Chronique Livre :
UN ÉTÉ SANS DORMIR de Bram Dehouck

Publié par Psycho-Pat le 20/09/2018
Le pitch
C’est arrivé près de chez vous, un été étouffant, à Windhoek, petit village belge sans histoire…
Jusqu’au jour où la municipalité fait installer des éoliennes. Ce bruit de pales ! Flap, flap, flap. Le boucher en perd le sommeil. Plusieurs nuits d’insomnie et il pique du nez dans sa spécialité, une recette dont les clients raffolent. Dès lors, par un effet domino aussi logique qu’absurde, les catastrophes s’enchaînent, les instincts se libèrent, et les vengeances s’exercent…
Pour le pharmacien, les amants cachés, le jeune désœuvré ou la femme du facteur, rien ne sera plus pareil à Windhoek.
L'extrait
« Et Herman se tournait et se retournait dans son lit. Quand il avait l’impression que les draps lui écorchaient la peau, de rage, il les arrachait et se faufilait dans le salon pour regarder la télé. Son cerveau fatigué zappait d’un journal d’information à un autre. Au point du jour, après le bulletin météo d’un abruti de prévisionniste, il traînait sa carcasse jusqu’à la boucherie.
Chaque jour, la fatigue sapait un peu plus son entrain. Et chaque soir, il déployait mille nouvelles ruses pour ignorer ces satanées éoliennes. Au début de la troisième nuit, il s’était enfoncé des bouchons dans les oreilles. Mais le bruit des rotors avait continué à lui parvenir, amplifié par les battements de son coeur. Dans l’obscurité, il avait lancé avec fureur les boules Quiès, qui étaient venues s’écraser mollement contre le mur. Claire avait relevé la tête, avait demandé d’un ton sec ce qui lui prenait encore et s’était tournée pour se rendormir aussitôt.
C’était désormais la cinquième nuit après l’inauguration officielle. Il é”tait de nouveau occupé à contempler le plafond, perdu dans des considérations oiseuses sur les mille et une qualité de la viande ovine.
À côté de lui, Claire ronflait copieusement, insensible au bruit, aidée peut-être en cela par le vin blanc. Herman, qui avait toujours dormi comme un loir jusque-là, fit glisser une main sur la masse de son ventre et l’arrima à l’élastique de son pantalon de pyjama. Nous sommes trop gros. Nous sommes trop gros tous les deux. C’est pour ça que nous ronflons. Énième pensée vaine au cours de cette cinquième nuit blanche... » (p. 18-19)
L'avis de Quatre Sans Quatre
Telle cette histoire d’oeuf et de poule, il est parfois bien ardu de discerner quelle a été l’origine d’une série de drames, le battement d’aile de papillon qui entraîna le chaos qui suivit le déplacement d’air généré. Y a-t-il eu plusieurs causes aux tragiques incidents de Windhoek ? Plusieurs rouages se seraient-ils mis à fonctionner simultanément pour semer un désordre mortel dans cette petite bourgade du nord de la Belgique ?
Il serait facile d’incriminer le vent, après tout, c’est lui qui fait tourner les pales des éoliennes, ces engins de l’enfer, si l’on en croit Herman Bracke, le charcutier-traiteur local, qui ne parvient plus à fermer l’oeil depuis leur mise en service et la fête d’inauguration. Pourtant il n’y a que lui qui l’entend ce ronronnement permanent le rendant insomniaque, au point de ne plus être en capacité de réaliser correctement ses recettes. Ses saucisses connurent pourtant un succès retentissant lors du banquet, un peu moindre toutefois que son produit-phare : le “Pâté Bracke de Windhoecke”. Tout le monde lui assure que la dizaine de moulins à vent installée depuis peu allaient lui apporter fortune et célébrité, les touristes ne manqueront pas de venir admirer les gigantesques hélices avant de venir se régaler de ses spécialités. Le Pâté Bracke a tout ce qu’il faut pour conquérir les palais étrangers à la commune.
Herman n’a que le ronron en tête, il a beau tout essayer, rien n’y fait, le sommeil l’a fui. Et si ce n’était que cela, voilà que Wesley, son fils, la chair de sa chair, a annoncé lors du dîner qu’il était végétarien. Un coming out de trop qui achève le pauvre Herman. Il ne faut donc pas s’étonner que quelques jours plus tard, hagard, épuisé, il pique du nez dans une bassine de préparation pas encore cuite, de son plat vedette. Claire, son épouse, refuse avec véhémence qu’il jette toute cette bonne marchandise et lui intime de faire comme si de rien n’était. Ils vendront ce pâté corrompu demain à la boutique ! Qui pourrait bien se douter que le nez de Herman a trempé dedans quelques heures ?
Godverdomme ! Que diable ce tarin, ces miasmes, cette morve et ces germes sont-ils venus faire en cette appétissante terrine ? Le pâté cuit et vendu, l’inévitable se produit : la diarrhée profuse et les vomissements des clients. Windhoecke sort ses tripes et, par une suite d’enchaînements aussi cocasses que tragiques, tous les secrets du bourg se trouvent à l’air libre, déclenchant une suite de catastrophes comme personne n’en avait jamais vu ici.
L’écologie, les énergies renouvelables, tout cela c’est bien joli, mais quand on voit les conséquences potentielles, après avoir lu Un été sans dormir, on ne peut s’empêcher de frémir. Avant de vous indigner et de réclamer la fin du pétrole, charbon, et autres billevesées nucléaires qui vous semblent dangereux, n’hésitez pas à vous plonger dans ce roman, il pourrait refroidir vos ardeurs. Ce ne sont pas Jan Lietaer, le vétérinaire étrange, son épouse Catherine, peut-être un peu volage, Saskia Maes à l’enfance difficile (euphémisme), Walter de Gryse, le facteur amateur de vélo ou Bienvenue, l’immigré sénégalais, ni aucun autre personnage de cette fable cocasse et acide qui vous donneront envie de militer en faveur de l’électricité verte.
Certes, Herman Bracke est le premier touché par l’installation, mais les conséquences de son mal-être vont faire tomber de Charybde en Scylla, un à un, tous les protagonistes de cette formidable histoire. Ce roman aussi noir que son humour ravageur fait indéniablement penser au film C’est arrivé près de chez vous, à cet humour belge cruel et lucide présent également dans les Idées noires de Franquin, mais aussi à l'absurde d'un Ionesco un brin facétieux. Les enchaînements de détails, parfois infimes, menant aux diverses catastrophes, sont écrits en virtuose, à la perfection. On se doute de ce qu’il peut advenir, on le redoute, mais on est tout de même surpris à chaque nouveau rebondissement. Tout est banal dans ce scénario, par contre rien n’est ordinaire, ce sont nos vies quotidiennes qui y défilent, des gens que l’on connaît, que l’on croise, mais, par la magie de l’imagination et l’habileté de l’auteur, nous sommes transportés dans un autre monde dans lequel plus rien ne ronronne, plus rien ne tourne rond. Un infime dérèglement et l’univers change de forme, ce qui était anodin devient théâtre de drames successifs, la comédie humaine devient tragédie. Reste le sourire parce que ce roman est drôle, très drôle même, malgré les avanies, les morts, l
Un conte à dormir debout qui ne vous fera pas sommeiller, un roman noir grinçant, impossible à lâcher avant la dernière ligne !
Notice bio
Bram Dehouck, né en 1978, vit près de Courtrai en Belgique flamande. Publié en Allemagne et en Angleterre, il a reçu des prix importants tels le Schaduwprijs (meilleur premier roman noir néerlandophone) et le Gouden Strop (meilleur polar de langue néerlandaise). Un été sans dormir, son deuxième roman, est sa toute première traduction française.
La musique du livre
Elbow – One Day Like This
Lady Gaga - I Want Your Love
UN ÉTÉ SANS DORMIR – Bram Dehouck – Mirobole Éditions – 250 p. septembre 2018
Traduit du néerlandais (Belgique) par Emmanuèle Sandron
photo : Pixabay