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Chronique Livre :
UNE DÎNER CHEZ MIN de Qiu Xiaolong

Chronique Livre : UNE DÎNER CHEZ MIN de Qiu Xiaolong sur Quatre Sans Quatre

Quatre Sans Quatrième… de couv…

Le légendaire et dérangeant inspecteur Chen est sur la touche. Le Bureau de la réforme du système judiciaire, une voie de garage destinée à l’éloigner des enquêtes trop indiscrètes, pourrait le satisfaire en lui laissant le temps d’écrire un roman inspiré par le célèbre juge Ti.

Mais on ne se refait pas, et la tentation d’aller fourrer son nez dans une affaire qui bruisse dans Shanghai – celle mettant en cause une belle courtisane qui ouvre sa table privée aux éminences et aux Gros-Sous de la ville– est plus forte que la sagesse. Tout en s’abritant derrière sa très efficace secrétaire, la jolie Jin, l’inspecteur finit par découvrir que le commerce des antiquités chinoises peut s’avérer extrêmement rentable mais parfois dangereux.

Et qu’il vaut mieux ne pas se mettre à dos la Sécurité intérieure et les puissants princes rouges…


L’extrait

« Chen Cao, ancien inspecteur principal de la police de Shanghai et actuel directeur du Bureau de la réforme du système judiciaire, s’agita dans son sommeil.
Depuis qu’il était en « congé de convalescence », il faisait souvent des rêves étranges. Dans celui-ci, il se trouvait à la cour d’un splendide palais impérial aux colonnes ornées de gigantesques dragons sculptés. Au lieu d’être vêtues à l’ancienne, les personnes assemblées autour du trône étincelant portaient des habits modernes, principalement des costumes d’hommes d’affaires ou des vestes Mao. Ignorant l’identité du souverain, Chen se demandait s’il devait s’agenouiller comme les autres quand soudain, un dragon doré s’arracha violemment de son pilier vermillon, cracha du feu et s’envola au-dessus de la foule au milieu des cris et de la panique générale. La bête fit trembler le palais tout entier, puis transperça le toit et fila vers le ciel…
Trempé de sueur froide, Chen se réveilla en sursaut et comprit avec soulagement qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar, mais le sentiment de malaise provoqué par ces images persista.
Pourquoi s’inquiétait-il encore ?
« Tu n’espères pas te convertir », murmura-t-il en se rappelant vaguement un vers de T.S. Eliot. Il bâilla et regarda le soleil paresseux projeter à travers les rideaux à carreaux des ombres louches annonciatrices d’une nouvelle journée oisive.
Pour une fois, il n’était pas pressé de se lever. D’ailleurs il était censé se reposer. Après avoir été écarté de la police, il avait été nommé directeur du Bureau de la réforme du système judiciaire, un poste sans pouvoir réel, puis envoyé en « congé de convalescence ». Les autorités avaient communément recours à ce stratagème lorsqu’elles jugeaient un cadre du Parti inapte à exercer ses fonctions sans oser le destituer officiellement. Au bout d’un certain temps d’absence, le cadre pouvait disparaître de la circulation sans faire de vagues.
Comme le terme signifiait clairement que l’ancien inspecteur avait des ennuis politiques, la rumeur ne cessait d’enfler sur Internet et malgré le contrôle effréné du gouvernement, les commentaires poussaient chaque jour comme des mauvaises herbes.
D’après un blog, tout n’était pas perdu pour l’inspecteur. Le congé laissait entendre qu’il n’était peut-être « pas totalement fini et qu’il pourrait bien revenir sur le devant de la scène si l’opportunité se présentait ».
Chen n’était pas aussi naïf. Se tournant sur le côté, il attrapa son téléphone portable sur la table de nuit. Il tomba aussitôt sur un court article du Wenhui à propos d’une rencontre d’auteurs chinois et français qui avait eu lieu à l’Association des écrivains de Shanghai. Son nom figurait sur la liste des invités avec entre parenthèses la mention « en congé de convalescence ». Sous l’article, plusieurs internautes avaient recopié l’expression en y ajoutant toutes sortes d’émojis grimaçants et rageurs, dont un clown blanc en train de creuser une tombe comme dans une pièce de Shakespeare. » (p. 7-8)


L’avis de Quatre Sans Quatre

Cela devait arriver, voilà déjà longtemps que certains s’étonnaient même que l’inspecteur Chen Cao soit toujours en place. À force de mettre son nez où il ne faut pas et de résoudre des crimes que le pouvoir aurait, la plupart du temps, préféré voir aboutir aux affaires classées, Chen, s’est attiré de solides inimitiés et se trouve, suite à son enquête dans Chine, retiens ton souffle, « promu » au rang de Directeur du bureau de la réforme judiciaire. Il a également appris qu’il était souffrant et ne pouvait occuper son nouveau poste pour le moment, une très longue convalescence lui était nécessaire. L’oisiveté n’est pas le sport favori de Chen qui pense sérieusement profiter de ce temps libre pour écrire un polar dont le héros serait le très fameux juge Ti, personnage historique du VIIe siècle, déjà entré en littérature sous la plume du sinologue néerlandais Robert Van Gulik. Il est attiré par une de ses intrigues, Assassins et Poètes, dans lequel une courtisane poétesse est accusée d’avoir battu à mort sa servante.

Les élans littéraires du nouveau directeur ne vont pas résister longtemps devant une belle énigme, apportée sur un plateau de théière par le père de son ex-adjoint Yu, Vieux Chasseur, lui-même ancien policier, exerçant désormais ses talents de détective privé dans une grosse agence de la Shanghai. Un richissime client, un « Gros-Sous », Sima, a proposé à son patron une somme colossale pour découvrir un élément innocentant une courtisane, Min Lihua, accusée d’avoir assassiné sa servante Quing. Le mobile semble vite un peu mince pour Chen : l’aide-cuisinière avait démissionné de son poste pour entrer au service d’un des convives habituels de la maîtresse de maison.

Min, surnommée la Dame Républicaine, habite une maison traditionnelle, une shikumen, et bénéficie de puissantes protections. Elle organise des dîners hors de prix, au cours desquels sont servis des mets raffinés, dîners où ne sont conviés que quelques rares privilégiés, aussi riches qu’influents. Vieux Chasseur sollicite l’aide de Chen Cao qui connaît bien l’inspecteur Xiong, chargé de l’affaire et celui-ci, redevable envers le vieil homme et s’ennuyant ferme, ne résiste pas longtemps à l’attrait d’un nouveau mystère. Quing gisait dans la cuisine, la maison était fermée de l’intérieure et Min y formait seule et nue. Ivre, elle avait quitté précipitamment ses hôtes la veille, et Quing quittait toujours les lieux une fois la cuisine rangée. Meurtre à huis clos, il ne pouvait y avoir qu’une suspecte.

Un second assassinat va très vite survenir, un des habitués de chez Min est agressé en pleine rue, alors qu’il se rendait dans une échoppe servant de délicieuses boulettes de riz dans un quartier pauvre de la ville. Y a-t-il un lien avec les faits pour lesquels est poursuivie Min ? Chen connaissait le vieil homme et en fait désormais une affaire personnelle. Sans pouvoir afficher trop ostensiblement son intérêt pour le dossier, il charge sa toute nouvelle secrétaire, celle allouée au directeur qu’il n’est pas encore, de mener les investigations à sa place. La très jolie et futée Jin va se révèler particulièrement efficace et nous la retrouverons sans aucun doute dans les prochaines aventures de Chen. Jin comprend à demi-mots toutes les requêtes du « directeur » et prend des initiatives judicieuses qui aideront Chen, contraint de côtoyer une fois de plus corrompus, arrivistes politiques et affairistes. Rien ne change dans son univers, l’ex-inspecteur louvoie sans cesse entre les écueils dressés sur son chemin par de sournoises querelles intestines des « camarades » du parti, perd un temps infini pour éviter de heurter telle ou telle sensibilité, afin de ne pas finir aux oubliettes comme cela arrive si souvent en Chine aujourd’hui.

La pression monte vite sur Chen, perturbé de voir la Sécurité intérieure intervenir dans un dossier de fait divers et imposer à Min un shuanggui, tels que ceux pratiqués pour les cadres corrompus du parti.
« Littéralement, le terme « shuanggui » signifiait « détention dans un lieu défini pour une durée déterminée », soit rien de bien défini...
Le plus compliqué reste de pénétrer ce monde des dîners très privés qui n’est pas le sien, de s’imprégner des relations complexes entre politiques, promoteurs, financiers, rédacteur en chef de journaux et autres antiquaires. Les ressorts profonds, bien entendu, en-dehors du contexte politique chinois si particulier, demeurent les habituels désirs de pouvoir, la jalousie, l’amour, tout comme au temps du juge Ti, si bien qu’il n’est pas inutile de relire les poèmes de la dynastie des Tang afin d’y dénicher de précieux conseils...

Un nouveau personnage important, Jin, une nouvelle fonction pour Chen Cao, ce dernier polar de Qiu Xiaolong rompt avec le passé, sans en faire table rase, et augure de belles perspectives d’intrigues à venir. Le parallèle, entretenu tout au long, entre l’œuvre de Van Gulik et cette enquête de Chen est bien utile à ce dernier pour obtenir des renseignements sans avoir l’air d’y toucher. Et quel plaisir de suivre Chen dans les ruelles de Shanghai, d’en apprendre les coutumes, d’essayer de comprendre avec lui les manœuvres souterraines de forces antagonistes dans le parti qui peuvent à tout instant le détruire ou le porter aux nues. La gbonne idée est de lire également, avant ou après, peu importe, Une enquête du vénérable juge Ti, écrit par Chen Cao. (Liana Levi - novembre 2021)

Une enquête gastronomique à Shanghai, tout en subtilité, discrétion et finesse, plus encore qu’à l’accoutumée. Meurtre dans un dîner privé : un régal de polar !


Notice bio

Qiu Xiaolong naît à Shanghai en 1953. Durant la Révolution culturelle, son père est la cible des Gardes Rouges et lui-même est privé d'école. Il apprend seul l'anglais et se passionne pour la littérature anglo-américaine, en particulier l'œuvre de T. S. Elliot. Il poursuit ses recherches à Saint-Louis, aux États-Unis, et décide de s'y installer définitivement. Après les événements de Tian'anmen. Il est l'auteur de nouvelles, du cycle de la Poussière Rouge et de plus d'une dizaine de romans policiers. Ses livres se sont déjà vendus à plus d’un million d'exemplaires à travers le monde. Cyber China, (Liana Levi - 2012) s'intéressait à la censure des réseaux sociaux en Chine, le suivant Il était une fois l'inspecteur Chen décrivait la jeunesse de l'inspecteur et la période de la Révolution culturelle, et Chine, retiens ton souffle parlait bien évidemment d’écologie et de pollution de l’air. Dernier ouvrage en date, paru en novembre 2020 et intimement lié à Un dîner chez Min, Une enquête du vénérable juge Ti, écrit par Chen Cao après cette dernière enquête chez Min.


UNE DÎNER CHEZ MIN - Qiu Xiaolong - Éditions Liana Levi - 248 p février 2021
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon

photo : oreundici pour Pixabay

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