaro se confie à Nsaku : plus rien ne va bien dans le royaume, les intrigues et les meurtres prennent le pas sur la conduite raisonnable du pays, son dauphin même a probablement été vendu, bref, il se sent seul, vulnérable et très inquiet pour son royaume. Il se rend compte qu'il n'est qu'un pion pour les Portugais qui sont les véritables maîtres et la traite des Noirs s'accélérant, des membres de son gouvernement ne se cachent plus pour admettre leur part dans cette vente immonde.

Sans avoir le temps de mettre ses affaires en ordre, ni de prévenir sa paroisse de son absence qu'il prévoit longue, Nsaku se met en route, plein d'appréhension. La traversée l'effraie, il ne se sent pas à la hauteur de sa mission, il préfèrerait rester dans sa paroisse tranquille. Il a honte de sa lâcheté, évidemment et tous ces sentiments s'entrechoquent en lui. Bien entendu le chemin est effroyablement long et pénible, et il croise la route d'une colonne d'esclaves attachés par le cou, les pieds entravés, les mains croisées sur la poitrine, qu'on fouette pour les presser de marcher plus vite. Cette scène atroce lui ouvre les yeux, c'est un choc pour lui qui n'a fait qu'entendre parler de l'esclavage et a vécu la majeure partie de sa vie dans son village bien calme et tranquille. La pauvreté est le quotidien qu'il partage avec ses ouailles, mais personne n'y souffre ainsi. Il est plus que jamais convaincu de l'absolue nécessité de réussir sa mission.

Lorsqu'il arrive à Luanda, au port, il rencontre le capitaine du trois-mâts LeVent Paraclet, Louis de Mayenne qui lui fait bonne impression, contrairement à son équipage qui regarde ce prêtre noir avec mépris et hostilité. Louis de Mayenne montrera son vrai visage au cours de la traversée, se révélant incapable de la moindre humanité, uniquement soucieux de gagner le maximum d'argent, quels que soient les moyens employés. Incapable de maîtriser ses hommes, il préfère les laisser se livrer à leurs appétits bestiaux pour se garantir de leur violence.

Pour la première fois, Nsaku se rend compte de ce qu'est le racisme, il sait qu'il n'est protégé que par son statut d'ambassadeur, même si les marins ont du mal à se figurer qu'un noir puisse avoir accès à une fonction aussi haute. Paralysé par l'étonnement et la timidité, il ne sait pas comment faire et va passer la majeure partie de son temps enfermé dans ses maigres quartiers. Mais voilà, le bateau n'est pas un navire tel qu'il se l'était figuré, c'est un navire marchand qui va d'abord aller au Brésil puis seulement en Europe. C'est un voyage qui va durer des mois et Nsaku est complètement écoeuré de s'apercevoir qu'on fait si peu de cas de sa mission et son écoeurement se meut en horreur quand il comprend la nature d'une partie du chargement : 300 esclaves gémissants, cruellement attachés et maintenus dans des conditions d'insalubrité qui dépassent ce à quoi il pouvait s'attendre. Dès lors, le voyage va être un très long cauchemar pour Nsaku qui va devoir assister aux viols, tortures, exécutions, humiliations quotidiennes des esclaves. Il les entend pleurer et se plaindre, assiste sans rien pouvoir faire aux scènes les pires, conscient de ce que rien ne le distingue de ces êtres qu'on déshumanise pour les réduire à des marchandises. Il faut prendre soin de les nourrir, pour qu'elles vaillent encore de l'argent, et chaque mort est une soustraction à la somme escomptée. Les conditions de vie sont atroces, pas d'hygiène même minimale, les fers, pas ou peu d'air frais. Les rendre fous est une action concertée qui aide à mater toute tentative de rébellion, à casser toute raison, à annihiler toute résistance. Nsaku assiste au chargement d'esclaves fraîchement capturées, voit le médecin qui introduit ses doigts en elles pour soi-disant s'assurer de la conformité de leurs organes génitaux, la nudité à laquelle on les contraint, alors que leur religion et leur éducation les poussent à la pudeur, les viols auxquels elles ne pourront se soustraire.

Par deux fois les esclaves tentent une action désespérée, chaque fois les punitions sont au-delà de l'imaginable.

Nsaku hésite sans cesse sur la conduite à tenir et se réfugie dans la prière et la solitude, pris dans un étau entre le racisme patent des blancs à son égard et sa culpabilité. Un seul marin, un mousse frêle et très jeune, Martin, qui pose un regard compatissant sur les noirs captifs et bienveillant sur Nsaku. Tous les deux deviennent amis, isolés des autres par un même cœur tendre et prompt à s'émouvoir de la détresse des autres.

« Il reprit la parole pour expliquer que je devais savoir que dès qu'il reprendrait la mer, le trois-mâts abandonnerait à la terre la parole divine et les lois des hommes. Dès que nous voguerions, nous serions tous à la merci des mystères de l'océan qui dicteraient leurs lois d'airain, imposeraient leurs colères, nous soumettraient à leurs caprices et nous soulageraient parfois par leurs miracles. Quand nous serions livrés à l'immensité désertique des eaux, l'impératif de la survie d'un maximum de marchandise humaine l'emporterait sur toute autre considération. Il prévoyait une traversée harassante menacée par l'hostilité des trois-quarts des passagers que l'on conduisait vers une existence atroce, de souffrance et de labeur, une mort lente, pénible et douloureuse. »

Ils vivront ensemble la tempête terrible, le quotidien insoutenable et l'attaque par des pirates, chargés de s'emparer de Nsuka, qui est devenu, sans même le soupçonner, un enjeu diplomatique immense... Les têtes sur les piques : un grand classique. Et la route est très longue.

« Moi, Dom Antonio Manuel, né Nsaku Ne Vunda, ambassadeur du Kongo au Vatican, sans chaînes aux pieds et aux poignets, j'étais devenu une marchandise comme celles qui s'entassaient maintenant sur le port, prêtes à être hissées sur Le Vent Paraclet à l'aide de treuils installés sur les quais. »

L'histoire de Nsuka est absolument authentique. Une aventure terrible pour Nsuka pris dans les contradictions de sa mission, de sa vocation, de son rang, de son origine. Son regard clair et doux, totalement empathique et plein d'effroi éclaire les scènes les plus atroces d'humanité et de fraternité. Nsaku est souvent tenté dans sa chair, par la violence, par la haine, par le désir aussi, il doute aussi de sa foi, de dieu, d'un dieu qui peut laisser faire ça, impassiblement, mais surtout de l'homme, cet être sublime qui peut s'abaisser à la plus basse vilénie. Face à l'esclavage, à cette déshumanisation de l'autre qui devient une simple marchandise, un objet dont on peut faire absolument tout ce qu'on veut impunément – car l'esclave est un bien meuble, précise le Code Noir - , bien peu sont capables de rester fraternels et secourables, et dieu n'y peut rien.

Sans jamais se départir de noblesse et de cœur et d'esprit, Nsuka va réussir à joindre le Vatican, tellement malade et affaibli qu'il y mourra non sans avoir accompli dignement sa mission. La rencontre avec le pape sera bien sûr une déception terrible, comment pouvait-il en être autrement.

Un roman à la fois poétique, palpitant, émouvant et tragique, et ce beau personnage qui se détache, infiniment humain et digne.


UN OCÉAN, DEUX MERS, TROIS CONTINENTS - Wilfried N'sondé – Éditions Actes Sud -  272 p.  janvier 2018

Illustration et photo :  Wikipédia

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